Les Tours d’illusion

Les Tours d’illusion

(Roman panoptique)

 

 

1er juillet 2020 / 15 mars

EWA

Quand elle apparut dans la lumière livide de la cité industrielle aux cours enneigées, le vieux Jobin comprit qu’un ange lui était envoyé du ciel.

Le ciel en question, barré par les hautes cheminées des usines crachant leur saleté, semblait aussi bas que le plafond de la salle commune où il avait installé son Mac, à l’écart des autres pensionnaires, mais le vieux Jobin voyait ce que les autres ne voyaient pas, et l’apparition d’Ewa le toucha réellement.

Réelle, se dit-il : cette femme est réelle, songea Job le Troll.

Et cette autre chose le frappa : qu’Ewa avait l’air de fuir dans la neige pourrie alors qu’elle venait droit sur lui. Ce qui ne lui était jamais arrivé de toute sa vie fracassée se concrétisait sous ses yeux et comme en 3D : cette femme en fuite cherchait à entrer dans sa vie.

En outre, l’apparition d’Ewa troubla le vieil ingambe par l’environnante beauté de ce que tous auraient trouvé sinistre, voire déprimant, tant le décor qui la cernait semblait banal et triste, aussi banal et triste que l’était la salle commune de l’Hospice ; mais le bleu pâle et le jaune pisseux de la scène irradiaient étrangement et l’ange le regardait, lui et personne d’autre, se disait-il et ne cesserait-il de se répéter par la suite, même quand le mal le prendrait à la gorge.

Pour le moment, cependant, Ewa lui avait tourné le dos . Après être sortie de nulle part, infime silhouette emmitouflée dans ses lainages et comme perdue dans le champ de la caméra cadrant les terrains vagues enneigés et trois barres d’immeubles, la jeune femme avait bel et bien paru monter en sa direction, l’air concentré sur un sentiment où il avait cru percevoir de l’accablement ; l’ovale de son visage, encadré de longs cheveux blonds, avait bientôt rempli l’écran – et de ce moment datait précisément le choc de l’apparition-,  mais le plan suivant la montrait s’éloignant le long d’une ligne de chemin de fer dominée par la masse embrumée de trois hauts-fourneaux, et là-bas elle bifurquait en direction de la station de bus flanquée d’un pylône désaffecté en voie prochaine d’effondrement, et c’est sur cette image que le mot UKRAINE s’inscrivait en surimpression.

Le vieux Jobin ne s’en étonna pas vraiment, même si les premières images lui avaient plutôt évoqué les sites industriels de Silésie, mais il avait identifié ces régions sinistrées de l’ancienne Europe de l’Est et ce qu’il voyait maintenant, dans une petite salle de l’hôpital décati où, vêtue d’une blouse blanche à liséré bleu et coiffée d’une espèce de toque, Ewa s’activait, avec deux soignantes plus âgées qu’elle, autour d’un nouveau-né sous perfusion sanglé dans une combinaison pelucheuse ornée de pandas, confirmait cette impression d’arriération et de laisser-aller qu’il avait observé maintes fois par le truchement des webcams des ressortissants de ces pays auxquelles il avait accès par divers sites qu’il avait fréquenté durant sa dernière période de voyeurisme compulsif extrême, avant son admission à L’Espérance où les événements récents l’immobilisaient plus encore que durant toute sa vie de grabataire, coincé entre sa chaise roulante et la carrée minuscule dans laquelle on l’avait relégué, dont l’unique fenêtre donnait sur la farouche forêt en roide pente.

Revenant à son écran, le vieux Jobin avait retrouvé Ewa dans la séquence suivante. À la caisse de la maternité où elle était allée retirer son salaire avec une quinzaine de ses collègues attendant leur tour dans l’escalier, Ewa avait appris qu’on ne pouvait lui verser que les deux tiers de son dû, et c’est pourquoi elle avait l’air abattu quand elle réapparut au vestiaire   de l’hôpital, mais ensuite comme une rage semblait l’avoir fait se ressaisir, et la babouchka qui avait gardé son propre enfant de neuf ou dix mois, lui ramenant son landau devant la barre où elle habitait avec sa mère et son frère, ne parut pas relever chez elle aucun signe de découragement.

Le vieux Jobin, qui affectait parfois un certain cynisme, au point d’être taxé de comportement inapproprié par la cellule d’observation psychologique des Services, au début de son séjour forcé à L’Espérance, constatait  avec d’autant plus de lucidité quasi amicale qu’Ewa, ce matin-là, en avait sa claque, et les séquences suivantes de ce drôle de film  qu’il regardait en streamingplus de dix ans après sa réalisation allaient confirmer son impression et lui donner raison dans les grandes largeurs, à savoir que cette femme tirait sa force de sa fragilité même  et que c’était cela qui lui avait fait penser qu’il y avait de l’ange en elle et qu’elle lui était envoyée spécialement en cette période de déroute.

2 juillet/15 mars 2020

BABY DOLL

Ewa riait bonnement, à présent, dans le salon rose à fanfreluches où elle avait retrouvé son amie Tatjana, presque nue devant sa webcam, encore luisante d’huile parfumée

C’était le lendemain de son dernier jour à la maternité où – le vieux Jobin l’avait compris sans sous-titre – jamais elle ne remettrait les pieds; il fallait être aveugle pour ne pas voir que c’était décidé.

Sa mère avait-elle protesté ? Peut-être même pas : sa mère, à ce qu’il semblait, en avait vu d’autres. Certes sa mère lui avait balancé de dures paroles, la veille au soir, quand Ewa avait mis des heures à endormir Aliocha, mais peut-être sa mère s’adressait-elle à elle même, aussi, ces lancinants reproches, ou peut-être au Parti, peut-être aux Républiques socialistes déchues, peut-être à ce lâcheur éternel qu’on appelait le Seigneur Tout-Puissant ?

Ce qui était sûr, c’est qu’Ewa avait éclaté de rire quand, le lendemain, elle avait retrouvé sa vieille amie Tatjana dans l’ancien appartement communautaire du centre de la capitale réaménagé en studios érotiques, à peu près nue dans ses mules roses, à genoux devant sa caméra, ondulant de la croupe en soupirant de jouissance simulée tandis qu’une voix aigre éructait dans le haut-parleur de l’appareil : « Näher ! Näher, Pussy ! », et que Tatjana se rapprochait en effet de son client virtuel du moment non sans adresser un clin d’œil à la visiteuse qui l’avait surprise en pleine activité ; et Job le troll avait pris ce clin d’œil pour lui…

Or Tatjana n’en avait pas voulu à son amie de sa moquerie apparente, sachant qu’Ewa la connaissait trop bien pour la juger, mais les jours suivants, quand elle lui suggéra de l’initier à son business,selon son expression, le rire réitéré de la débutante à laquelle elle avait prêté son baby dollde fonction, nue à son tour devant la tenture de fausse soie rose censée évoquer quelque alcôve de rêve, et visiblement incapable de répéter en anglais ou en allemand les mots de Schwanzou de Pussysans pouffer, la vexa tout de même un peu avant de l’amener à conclure, plus amicalement, que son amie n’était décidément pas prête, ou peut-être pas faire, pour ce job d’ailleurs peu rémunérateur.

Quant au vieux Jobin, qui avait baissé le son de son Mac au minimum afin de ne pas attirer l’attention des pensionnaires de l’Hospice somnolant plus ou moins à l‘entour, il avait ri silencieusement, lui aussi, en assistant à cette suite de séquences qui lui rappelaient tant de ses errements de voyeur solitaire, et le lendemain ou le surlendemain suivants, de retour à sa morne banlieue, Ewa faisait ses valises et, après avoir tendrement embrassé sa mère et son vaurien de frère, leur laissant l’enfant le temps de changer de vie, s’embarquait à destination du monde que ses amis émigrés en Autriche lui avaient dit meilleur.

PANOPTICON : Dès ce moment, nota le Romancier dans son Journal sans date, l’évidence apparut qu’on devrait renoncer à toute date dans la suite des constats relatifs à la pandémie. Le premier de ces constats portait sur la difficulté respiratoire frappant d’abord les plus faibles. Est-ce dire que le monde était devenu irrespirable, sauf aux plus forts ? Oui et non. Le deuxième constat significatif était qu’on hésitait entre toute affirmation et son contraire. Nul n’était sûr de rien, sauf ceux qui se targuaient du contraire – sans en être sûrs. Le troisième constat fut que certains des plus intelligents se montrèrent immédiatement les plus stupides, tant ils se prétendaient intelligents – donc égaux aux plus stupides. Les plus forts, les plus puissants, les plus ostensiblement possédants semèrent quelque temps le doute, de même que les plus portés à se croire croyants et les plus portés à se croire savants. Quelques jours plus tard, la croissance bientôt exponentielle des chiffres de la Statistique, réelle ou trafiquée, alla de pair avec celle des compétences expertes en tout genre, à commencer par l’hygiène théorique et le conseil moral. En peu de temps foisonnèrent les experts en pathologie virale et les moniteurs affirmés du vivre-ensemble, et tout aussitôt proliférèrent les analystes immédiatement subdivisés en adversaires du pour et en contempteurs du contre, tous accrochés au déjà-vu. Les uns évoquaient la peste noire et les dangers de l’étatisme, les autres la grippe hispanique et les dangers du libéralisme, tandis que les soignantes et les soignants soignaient, fort applaudis des balcons. Les constats de part et d’autre restaient cependant confus et le doute persistait, qu’exacerbait la foi des prêcheurs et des chefs d’entreprises ne doutant de rien – c’était bien avant la fermeture des premières boîtes de nuit et l’interdiction graduelle des chantiers, le confinement local et bientôt mondial. La panique ne s’était pas encore emparée des résidents et du personnel des établissements médico-sociaux du genre de L’Espérance, mais le mal couvait et progressait imperceptiblement dans les organismes les plus vulnérables, ainsi que le vieux Jobin le constatait à l’instant même en comptabilisant les premières victimes de  son entourage…

 

3 juillet/15 mars 2020.

AVATARS

Le vieux Jobin assistait, depuis quelque temps, à quelque chose en lui qui relevait de la métamorphose.

À vrai dire, il n’avait cessé de se transformer, et sous de multiples pseudos et aspects, depuis qu’il avait passé de l’observation directe, en son studio du septième étage du bloc B de la Cité des Hespérides, une vingtaine d’années plus tôt [1], au stade de voyeur accro au show mondialisé, et moins que jamais palpable, du Réseau des réseaux, glissant d’image en image comme sur un grisant et sinueux toboggan se mordant la queue.

Une nouvelle sorte de tristesse s’était alors emparée de lui, liée au tournant de la quarantaine et au caractère mornement répétitif du processus psychique obsessionnel, puis un relent de lucidité vive et un sursaut de son atavique sens de l’humour l’avaient fait réagir en l’incitant à jouer de ruse avec le serpent  numérique, d’abord en multipliant les fausses pistes, pendant quelques années où il eut recours à tous les tours et détours de la séduction virtuelle, sous d’innombrables noms d’emprunt et profils plus avenants les uns que les autres, puis en semant le trouble, et parfois la panique, sous le pseudo revendiqué de Job le Troll, maître du sarcasme gore rattrapé, un certain jour de janvier, par ce qu’il fallait bien  appeler la réalité, où toutes et tous étaient devenus CHARLIE, sauf lui et quelques impies de son espèce.

Or la perception de sa réalité à lui – solipsisme retors de paraplégique bodybuildé passé du ressentiment mortel voué au Grand Salopard qui avait permis ça (à savoir le plus banal accident de la route qui avait fait de lui cet absurde infirme sans âge), à une compréhension plus pénétrante de la supérieure logique du méchant Dieu en question  -, et l’intelligence plus claire de son état, n’avaient cessé de le faire évoluer vers plus de lancinante  douleur et, paradoxalement, vers plus d’attente de quelque chose, il ne savait trop quoi, qui lui adviendrait tôt ou tard comme une espèce de rédemption.

Peu de temps auparavant, le tournant marquant ce qui serait la dernière étape de la vie de Martial Jobin fut matérialisé, si l’on peut dire, par la perception de l’odeur de l’hospice lui révélant soudain la terrible présence des autres. Alors seulement, à l’approche de sa soixantaine un peu fantomatique, il conçut réellement ce qu’est réellement l’odeur de l’humiliation humaine en faisant rouler sa chaise dans la salle commune de L’Espérance, et cette odeur qui n’était ni d’un hôpital ordinaire ni d’une morgue, ni d’une chapelle désaffectée ni d’un réfectoire de caserne à l’heure de la soupe, mais un peu de tout cela en plus  terne et plus tiède, en plus aigre et en plus moite, le pénétra physiquement et psychiquement à la fois comme un gaz stuporeux mais sans l’âcreté organique des vesses de vieillards, en somme horriblement confortable et rassurante, mortellement maternelle et gage de quelle sourde sécurité mais combien trompeuse aussi, vaguement effrayante, en tout cas pour un type comme lui qui avait toujours récusé, sans doute par réflexe de défense, l’idée même qu’on pût le dorloter ; et voici que de derrière l’odeur, si l’expression a le moindre sens, ou même de l’intérieur intime de l’odeur surgissaient des visages, et dans les visages des regards, des yeux ouverts à son arrivée sous autant de paupières et de rides, et quelque part une pendule sonnait dix ou onze coups, il ne savait plus, il se sentait perdu comme en son enfance très lointaine dans les profondeurs d’une maison d’un autre siècle aux verrières orangées donnant sur un jardin à jets d’eau claire où cela sentait, à la même heure à peu près, la bonne cuisine de la mère de sa mère – et l’affreuse odeur de l’hospice lui rappelait bien étrangement ce bonheur et les gens qu’il y avait là lui apparaissaient comme de vraies gens, etc.

De tout cela, le vieux Jobin tira une espèce de joie inédite, en rupture complète avec l’accablement qu’il éprouvait le matin même à l’instant de suivre les deux fonctionnaires des Services, cornaqué jusqu’en ces hauteurs boisées dans l’affreux fourgon des Services pour ce qu’il qualifiait de putain de relégation; et, chose plus surprenante pour  celles et ceux qu’il accusait aigrement de lui imposer leurs soins, ce fut en cette même fin de matinée que Martial Jobin, infirme anarchisant et maniaque connu pour son caractère de sanglier et son sempiternel ricanement, cessa d’accabler tout un chacun de ses pénibles sarcasmes – ainsi en avait en effet décidé le Romancier dans ses notes sur le personnage…

 

4 juillet/16 mars 2020

JOURNAL SANS DATE, I

Dès le début de la crise, l’inanité intrinsèque de toute idéologie m’apparut comme l’élément nucléaire qui faussait toute interprétation des causes et des conséquences du phénomène global de la pandémie, incitant à renvoyer dos à dos les analystes libéraux stigmatisant les progressistes et ceux-ci chargeant ceux-là de tous les maux.

La date inaugurale de la pandémie resta elle aussi incertaine, notoirement antérieure au Nouvel An lunaire honorant cette année le Rat de Métal, donc avant le début de l’an 4718 de la tradition que marquait le 25 janvier 2020, et la géolocalisation du foyer initial de l’infection au marché de fruits de mer de Wuhan, autant que son lien direct avec le commerce de chauve-souris – non consommées dans cette région -, ou avec les séquences du génome de virus trouvés sur les pangolins, ressortissaient à autant de supputations connexes ou contradictoires recyclées par les rumeurs ultérieures avérées ou contredites par les experts et contre- experts de tous bords au bénéfice ou au dam de tout soupçon de complot.

Ce qui me sembla sûr et certain fut que, dès ces prémices de la pandémie, un écart abyssal, et croissant à chaque heure, se creusa entre la vérité des faits et leur interprétation dont les termes allaient constituer le plus formidable révélateur de l’état du monde que divers Présidents, à commencer par le Mufle mondial des Etats-Unis d’Amérique, qualifièrent bientôt d’état de guerre.

À la présomption d’une Nature jugée naturellement inégalitaire s’opposa, dès le début de la pandémie, le constat d’une similitude trans-nationale, trans-confessionnelle et même trans-raciale des symptômes et des souffrances, qui faisait se ressembler tous les patients de tous les services d’urgence dans une commune angoisse, une commune plainte et un commun désir de survivre ou de ne pas survivre, de même que les soignantes et soignants de tous grades, se trouvaient unis comme un seul par le seul souci de bien faire.

D’un jour à l’autre aussi, dans le monde divers et divisé depuis l’épisode mythique de la tour de Babel, s’imposèrent quelques gestes et mesures de défense aussitôt décriés par la jactance des caquets abstraits, mais scellant une autre façon d’égalité tendre. En langage commun, celles et ceux qui savaient ce que c’est que d’en baver, patients ou soignants et autres saints hospitaliers, prièrent tout un chacun de se laver les mains et de se tenir coi.

Ce lundi matin le ciel est tout limpide et tout frais, on se sent en pleine forme et prêt à faire de bonnes et belles choses, mais on ne fera rien, sauf aux urgences et dans les centres de décision, les magasins de tabac et les offices postaux, certains chantiers et certains sentiers.

Hier soir un subtil Utopiste y a été de la énième analyse du jour, comme quoi tout le monde avait tout faux sauf lui, et qu’il l’a toujours dit: qu’il fallait en revenir à la cueillette et que l’avenir proche était dans le lointain passé.

Mais ce matin appartient aux blouses blanches ou bleues et le Grand Guignol du Président américain commence à bien faire tant les malades en chient dans les couloirs.

Quant aux métaphores analogiques, elles disent ce qu’il faut dire du jamais-vu qui se répète : que le Virus est un nouveau Pearl Harbour vu que personne ne s’y attendait sauf ceux qui avaient tout prévu au futur antérieur, que le Virus est le copy cat d’un Nine Eleven à la chinoise, que le Virus est pire que le gaz d’Auschwitz vu qu’il n’a pas d’odeur ou plus exactement: qu’il supprime toute perception de toute odeur y compris chez les Chinoises et les Chinois.

Ce matin cependant les gestes précis de la prévention et de la réparation éclipsent les grimaces et les vociférations des importants – ce matin appartient aux Matinaux.

 

5 juillet/16 mars 2020

DOUBLE VUE

Le vieux Jobin fut assez mal jugé, dès son arrivée, par les pensionnaires de L’Espérance, autant que par les soignantes et soignants habitués à parler bas et peu enclins, malgré leur invocation quotidienne de l’écoute, à tolérer un patient si atypique à tous égards.

Mais qui croyait-il donc être, ce Monsieur Jobin à mobilité réduite et bagou manifestement si compulsif, qui semblait vouloir imposer à toutes et tous ses quatre vérités et faisait grise mine au menu dans gluten du repas en commun, s’inquiétait de la piète connexion Wi-Fi et refusait de participer aux entretiens conviviaux et autres groupes de parole – mais pour qui ça se prenait ?

Cependant comment, à l’inverse et en crescendo en cette période de soudaine inquiétude partagée au niveau du groupe, comment ne pas apprécier l’attention soudaine et croissante qu’il avait manifestée à chacune et chacun des pensionnaires, puis à chacun et chacun des soignant€s qu’il semblait  découvrir depuis le début de sa toux sèche, comme autant d’habitants d’une île lointaine aux particularités relevant d’un double intérêt, anthropologique et quelque part affectif ?

Par ailleurs, Job le Troll cédant le pas au vieux Jobin, visiblement transformé par l’apparition de la douce Ewa dans ses fantasmagories intimes, l’activité du vieux geek  ne cessa de se manifester sur ses multiples plateformes, mais sur un nouveau ton et avec de nouveaux instruments, telle la paire de jumelles Ranger Extreme à trépied gyroscopique que le Romancier avait imaginé lui offrir par le truchement de Joaquim Cardoso, qui lui permettrait de scruter les hauteurs des montagnes s’élevant sur l’ubac du Haut-Lac, en face du promontoire de L’Espérance, assurant ainsi sa vision augmentéed’un point de vue pour ainsi dire hyperréaliste, nuancée de romantisme à la Courbet les jours de mauvais temps. À croire, en termes de philo de café ou de plateau télé, que le vieux Jobin accédait enfin à son unité-dans-la-multiplicité.

PANOPTICON.– Les tribulations de Martial Jobin, dit l’Observateur dans le roman virtuel paru vingt ans plus tôt, et plus récemment adulé par les uns et conspué par d’autres sous le pseudo de Job le Troll, et le sentiment de désespérance diffuse qu’il éprouvait encore à la veille de l’apparition d’Ewa l’Ukrainienne sur l’écran de son laptop, s’inscrivaient dans une courbe existentielle à forte représentation statistique dans les pays les mieux nantis de l’époque, où le désarroi et ce qu’on n’en finissait pas d’appeler, plus ou moins abusivement, le mal du siècle, atteignaient souvent les sujets les moins fragilisé par les conditions objectives de leur vie matérielle. La situation particulière du vieux Job – enfin vieux, façon de parler des kids estimant qu’on était bon à jeter passée la quarantaine – le distinguait pourtant de cette espèce de spleencollectif  caractérisant les deux premières décennies du XXIe siècle, dont le leitmotiv revenait à l’exclamation que CELA NE PEUT PLUS DURER ! modulée en version positive par la question récurrente du QUE FAIRE ? qu’un roman russe de la fin du XIXE avait posée en suscitant l’engouement de milliers de jeunes gens de l’époque. Or, en sa jeunesse à lui, dévastée par l’accident qui avait couté la vie à ses père et mère en le privant du même coup de l’usage de ses membres inférieurs, attributs virils non compris, la rage compensatrice, érigée en révolte quasi métaphysique, lui avait tenu lieu d’énergie survivaliste rétive à toute pitiéconvenue du genre handicapés-on-vous-comprend-on –vous-aime, et poussé à diverses spécialisations autodidactes à caractère technique ou ludique, notamment dans la taille des lentilles oculaires et la sous-traitance sauvage des appareils d’optique, mais aussi la collection des culottes de boxe et de vinyls du rock’n’blues originel. De ces composantes avait procédé, se rappelait le Romancier, son premier statut d’observateur-archiviste des faits et gestes des habitants de la Cité des Hespérides, alors que sa démultiplication identitaire ultérieure sur les réseaux sociaux, aboutissant à une nouvelle réfraction de type panoptique, avait marqué les observations plus récentes du vieux Jobin, et cela bien avant l’épisode-pilote de la série romanesque en quatre saisons dont le Romancier avait jeté les bases du projet le jour même de l’asermentation du Président américain semblant lui-même issu d’une sitcom glamour à tonalité rose orangée que pimentaient sa grossière démagogie verbale et ses gesticulations de télévangéliste ploutocrate.  Quant aux personnages d’Ewa l’Ukrainienne et de Joaquim Cardoso, qui joueraient dans la romance un rôle non négligeable, ils étaient apparue au Romancier comme premiers révélateurs de l’affectivité trop souvent brimée du Caliban ingambe que figurait en somme le ci-devant Job le Troll…

 

6 juillet/16 mars 2020

LE CLOUD

Après ses trois passages récents sur le billard, Le Romancier restait sous surveillance médicale, mais il n’en avait cure. Le monde s’était mondialisé depuis qu’un siècle en avait remplacé un autre, et le joyeux effroi de son éveil s’était accentué, mais il tenait bon, and so did Lady Light.

Dès l’aube encore noire de l’hiver, et même si son get upà lui devenait moins preste, tout grinçant et courbatu quand il jetait son premier regard aux masses d’ombre crénelées de neige surplombant les rives piquetées de têtes d’aiguille d’or de la rive d’en face, de l’autre côté du Haut Lac, la simple présence de tout ça, et l’évidence splendide de l’immensité des choses, lui rendaient son souffle d’illusion vitale.

Il y avait là-dedans de la poésie biblique, à quoi le Romancier revenait toujours avec un mélange d’enfantine candeur et de sarcasme adolescent.

Tu es Adam le Terreux, l’Eternel te souffle dans le nez et l’idée folle à ton vieil âge d’écrire un livre tout neuf se forme dans ton multiple moi corporel et ses esprits ramassés pour bondir, et tout ça se retrouvera stocké dans ton NUAGE perso (that marvellous cloud) avec un supplément d’âme, selon l’expression de tes amis virtuels du Réseau – or voici que je me sens tout inspiré avant que d’expirer, et là encore la parodie du langage d’époque s’impose et c’est donc que du bonheur.

Dans la vaste vasque semi-naturelle du bain japonais jouxtant la Datcha, le Romancier prolongeait volontiers sa rêverie matinale, pianotant les esquisses de sa romance panoptique sur son smartphone au bel étui de cuir Bugatti ; et tout se retrouvait aussitôt sur le CLOUD, et tout en procéderait ensuite en multiples arborescences narratives, de même que de la poussière était né le Livre, qui y retournerait.

Le souffle lui manquait ces derniers temps, quand le Romancier remontait à la Datcha le long de la tranchée traçant un grand Z dans la roide pente enneigée, mais il lui fallait désormais tenir le coup sur quatre saisons puisque telle forme lui était apparue pour ce qui serait probablement son dernier ouvrage d’haleine, jouant sur la loi non écrite des séries, précisément en quatre éléments de cycle et autant d’épisode que chaque saison compte de jours dont le premier serait marqué par l’apparition d’une Ève de téléfilm à vocation angélique – il avait vu cette première scène depuis des mois, voire des années.

Non sans ironie frottée d’humour plus ou moins noir, le Romancier pratiquerait une façon de judo à valeur incidemment homéopathique en revenant, de manière panoptique, à cette nouvelle réalité déjà traitée dans son roman virtuel mais qu’il investirait plus librement et sans brider ses délires variés. Le challenge ne l’impressionnait guère, ni la coïncidence des algorithmes. Se savoir observé des hauteurs prétentieusement dites transhumaines des Big Data ne l’inquiétait guère plus, convaincu qu’il était, en sa poétique personnelle, que le CLOUD formerait comme un entonnoir céleste dans lequel tout serait bon à jeter  et trier en vue de cette série romanesque qu’il venait d’entreprendre ce 1erjour du mois de juillet 2020, sous un ciel aux mouvantes nuances de gris perlé.

L ‘observation panoptique, qu’il avait commencé d’exercer vingt ans plus tôt quand il avait imaginé le personnage de Martial Jobin – voyeur vrillé sur une chaise roulante qui se targuait de tout surveiller sans se déplacer lui-même ni s’impliquer en rien -, constituerait assez naturellement l’une des bases initiales de sa narration, l’expérience solitaire du maniaque lui semblant représentative de ce qu’on pouvait dire la vie par procuration des consommateurs mondiaux greffés sur leurs petits écrans où défilaient, en flux tendu,  les images de leurs envies et de leurs fantasmes incessamment recyclés par la noria multinationale du Profit.

Les nouvelles du monde de la chaîne intégrée World Info, diffusées en sourdine continue par les haut-parleurs disposés en enceinte dans le jardin d’hiver vitré lui servant d’atelier, autant que les divers écrans de ses divers computeurs, la consultation des revues à la salle d’attente du pavillon d’oncologie où il se rendait une fois par semaine pour son traitement à l’accélérateur linéaire, et maintes autres connexions avec le multivers extérieur, sans oublier les rêves en 3D qu’il consignait le matin ou après ses siestes dans un des innombrables carnets qu’il tenait depuis sa seconde naissance, constituaient aussi bien les sources de son job en cours.

Cependant les mots seuls peinaient à dire tout ce qui s’offrait à l’instant à sa vue du promontoire où se dressait la Datcha, surplombant le val préalpin comme suspendu lui-même au-dessus du Haut-Lac. Tout un grand récit temporel se poursuivait là, sous les yeux du Romancier et de Lady Light, laquelle avait commencé, quelques années auparavant, à en représenter l’unique motif sur de grandes toiles travaillées en lenteur et par fines couches de glacis, le Panopticon pictural démultipliant ainsi ses plans et détails reproduits à n’en plus finir, de saison en saison, ne cessant d’affermir la sourde conviction du Romancier que ce que nous voyons nous regarde.

L’époque étant, dans les grandes largeurs, à l’inattentive distraction comme exacerbée par la frénésie à produire de l’image aussitôt dispersée, le Romancier consacrait de plus en plus de temps, dans le silence des lieux et d’une plus-que-présence échappant aux leurres du CLOUD, à la contemplation de ce qu’il voyait simplement, de ces hauteurs, à l’écoute mentale de ce que tout ça racontait autrement en chaque nouvelle saison avec plus d’acuité d’une fois à l’autre, lui semblait-il, et cette coloration tour à tour claire et nette, surtout après la pluie ou les nuits les plus froides, ou nimbée de brumes opalescentes, ou moirée de verts profonds et de reflets roses ou violets dont Lady Light, dans ses meilleurs moments, parvenait à capter les nuances changeantes , la douceur d’élégie ou les dehors rébarbatifs.

Tous deux ignoraient l’âge des montagnes et ne savaient trop, le matin, s’il fallait les saluer poliment ou leur reprocher, impoliment d’avoir l’air de n’y être pour personne…

 

7 juillet / 17 mars 2020

AU JOUR LE JOUR

Chaque matin, dans la soupente parisienne de Vivien où il gardait les chats de celui-ci, Pascal Ferret lisait les journaux du jour ou ceux que son ami accoutumait d’empiler n’importe où, et le soir était réservé aux séries – les journaux de n’importe quand et les séries de partout.

Il s’en était fallu d’un cheveu, au début de l’année, que Vivien ne se fît coincer à Bluff par la clôture des frontières, et que lui-même fût obligé de se taper à la fois les chats et les médias français pour cause de confinement, mais il avait senti venir celui-ci bien avant l’affolement de ceux-là et en avait averti Vivien qui s’était rapatrié de justesse au début mars; et quelque temps ils avaient cohabité comme deux frères dans le loft de Montparnasse où Vivien poursuivait en télétravail son job de webmaster.

Les chats étaient apparus, dans la vie de Vivien , après sa première longue éclipse de la fin des années 90 du siècle précédent, donc après qu’il eut renoncé à la peinture et, de dépit orgueilleux sans doute exacerbé par le clash de sa énième passade amoureuse, sa décision teigneuse de ne plus frayer avec aucun de ses amis de l’époque, à commencer par Pascal et Clément Ledoux.

Or, après une absence d’environ deux lustres, une décennie durant laquelle on n’avait plus vu trace de lui nulle part ou presque – Pascal l’avait tout de même localisé dans le staff d’une start upnéo-zélandaise et lui avait adressé plusieurs messages -, un Vivien tout neuf avait ressurgi du néant portuaire de Bluff en fringant quadra aussi pétillant qu’à leur première rencontre et passé de la consommation sexuelle quasi pathologique à l’amicale compagnie des chats de toute espèce, du grand luxe abyssin au voyous de gouttière ; et depuis lors il allait et venait entre les Antipodes et la bien-nommée rue de la Gaîté où Pascal l’avait retrouvé au lendemain de attentats du Bataclan tandis que Cléo, installée à l’isba d’été des hauts de Vermont, se mettait à la permaculture.

Avant le  tournant des injonctions sanitaires et du bouclage des frontières, les compères avaient donc repris, quelques années durant, leur compagnonnage aux interminables conversations et récits rétrospectifs, Pascal faisant deux fois le voyage de Bluff avec et sans Cléo, Vivien les rejoignant en été à l’isba puis établissant sa résidence seconde à deux pas de son ancien atelier de l’avenue du Maine, et ainsi le temps avait passé et resserré entre eux des liens d’une affection telle qu’en vivent les adolescents chevaleresques ou les jeunes filles très pures – Cléo les appelait mes petits amoureux et l’on en remerciait la bonne vie.

L’expérience marine de Vivien, ses pêches folles avec les forcenés d’Océanie, autant que ses balades solitaires le forçant à prendre du recul sur ce qu’il continuait de se reprocher comme un échec, puis le retour de l’artiste déçu à ses anciennes compétences d’ingénieur polymathe et ses entreprises diverses et bientôt gratifiante, dans les domaines connexes de l’information et de la fantaisie numérique – tout cela avait participé à la reconstruction d’une personne aussi fréquentable que l’ancien Vivien, plus solide en sa modestie acquise et plus serein, au jugé de Pascal.

Une pudeur de mecs n’avait cessé  de retenir les deux amis au seuil de confidences trop intimes, où la différence d’âge jouait aussi comme entre un père et un fils ou deux militaires de grades différents, mais leur complicité n’en était que plus claire et vive, scellée par de communes vues sur l’époque et les sociétés, l’imbécillité des meutes et l’inappréciable sens commun des peuples et peuplades – toutes choses qui nourrissaient leurs conservations partagées et leurs téléphonages sans fin d’à peu près tous les jours, parfois en trio avec Clément Ledoux quand Vivien passait au Vieux Quartier, parfois avec Jocelyn quand celui-ci et Pascal se retrouvaient en même temps Rive gauche, sans parler enfin des douces soirées de chaste triolisme en compagnie d’une Cléo revenue de ses abysses de chagrin, le sourire purifié par ses larmes. Quant au journal du jour, il accusait une hausse en crescendo des morts de grand âge…

Il y avait pas mal de temps, déjà, que Pascal Ferret, reporter émérite du Grand Quotidien et continuant vaille que vaille de publier des chroniques sur le site Résistances, considérait la disparition des journaux comme à peu près inéluctable, selon les Lois du Marché invoquées les yeux au ciel par leurs propriétaires successifs, au titre de l’investissement inutile. Or la notion même d’utilité n’entrait pas, cela va sans dire, dans les critères de l’admissible – du moins au sens conventionnel du Système – que reconnaissaient Pascal autant que Vivien et leurs amis de Résistances plus que jamais enclins à ne pas confondre nécessité vitale et superflu.

Pascal lisait cependant les journaux de papier chaque matin, que ce fût dans le loft aux chats ou, comme ce matin même, à l’isba d’été où il avait rejoint Cléo avant les bouclages frontaliers, et c’est avec un relent de vieille tendresse qu’il se livrait à ce rite en dépit de l’étiolement progressif du contenu de la plupart des papiers, exception faite de ceux que livrait le correspondant du Grand Quotidien aux States, entre autres pros purs et durs qui achoppaient à la réalité dure et pure des faits, alors que les rédactions réduites au chômage partiel se repliaient dans le désenchantement ou l’indifférence maussade.

Cela sent l’atelier protégé, avait-il lancé ce matin-là à Cléo en train de filer sa laine, et maintenant beaucoup d’entre elles et eux trouveront le meilleur prétexte pour se lamenter au lieu de regarder La Chose en face et de réagir, nom de Dieu, pas un pli que le ressassement général va relancer toutes les théories du complot, pas un pli que ce sera de plus en plus la faute des autres autant qu’on imputera la leur, pas un pli qu’on a glissé du fantasme à la novréalitéde l’Arrêt, mais pas celui que toi et moi, et Vivien et nos amis appelaient de leurs vœux, plutôt l’arrêt de toute pensée et de tout mouvement vif. Cela étant, Pascal et Cléo n’en riaient pas moins de concert.

Or, relever le comique de la situation n’avait rien, en l’occurrence, d’une posture cynique ou d’un je m’en fichisme éhonté, mais procédait plutôt d’une saine réaction aux litanies moralisantes des experts de toute espèce que les non experts de toute sorte répétaient selon leurs préférences du moment, quitte à en changer dans l’heure ou les jours suivants.

Dès les premiers jours du confinement en voie d’extension, Vivien y était allé, avec son sérieux de paladin semi-breton, d’un véritable manifeste qui avait valu, au média Résistances, de solennelles admonestations de la part des faiseurs d’opinion attitrés du Grand Quotidien et autres gardiens autoproclamés de la Vérité médiatique.

« Nous y voilà, écrivait Vivien dans sa langue héraldique, ce qui n’était jusque-là que fantasmagorie prend aujourd’hui forme dans l’infime à mesure que l’infection paralyse nos instincts et nous soumet à ses possibles injonctions. Mais le piège paraît par trop parfait, se refermant sur les âmes désarmées comme la mâchoire de la Nécesité, sans autre parade possible que le verbiage expert ou la dénégation. Nul n’est censé ignorer les lois non écrites de la donnée initiale et nul n’est censé déjouer l’arnaque, aussi tous se croient-ils plus forts : les allégations prémonitoires se sont multipliées à l’envi, mais  désormais les larmes de détresse ou de sueur froide rutilent sur nos corps hagards, et la Loi procède.. ».

Vivien se trouvait encore à Bluff quand il avait composé cette première chronique inspirée par la parano mondiale, et c’est ave la même intensité ombrageuse parodiant la suoerbe des  guerriers maoris qu’il enchaînait : «Il va falloir vivre avec, nous dit-on, en nous laissant à discrétion le choix de la soumission ou de la berlue. Certes, il va falloir composer avec la duplicité des fortiches qui fomentent notre asservissement ultime et supposé conforme à la Norme. Ainsi devrions nous accepter enfin qu’ils nous protègent, qu’ils nous soignent, qu’ils nous aiment, nous et nos progénitures dorlotées. Selon eux nous ne serions point compétents du tout : eux seuls disposeraient du savoir guérusseur et des pouvoirs frontaux et collatéraux – et de nous enjoindre de leur offrir les yeux floutés notre confiance la plus intime, à leur merci pour ce qu’ils daignent nous apporter en retour : fortune immédiate  et tous les aises illico à condition de signer, divertissement et confort à doubles vasques sous couvert de paraphe. Tout enfin pour notre bien : n’est-ce pas là le progrès des progrès ? L’accès définitif au Top, et qui poulope ? » Et Pascal avait salué la péremptoire levée de bouclier de son juvénil compère, non sans bémol ironique.

8 juillet / 17 mars 2020

VENI CREATOR

L’immanent poème sera conçu selon la vieille story qui ne peut être que vraie puisqu’elle est belle, se dit ce matin le Romancier: du tohu-bohu de la table en sept jours surgira le monde, et la Lumière sera, mais au commencement les sons compteront plus que les choses.

Le premier chant, après le primal cri déchirant le rideau de chair, reste à ce jour une énigme que nulle entourloupe créatrice ne verbalise.

D’ailleurs regardez-le: créateur de quoi ? Le puzzle est antérieur et dès lors il n’est question que de montage. Les cosmogonies  relèvent du jeu d’enfance, et la Mésopotamie vaut le Popol Vuh. Quoi qu’il en soit le poème est la seule réponse à sa propre question, son propre accord, sa propre contradiction

Sur la Table se distingue un dictionnaire de rimes et divers objets usuels, crayons de couleurs et fragments de papyrus numérisés de marque Empedocles,  entre autre premiers graffitis du moi-monde.

Le puzzle est antérieur, mais subsiste le privilège, accordé à la poétique divinité, toute descendance confondue, de nommer les noms et de citer les choses à l’Appel. Ainsi d’Elohîm:  La terre gazonnera du gazon!

Et le Glébeux ensuite d’y aller de ses nomenclatures. Et DJ Dylan, reprenant les platines de DJ Thomas, de s’autoproclamer hériter des veines brûlantes gardiennes de la goutte d’amour.

Dès lors qu’on multiplie les naissances par le Verbe, autant s’en donner à corps joie, et telle est en effet l’allégresse de l’enfant magicien relançant le scénar des Sept Jours et se préparant subconsciemment au plaisir des recréations.

Une orgie bavarde prélude à toute composition soumise à la quadruple règle de l’harmonie et de la mélodie, du swing et du saut quantique. La note sensible cherche longtemps à se résoudre en sa tonique, mais y a pas le feu disent les bons maîtres qui ont souci de la caisse à bois autant que de la propreté des menottes, pendant que dehors ça castagne et ça vocalise sur le tas à l’anarchie des slums.

Cependant on ne dit pas assez l’importance de l’école du sourire, bien plus gentiment formatrice de contrapuntistes fiables que la prétendue justice divine, fiel et foutre toxiques des marchands de temples et de leurs ouailles étiolées.

Nous requérons l’asile des quatre vents et de l’éternelle glossolalie du merle matinal. Nous revendiquons notre statut d’intermittents du poème. Nous exigeons la relève des haies éconduites sur dossiers par des bureaucrates infoutus de voir n’était-ce que la commodité du bocage -et ne parlons pas de sa grâce !

La Table est mise sous les cintres du merveilleux castelet, et voici voleter les doigts du Creator  sur la tour de glaise au bourdonnement de serpent phraseur. Un voeu venu d’ailleurs fait dévier ses mains de la prière au poème et voilà la première musique du tourtour. Les voix du grand coquillage reposant entre les multiples outils du mage à magie feront écho en consonance à ce début de polyphonie.

Ce n’est pas comme si tu venais au monde, se dit alors la divinité poétique à doigts de fée potière avant le grand feu et l’émail des antiques recettes – ce n’est pas comme si, c’est comme ça !

 

9 juillet / 17 mars 2020

JOURNAL SANS DATE, II

Certains virent en ces jours la chance de mieux vivre en reprenant pied, de respirer plus et de moins perdre le temps de leur journée, d’autres cessant d’être futiles se rendirent utiles, d’autres encore approchèrent enfin leurs enfants trop souvent éloignés d’eux par leurs menées ouvrières et autres affaires, mais d’autres encore furent pris à la gorge par l’invisible main de la pandémie. Le Nihiliste fut soudain étranglé de ne se sentir rien et trop veule pour se supprimer; le Mariole fut comme châtré de ne plus assurer; le Violent fut violenté par sa propre violence; le Nul se fit légion; l’Avide soudain vidé se dévida, et le Vil s’avilit à l’avenant faute de s’incliner devant tant de bonté et de beauté.

Car le monde en surnombre, jusque-là très stressé et déprécié, apparut bientôt tout nettoyé et pacifié par ce semblant de guerre, et les oiseaux, les fougères, les lingères sur les balcons, tous s’occupant à ne rien faire, tous de moins en moins soucieux de s’en faire, tous soudain rendus à eux- mêmes en leur bonté et leur beauté, tous – enfin presque tous -, se trouvèrent comme élevés au-dessus d’eux-mêmes…

10 juillet / 20 mars 2020

LE PICARO

Pour imbécile qu’il parût en ses gesticulations de jeune auteur en vue sur les réseaux sociaux, relançant à tout moment les plus douteuses provocations verbales, le surnommé Buddy valait mieux que son personnage apparent, comme Vivien n’avait pas tardé à s’en apercevoir dès leur première rencontre à Bluff, une dizaine d’années auparavant, ou plus exactement au lendemain et au surlendemain de la création, le 11 septembre 2011, du fameux concerto de son ami Aliocha par le violoncelliste  vedette Anton Angelov dont le millenial malappris était le factotum attitré (et supposément le boyfriend, prétendaient les tabloïds)  emmené dans ses bagages depuis l’une de ses tournées en la Belle Province.

S’il ne se prenait pas encore pour un auteur-culte en devenir, même à l’état virtuel, le jeune Corentin Fortier affectait déjà, tout au moins sur les estrades,  la plus arrogante assurance en tant que favori d’un artiste de renom international jouant lui-même avec malice d’une relation beaucoup plus distante que ne le supposaient les papparazzi toujours en quête de ragots, chacun trouvant en l’autre une espèce de frère de sensibilité et se protégeant l’un l’autre d’une façon qui ne pourrait qu’émouvoir Vivien.

Plus précisément, fils d’une institutrice libérale originaire de Wilno et d’un forestier de Trois-Rivières, Corentin avait bénéficié d’une éducation à la fois originale et rigoureuse où la lecture et les musiques complétaient les acquisitions plus régulières de la grammaire et des sciences dures ; et son goût pour le théâtre, sa curiosité peu commune et son impatience d’égaler si possible Flaubert dans ses premières esquisses de romans, et peut-être Rimbaud dans ses poèmes, lui avaient valu une première popularité dans les Laurentides et sur la Toile où, via le réseau Facelook, il était entré en contact avec le magnifique Angelov, etc.

PANOPTICON :Les véritables sarcasmes imputables au jeune auteur Corentin Fortier, qui n’avaient rien à voir avec les innocentes idioties dont il émaillait en flux tendu son profil Facelook, avaient marqué le ton de ses écrits dès ses premières proses adolescentes ventilées sur la plateforme Megatube et, de façon bien plus incisive, dans les trois pseudo-polars qu’il avait publiés à l’international aux bons soins de son premier agent transgenre fort sensible à tout ce qui relevait du fantastique social – et là résidait précisément le fonds de sérieux inamovible de l’étrange trublion à mèche rebelle, probablement hérité de son arrière grand-oncle Stanislao dit « le fou de Zakopane ».

Or ce début de crise mondiale, dont il avait immédiatement perçu la double nature métapsychique à grande échelle et socio-sanitaire, lui avait inspiré un regain de verve critique dont ses derniers textes avaient épaté Vivien autant que le vieux Jobin toujours à l’affût de vaillants paradoxes. Soit dit en passant, il n’était pas à exclure qu’un cousinage à la polonaise reliât quelque part les aïeux de la blonde Ewa et ceux de la mère de Buddy la frappe.

Du point de vue non moins significatif des récits de cette époque de probable tournant à tous les niveaux, Corentin avait déjà dépassé les standards répétitifs du feuilleton d’aérogare répandu à pléthore, mais également le stade des parodies du genre, sans trouver jusque-là le liantqui pût concilier sa fantaisie profonde et son goût des rebonds narratifs hérités des romans populaires trouvés dans les greniers de la tribu Fortier, son retour récent au décadentisme à la Sâr Péladan assez en vogue chez ses followers francophones de l’ancien continent, sa réflexion plus consciemment pointue sur la tradition picaresque à l’espagnole et sa propension non moins affirmée au développement contrôlé (quoique pas trop) du mécanisme page-tuner propre à scotcher des millions de lecteurs – toutes choses qu’il feignait de prendre à la légère dès qu’il s’en entretenait avec les innombrables petits consde sa génération abonnés à ses comptes Pictogram et Snapper et qui voyaient en lui le mec-super- qu’avait-le-look-le-plus chelou, etc.

Bref, l’auteur de Vodka-Cola Poker– son premier vrai succès développant le thème et les variations d’une psychose collective à double bind  fantasmatique et géo-statégique – assistait aux derniers événements avec une attention particulière frottée de sarcastique Schadenfreude.

À noter corollairement que les tabloïds de l’époque, tel Le Populaire, autant que les médias plus imbus de snobisme social et de jactance morale, avaient fait du jeune Fortier l’espoir de nos provinces et environs, Paris et Berlin compris, et que le grand public, jusqu’en se franges LGBTX, n’ignorait plus rien de ses goûts multiples, souvenirs d’enfance si romantiques et projets non moins hardis, entre autres évaluations psychologiques ou estimations physiologiques dont la longueur de son membre érectile en état de cracher la foudre…

 

10 juillet / 20 mars 2020

LA FRAU DOKTOR

Pour peu qu’on lui eût demandé, plus tard, quel pire souvenir elle gardait de son premier séjour à Vienne, Ewa aurait déclaré sans hésiter qu’entre la crasse sordide des Polonais dans l’immeuble pourri du Second District et l’obsession de la propreté manifestée par la Frau Doktor en sa Villa Toscana du quartier pimpant, celle-ci lui paraissait rétrospectivement la plus insupportable, jusqu’à en rire aux larmes, maintenant qu’elle y avait échappé, et d’autant plus que le monde entier virait ces jours à la parano hygiéniste.

Quant à la puanteur nocturne des Polonais, qui l’avait prise à la gorge dès quelle avait pénétré dans la lugubre et non moins monumentale cage d’escalier de la grande demeure squattée par les sans abris du quartier ci-devant bourgeois en voie de réhabilitation chaotique, Ewa l’assimilait, avec le recul, à une déchéance évidemment surprenante au cœur de l’ancienne ville impériale à chichis flatteurs, mais la soirée et la nuit qui avait inauguré son accession à la terre promise de l’Ouest lui semblaient finalement représentatifs de tout un envers de décor néolibéral qu’on pouvait résumer par l’expression Scheissdreck suggérant plus précisément all that bullshit sous le tapis.

Le Romancier prévoyait cette remémoration vers la fin de la quatrième saison de son romancero, quand le vieux Jobin à peu près mourant danserait son dernier tango avec Ewa et que celle-ci lui raconterait les mondes qu’elle avait fuis, la misère des pauvres et celle à peu près égale des nantis qu’incarnait alors cette misérable Frau Doktor couturée de principes et tournant en rond dans sa cage, lui parlant comme à une esclave et ne cessant de voir partout des macules sur ses parquets cirés et polis qu’elle avait pour ainsi dire léchés à genoux.

« Je venais du tendre enfer où j’avais laissé mon Tadzio à la garde de notre mère, et j’arrivais dans l’implacable paradis de la perfection », dirait-elle à l’infirme ondulant sur ses béquilles, après une nuit d’effroi sous une cape militaire que tiraillaient deux Polacs impatients de me flairer tandis que Frieda gloussait en espérant que je leur cède ».

Le Romancier voyait très bien l’enchaînement des séquences, à peu près dans les mêmes tons glauque – non pas jaunâtres et bleus pâles, mais vieux mauve et brun brenneux – que ceux du film dont Ewa était sortie pour éclairer un tant soit peu la fin de vie de Job le troll : il voyait Ewa, crevée par l’interminable voyage en fourgon et trimballant ses sacs et valises, pénétrant dans l’immonde immeuble de la Leopoldstadt et découvrant au septième dessus l’enfilade des pièces où Frieda l’excessive régnait sur sa bande de parias – LA Frieda précisément que lui avait recommandé Tatjana, et cette même Frieda qui le même soir lui avait recommandé à son tour une camarade verte susceptible de lui trouver un peu de travail au noir. Or, ladite Frieda ne se contentait pas, comme sa cousine Tatjana, de se dandiner devant une webcam : cette Frieda-là était une vraie sauteuse, et passablement intellectuelle et militante, à la fois anarchiste et stone un  jour sur deux, mais assez lucide aussi et sororale au point de se rendre compte illico qu’Ewa n’était pas du genre à s’attarder dans les miasmes de la Leopoldstadt ; ainsi se retrouverait-elle bientôt, malgré son  diplôme socialiste de soignante, à briquer les parquets de la Villa Toscana sous la férule implacable de la Frau Doktor et les sols de béton ciré du cabinet médical de son Seigneur et Maître, cette enflure nazie de Sigmund Hassner.

Enfin, Ewa divertirait Jobin et le ferait même se plier de rire en lui évoquant les préventions qu’elle avait dû surmonter pour être admise dans le saint des saints encaustiqué de la Villa Toscana : à savoir qu’elle n’était ni juive ni n’avait aucune accointance avec les anciens bolchévistes infiltrés en Autriche, qu’elle jurait de ne jamais introduire aucun homme velu dans le petit clapier du fond de jardin où elle avait son lit et son lavabo, enfin qu’elle s’efforcerait de ne jamais errer sur la pelouse aux heures où Monsieur, de retour le soir de son dur labeur à la Praxis, serait supposé l’apercevoir même de loin – elle avait un petit téléviseur à piles à sa disposition dans son  refuge fleurant le lapin et même un tourne-disques vintageavec une collection de Schlagerdu blond Peter Kraus et de la pétulante Connie Froboess dite Little Girl.

12 juillet / 20 mars 2020

JOURNAL SANS DATE, III

On titube, on est de plus en plus sûr qu’on n’est sûr de rien, on ne sait exactement s’il faut porter le masque ou pas : on s’informe de tout et du contraire de tout et tout fait Question, et tout fait Problème.

Faut-il faire cuire le masque à 70° pour tuer «le microbe» après usage ? Faudra-t-il confiner l’été ? Faut-il se fier aux experts et aux actionnaires de la Pharmacie multinationale ?

Quant au Problème, on se demande (dans nos pays de nantis) qui va payer, et qui ne payera pas dans les pays démunis ? Comment les pays sans eau vont-ils se laver les mains ? Et faudra-t-il confiner les exclus dans des camps puisqu’ils s’obstinent à vivre les uns sur les autres ?

Que fait le Président américain? Va-t-il se masquer ou la pandémie va-t-elle le démasquer ? Enfin répondre à la Question du Problème va-t-elle nous aider à résoudre le Problème de la Question ?

PANOPTICON : Dans le courrier des lecteurs du Grand Quotidien, un septuagénaire des régions préalpines au notoire passé de pacifiste du premier parti des Verts, provoqua diverses véhémentes réactions en affirmant tout de go qu’il fallait arrêter le pays. Officiellement corroboré par les plus hautes instances de l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS), le terme de pandémie fut immédiatement minimisé par les milieux économiques mondialisés et plus particulièrement par les plus durs à cuire des chefs d’État, à commencer par les leaders populistes des empires divers et autres néo-nations de l’ancienne Europe de l’Est, alors que les établissements médico-sociaux abritant le plus fort taux de vieillards par mètres carrés  assistaient à un début d’hécatombe.

 

13 juillet / 20 mars 2020

 

LES MAINS

Le vieux Jobin regardait ses mains posées sur la longue table aux places redistribuées selon la distance désormais prescrite, en même temps qu’il regardait d’autres mains en face de lui où se trouvait assise la vieille Olga, et les mains de Job tremblaient tandis que celles de l’ancienne pianiste pianotaient un concerto.

En un autre temps il eût été impensable, vraiment, autant que de voir la belle Olga Gontcharova en pareille compagnie, d’imaginer les mains de Martial le paraplégique bodybuildé en culotte de boxeur tremblant ainsi que des feuilles dans la brise. Or cet irrépressible tremblement était aussi vrai, aussi peu surprenant dans les circonstances locales et mondiales de l’instant, que le pianotement aveugle d’Olga dont à peu près personne, à L’Espérance, ne connaissait le prestigieux passé d’interprète, mais que les pensionnaires respectaient à la fois pour sa canne blanche et ses fines manières.

Les mains des uns et des autres, durant le repas de ce jour-là, s’étaient activées autour de la table centrale sous le regard attentif de Martial qui les avait mentalement classées selon leur aspect tandis que celles d’Olga ne cessaient de pianoter et que, pour la première fois, il semblait à l’amateur  d’affreux rock métallique qu’une douce mélodie  en émanait à leur seule vue tandis que la vieille pianiste le regardait de ses grands yeux blancs comme la nuit.

Il y avait là des mains de joueurs de cartes aux doigts croisés, des mains de voyageurs de commerce ou d’anciens mécaniciens, des mains de brodeuses ou de modistes, et ses mains à lui qui, quoique tremblantes depuis la veille, n’avaient point été ridées jusque-là, à vrai dire moins vieilles d’apparence que celle de la pianiste aveugle casée par sa fille et son gendre impatients de récupérer l’espace de sa salle de musique et de liquider ses deux pianos inutiles – tristes gens aux mains efficaces et saines adonnées plus que jamais à quel mortel nettoyage.

J’vais juste ajouter une phrase genre formule magique, dit ensuite Corentin à Julia, et là tu devineras ce que ça veut dire ou pas, mais moi je dormirai déjà donc ça restera notre secret tout le temps de la séquence, sur quoi Julia entendit juste «la main d’un maître anime le clavecin des prés», et Buddy dormait déjà vraiment, ni une ni deux, à poings fermés, comme on dit, vraiment le seul mec qu’elle avait rencontré jusque-là, qui s’endormait à volonté et qui la laissait à l’instant, muette comme une conne avec cette phrase aussi belle et barge que le clavier de piano tatoué entre les omoplates de son nouveau boyfriend qui lui avait dit là aussi: letattoo,t’y croiras t’y croiras pas, c’est pas mon idée mais celle du scénariste qui pensait te faire te poser des questions genre meuf jalouse sans penser que tes mains jouent de tous les instruments y compris le saxo, chose hyper rare, mais Marco ne voyait pas si loin et de toute façon le tatouage disparaîtra tout seul à la fin de la première saison avec tout ce qui se rapporte à Iouri – et Julia sourit au souvenir d’Angelov dont elle avait gardé tous les enregistrements et qui devait avoir vraiment aimé le Buddy de vingt ans comme un petit frère ou un fils, à ce que lui avait raconté Pascal, pour suggérer à Marco l’idée ultra kitsch du clavier dans le scénar, mantenu par le final cut de Joaquim.

Joaquim aux si belle mains ! Et je m’excuse, pensait Julia à côté de Corentin encore à moitié découvert et tout endormi, mais mes mains à moi feront plus d’une saison sur les touches de mon saxo autant  que sur mes cordes, mes douce mains dures à la pointe comme à la pince, mes chéries aux éventails de doigts courant dans les herbes du matin à la recherche du clavecin…

Ou les mains de Jocelyn, pensait maintenant le Romancier, sans doute les plus fines mains du casting et dont il se demandait comment elles caressaient l’intimité d’une femme sans la blesser de leurs longs ongles manucurés – pensée dont il rougissait presque de l’indiscrétion tout en pouffant comme un tout jeune homme -, ou les mains jointes de Clément Ledoux quand Ludmila l’avait trouvé les yeux ouverts sur ses livres et libéré de sa terrible toux pulmonaire en son dernier sommeil.

En outre le Romancier se promettait, s’agissant de Vivien et de Théo, de revenir aux mains de la peinture sacrée qu’is avaient étudiées tous deux sans se concerter, chacun peinant dans la solitude asséchée des temps qui courent où nul Leonard n’éprouvait plus la moindre velléite de dissèquer de beaux chevaux ou de beaux athlètes de tous les âges ni de faire chanter les visages et les mains.

 

14 juillet / 20 mars 2020

JOURNAL SANS DATE, IV

Quant au Relativiste, il relativisa d’un ton qui laissait à entendre que son relativisme, irréductible à aucune autre façon de relativiser, avait en somme un caractère absolu dans son approche de la pandémie par rapport à d’autres facteurs morbides ou mortels. Sur quoi le Relativiste a commencé de tousser, sa fièvre a subitement fait bondir le mercure dans son tube, le souffle au cœur qui le tarabustait relativement souvent s’est transformé en palpitation absolue, mais on fut impressionné de l’entendre insister, juste avant d’être intubé, sur le fait que son cas ne ferait que confirmer sa théorie à supposer que sa destinée fût de succomber ou de s’en relever le pied léger.

Aussi, le fait qu’il y eût encore quelque chose plutôt que rien stimula l’imagination de l’Individu de tout genre capable d’extrapolations physiques à résonances métaphysiques, à commencer par la supposition que toute électricité fît soudain défaut. L’éventualité d’un monde soudain éteint, bel et bien obscurci comme en vrai temps de guerre, soudain tout silencieux, plus aucun chargeur, plus aucune énergie de recharge donc plus aucune possibilité de communiquer, plus de smartphones ni de trains à grande ou petite vitesse, plus de micro-ondes ni d’ascenseurs – cette impensable situation réjouit l’imagination de l’Individu en question, poète en vers réguliers ou aiguilleuse du ciel adepte de la pensée ZEN, reconnaissants tout de même de cela qu’on pût encore s’entendre à vive voix entre balcons et s’écrire des petits bleus.

15 juillet / 22 mars 2020

 

LA QUESTION DES ENFANTS

Le Romancier n’avait pas besoin de regarder sous la table pour voir si les aiglons s’y trouvaient, et pourtant il les sentait tout proches, il devinait leurs prochaines questions, il y était de plus en plus attentif, et jusqu’à l’obsession – mais nom de Dieu que m’arrive-t-il de tant attendre de ces fripons, et l’invocation du nom de Dieu le ramenait à son propre père : il y avait là comme le fil d’une histoire qu’il n’avait aucune raison de chercher ailleurs, cela se ferait sans la moindre raison et cette idée lui souriait plus précisément ce matin alors qu’à cette heure matinale précise Tonio devait exercer son ascendant naturel sur les autres chenapans de sa garderie et que Timour titubait sur ses frêles pattes de derrière en gesticulant doucement comme pour attraper un oblique rayon de soleil dans sa chambre bleue – cette idée que tout et n’importe quoi qui pourrait être écrit dans la tonalité tendre de ce moment ouvrirait les vannes de son récit et que tout y convergerait.

Les  mains à petites griffes parfaites de souriceaux des aiglons à leur naissance : quoi des plus beau, ? et les orteils de ces futurs casse-pieds, les fines coquilles des oreilles, le double orifice des narines, et la bouche à cris, les yeux à larmes, le cul lâchant bientôt ses premiers chapelets de pets : quoi de plus émouvant que ces multiples et innombrables aspects de l’excellence high-tech d’une fabrication dont une usine à fabriquer des mouflets se fût enorgueillie alors qu’il n’était question là que de la nom de Dieu de vie naturelle.

Or revoyant tout ça sous le verre grossissant de sa mémoire, s’agissant alors de la mère des aiglons au prénom de Loyse et de sa sœur aînée Cécile, le Romancier songeait soudain, non sans confusion et quelque remords, au déséquilibre de sa propre création dans la répartition des biens prodigués à ses personnages, tel le pauvre Martial Jobin, dit Job le Troll, auquel jamais il n’avait pensé accorder la moindre enfance avant le putain d’Accident qui l’avait privé de ses membres inférieurs et de ses mère  et père, comme s’il se fût juste servi de lui à l’image du Dieu méchant qui permettait que vinssent au monde des enfants difformes.

Et pourquoi que le Monsieur l’a des roues et pas de jambes, lui demanderait soudain Tonio jailli de dessous la table. Et le passé possible de Martial lui apparaîtrait après que, sans nulle préméditation, il lui avait envoyé Ewa dans sa nouvelle vie. Mais celle d’avant ? Quelles mains avaient caressé peut-être celui qu’il avait privé d’enfance dans son récit ? Quelle joie avait-il suscité chez quelles gens dont il n’avait pas imaginé un instant l’existence dans son premier roman où l’observateur n’était en somme qu’une utilité, comme on le dit au théâtre. Lui qui n’avait jamais souffert qu’on l’utilisât pour quoi que ce soit !

Et sa vie à lui n’était-elle pas aussi en train de changer, se demandait le Romancier en observant Lady Light en train d’arroser ses roses sur la terrasse ensoleillée de la Datcha, les mains gantées de rose comme l’aurore du vieil aveugle – et pourquoi le Monsieur l’a une canne et pas de roues ? pourrait demander Timour quand il aurait l’âge de formuler des questions.

Les bouts de phrases, les départs de nouveaux paragraphes, les esquisses de narration bifurquant soudain par associations spontanées constituaient l’ordinaire magma qu’il considérait de plus en plus tranquillement comme l’enfance de l’art, où les questions des aiglons lui semblaient, notamment, le ferment de subites illuminations.

« La main d’un maître anime le clavecin des prés », avait-il noté l’autre jour sur un feuillet, et tout à coup lui revint le souvenir du livre de ses jeunes années dont cette phrase au sens incertain était l’exergue, et tout à coup l’afflux d’autres souvenirs, avant ceux de la venue au monde de leurs filles et des enfants de l’une d’elles, le ramenaient au temps que ses mots allaient ressusciter à présent sans qu’il eût la moindre idée de ce qu’ils diraient, et de quelle enfance s’agirait-il alors, et ses sourdes douleurs de cardiopathe lui permettraient-elles de se pencher assez pour voir ce qui se passait depuis tant d’années sous cette satanée table ?

Pour en imposer aux aiglons, le Romancier se faisait parfois grimacier, et l’imitation passait pour ainsi dire la peur et la surmontait le temps  d’une confrontation qu’il savait hors d’âge, lui renvoyant alors sa propre image combien juste et poignante de vérité.

 

16-17 juillet / 25 mars 2020

BIFURCATIONS

Quant à ce que tous disaient de l’Avant et de l’Après, à savoir que RIEN ne serait plus après comme avant, Vivien n’y voyait que du vent, de même qu’il avait toujours pensé que le PLUS JAMAIS CA relevait du leurre.

Vivien ne croyait pas à aucun changement invoqué, ni à la moindre bifurcation possible dans la fuite en avant qui n’engageât qu’en concepts et parlotes. Depuis toujours, autant qu’il s’en souvînt, Vivien se défiait des mots-barrières et plus que jamais en ces temps de gestes-prétextes ; instinctivement il s’en remettait à son intuition première d’un Ordre parfait, qui incluait les mots qui font mal autant que le mal viral, et le désordre de sa propre vie.

Vivien ne croyait qu’à ce qui est vu et vécu à fleur de peau et dans le fouillis des entrailles, ce qui revient au même. Certes il avait cru à la grande illusion du virtuel, dont il était même devenu expert avec son team de Bluff et  leurs associés asiates ou californiens, qui vivaient de l’image numérique et de ses nouvelles modulations à prétentions exponentielles, jusqu’à figurer le Deus caché, mais tout ce temps de ses errances de dépressif et de résilient coaché de loin par le sage Armin ne lui avaient jamais fait oublier ses premières failles et faillites, et celles qui l’avaient amené au tréfonds.

Tout son parcours non fléché le lui rappelait : non pas que tout était inscrit ou prédestiné de par les caprices d’un avatar du Dieu de la Lettre, mais que tout se conformait à l’Ordre parfait qu’il pressentait depuis qu’enfant il observait les pétales et les cépales,   les crustacés et les gallinacés, les mille espèces en train de disparaître ou celles qui survivraient à la sienne, secrètement convaincu que son mental participait de la même réalité subtile que le crotale ou le narval, ainsi qu’il le vécut ensuite en ses premières recherches d’ingénieur polymathe et d’artiste sciemment raté, ou disons en attente de rebondir selon le même ordre infus.

Sa rencontre du sage Armin, au pire moment de sa déprime – autant que son éloignement de Pascal Ferret et de Jocelyn, du cher Clément Ledoux et de Cléo, dont il n’avait pas su apprécier la présence peut-être trop proche et liée à sa vie d’avant son clash  -, étaient-ils inscrits quelque part, et le seul nom de ROSEBUD avait-il valeur de sésame ? Il lui semblait impossible, et plus même : inutile de répondre à cette conjecture relevant des liaisons établies et non de ce qu’il avait conservé en son for secret, soudain ressuscité par cette voix étrangère.

Armin le sage l’avait immédiatement débusqué : cela du moins était sûr, et cela s’était  passé tel jour précis rue Delambre, au Rosebud. Se rappeler alors ce qu’il foutait là dans ce bar américanisant de légende, et pourquoi ce jour-là, précisément, Armin Goldau – qui lui dit plus tard que c’était la première fois qu’il faisait étape dans ce «café de légende», alors qu’il accoutumait de les fuir -, s’y était pointé et avait remarqué ce maigre noiraud au teint cireux et aux mains de Christ à la Greco, en avait été intrigué au point de chercher son regard, s’était déplacé à sa table et avait  bravé son air farouche, lui demandant ce qu’il était en train de dessiner lors même qu’il avait remarqué après une heure que Vivien traçait son propre portrait à vifs traits de fusain – tout cela relevait apparemment du hasard, et puis non, pas du tout, ces deux-là devaient se rencontrer ce soir précisément, le sage d’apparence aux lèvres charnues et aux yeux écartés, tout bien mis et ses cheveux argentés bien peignés, en face de l’égaré du moment au sombre regard  et aux mains sèches , et tout ce que découvrirait ensuite Vivien dans les livres traduits du sage Armin l’inciteraient à ne répondre que « parce que » aux raisons sans raison de cette rencontre.

La double rupture qu’il avait vécue peu de temps avant le Rosebud, son chevalet de peintre à la casse et sa fuite sans explications du studio de Laetitia, dernière de ses conquêtes diurnes, l’avait laissé dévasté et convaincu de sa médiocrité intrinsèque et définitive après trop d’heures au Louvre, trop de rancœur accumulée contre les nuls des Beaux-Arts, trop de chasses nocturnes aux prises sans lendemain qui ne laissaient de part et d’autres que de sales goûts dans la bouche – quoiqu’en dirait Armin quand il dédramatiserait cette « fureur du pulsionnel » signalant une recherche du bout de la nuit -, trop de gâchis en un mot quand il avait rêvé de peindre au moins la Vierge aux rochers du Louvre sinon t’es mort…

Or le prenant par surprise en lui souriant étrangement, comme s’il allait le mordre alors qu’ils descendaient leur troisième tournée de margarita vodka, lui prenant les  mains dans les siennes et les retournant comme pour en déchiffrer les secrets, le sage Armin l’avait attaqué en le criblant de questions qu’il avait prises comme autant de coups de fouet.

Eh, lui avait donc demandé l’excellent Dr Goldau, dont il se procurerait peu après les trois recueils d’essais réunis sous le titre commun de La nuit parle sous la table, n’êtes-vous pas trop raisonneur et trop entiché de Paul Valéry, ne passez-vous rien aux femmes de poil trop noir ou trop blond et de leurs hésitations, de leurs voix sans nombre ou de leur silencieux tribunal ? Pourquoi ce masque de vicaire à l’âge excluant la clémence, et pourquoi ce refus des bifurcations inattendues ? Non ne me dites rien, vous n’avez besoin que de questions inattendues, assez d’arguments rutilants, tout à l’heure vous tituberez et vous en serez fier, vous cesserez de vous morigéner en passant la porte et je vous soutiendrai s’il le faut et vous laisserai tomber de temps à autre comme vous étiez en train de déchoir tout à l’heure à vos propres yeux en acceptant que votre modèle s’arrache à votre dessin sans joie et vous saisisse au cou, façon de parler s’entend, et vous suggère une première bifurcation dans l’arrière-cour du déjà vu – non Vivien ne blêmissez pas, ne rougissez pas, ne vous faites pas à vous-même cet œil noir, vous n’avez rien à craindre de vous-même après m’avoir accueilli contre toute attente, je sais bien ce que vous avez pensé en me voyant de loin je sais de quoi j’ai l’air, vous avez pensé en me fixant de loin au frère franciscain Fernando  Martins de Cosme Tura, pas besoin de chercher plus loin ces lèvres qui sont les miennes et mes mains qui sont les siennes, j’ai compris que vous aviez cette connaissance au premier regard sur votre dessin parfait mais sans joie, et je ne vous demande pas de me demander quoi que ce soit de ce que je sais pour ma part des errances du protecteur des marins après ce que vous m’avez raconté de vos rêves, enfin le peu que vous avez commencé de lâcher sous l’effet des margaritas, eh sainte Marguerite guidez nos pas !

Cela aussi t’avoueras que c’est raide dingue, dira Vivien à Pascal Ferret quand, après leurs retrouvailles, donc avant toutes les bifurcations de sa lente remontée à l’air libre dont la première remontait à ce soir-là, il commencera de lui raconter Armin Goldau devenu son mentor et leur indissoluble complicité aussi douce et distante que la seule amitié supportable le commande – enfin tu me comprends je sais que tu as admis ma disparition sans croire jamais à ma reddition, et Jocelyn l’a senti comme toi et je regrette de ne pouvoir serrer dans mes bras le pauvre Clément Ledoux, et dire que je ne t’ai pas encore remercié pour les chats !

Mais de quels chats parlaient donc ces deux compères ? Comme si Vivien, pensait le Romancier, pourrait jamais supporter cette songeuse et sournoise présence –  comme si Pascal eût jamais accepté ce genre de simagrées.

PANOPTICON : Kevin Lefort avait été enterré dans un carton griffé Maus (du nom de son dernier compagnon designer) après que son corps eut reposé dans le catafalque-présentoir New Vintage conçu par son ancien amant plasticien Jef Lederman dont, soit dit en passant, le cinq étoiles familial allait être déclaré en faillite après trois mois de confinement strict, donc un an après la mort de Kevin célébré, dans le Grand Quotidien, au double titre d’influenceur de la Libre Expression Murale et de négociant en vins du pays resté proche de la terre et de ses gens. Comme le souligna Pascal Ferret dans une chronique jugée acerbe et même inappropriée par les reliquats de la critique artistico-mondaine, la mort de Kevin Lefort, coïncidant avec une croissante dévaluation des productions de la prétendue avant-garde internationale, annonçait la fin de quelque chose et une décomposition que la crise sanitaire allait accentuer et même précipiter de manière aussi brutale qu’inattendue – ce qui réjouit naturellement Vivien en lui donnant l’idée d’une websérie satirique à la manière de Black Mirrorqui supposerait une levée de fonds sur Mégatube de la part de son nouveau team.  D’une façon plus générale, l’entropie créative observée par les deux amis depuis plusieurs décennies, évidemment niée par les milieux en principe antagonistes des plasticiens de tout grade et des investisseurs du Marché de l’Art, s’était étendue à tous les cercles plus ou moins parasitaires de ce qu’on appelait alors la culture, où les mécanismes de standardisation répétitive avaient transformé toute invention en formule «bankable», excluant toute fantaisie et toute folie qui ne fussent pas elles-mêmes homologuées dans la catégorie devenue elle aussi rentable de l’Art  Brut ou de l’Outside à géométrie variable. De là à voir dans la pandémie un élément de complot réactionnaire, il n’y avait qu’un pas que franchirent de nombreux faiseurs d’opinion en la matière qui, à vrai dire, de l’Art lui-même, n’avaient que fiche.

18 juillet / 30 mars 2020

 

LE SOUFFLE

         Une première attaque l’avait cloué une quinzaine à l’hosto, durant laquelle il n’avait cessé de répéter à Cléo de ne pas s’en faire, mais Cléo s’en faisait pour deux et ce fut elle, sans doute, qui entretint la rage de Pascal lors de deux épisodes suivants de son feuilleton cardio personnel, juste avant et juste après le confinement mondial.

Comme un enfant il s’était entendu murmurer, au bord des vapes mais assez distinctement « pas peur… », et le jeune Irakien qui se tenait tout près de lui pendant l’opération lui avait dit « no problem , sir », et tous pouvaient voir l’espèce de filament progresser sur l’écran à l’intérieur de la grisaille ombrée de ses entrailles avec l’araignée des artères et la masse plus dense de son palpitant – tout cela plutôt spectral et mouvant comme un écheveau d’algues blêmes -, comme s’il se fût agi d’une sonde spatiale ou sous-marine à loupiote, et c’était lui qu’il y avait là, c’était son dedans qu’on voyait dehors, c’était sa nuit, son intimité visible par toute l’équipe des masques et des bonnets hygiéniques, et l’idée d’Arnim Goldau selon lequel tout ce qu’on dit la vie intérieure mérite d’être revu en nuances vu que l’illusion de la fleur de peau n’est pas plus probante que celle du for intérieur, de même que ce qu’on appelle le souffle ne se borne pas qu’à la mécanique respiratoire pas plus que ce que le cardiologue appelle son souffle au cœur ne se réduit à un dysfonctionnement de valve,  sinon en quoi serais-je différent d’une machine en observant les tics d’un des assistants du chirurgien qui lui a parlé de sa petite chienne en commençant de le préparer trois quarts d’heure plus tôt, et tout à coup une douleur aiguë lui scie les lombes, aussi gémit-il en se tournant vers l’Irakien qui actionne il ne sait quoi jusqu’à la disparition de cet élancement irradiant qui le laisse tout con à se demander encore où s’arrête le dedans quand le mal et si lancinant qu’il t’empêche pour ainsi dire de respirer.

Mais déjà c’était fait : c’était okay, le chirurgien avait retiré son masque et il lui voyait les dents, le sourire content, la peau bien ferme d’un type compétent et en pleine forme, et le voilà qui s’en allait comme il était venu près l’avoir opéré à vue sans scalpel, les mouvements précis, millimétriquement en phase avec  ceux de la machine.

 

JOURNAL SANS DATE, V

Des jours entiers se perdirent pour certains dans le spectacle continu de la violence et des exhibitions diverses, tandis que d’autres (beaucoup) mouraient de faiblesse ou de vieillesse et d’autres encore (également nombreux) se retrouvaient d’aplomb.

Ce mal étrange , inexplicable en aucune langue même savante, cette maladie inattendue et aussi imprévisible que le Président américain en exercice cette année-là, fut ainsi le révélateur momentané de toutes les angoisses latentes, de toutes les peurs, de tous les aveuglements involontaires ou volontaires de cette non moins étrange Espèce dont beaucoup d’intelligence fut perdue à invoquer des causes et des conséquences qui se contredisaient d’un jour à l’autre comme se contredisaient le Président américain et ses divers homologues – l’étrangeté était alors devenue l’air qu’on respire et les morts-vivants sortirent des écrans le temps d’une orgie de violence et d’extase virtuelle sans pareille.

Tel, qui avait toujours trouvé les films de morts-vivants d’une stupidité humiliante pour l’Espèce, ressentit une humiliation sans égale au cours de ces journées pendant lesquelles ses proches et ses moins proches affrontaient le mal avec une détermination non moins inattendue – beaucoup de femmes au premier rang.

Beaucoup de femmes en effet s’activèrent silencieusement ou parfois en chantonnant à la cuisine de quarantaine et à d’inlassables lessives, entre autres soins de l’Urgence, pendant que les doctes diplômés en théorie théorisaient à qui mieux mieux; et pas mal de conjoints (re) découvrirent ainsi, en leur conjointes, la femme réelle en sa force durable.

De jour en jour il apparut que les arguments d’autorité invoqués par les maîtres diplômés du bien-penser et du bien- parler – femmes titrées comprises -, s’effondraient dans le magma de leur jactance aussi insignifiante que les graphes mondiaux d’une Statistique dépassée par la réalité réelle de ce mal décidément étrange..

 

19 juillet / 26 mars 2020

LADY LIGHT

J’en ai assez de vos manières de brutes, que je pourrais leur dire ce matin, et tu pourrais m’objecter que ça leur fait une belle paire de jambes c’est le cas de dire puisque je parle d’elles et de pas d’autres, mais ça vaut pour eux aussi, pour elles et pour Celui – note la majuscule –  qui se prend pour le Deus ex machina de l’entreprise, ô mon Seigneur et Maître du ballet à balloches, et ça vaut pour tous ceux qui te complimentent pour que tu la fermes ou tout au moins qui te font mille révérences pour que tu restes à ta place, toi Lady Light là très idéale qui est si gironde et si forte et qui nous les casse juste avec ses crampes jambaires le matin aux doigt de rose, comme ils disent, quand le mal t’enfonce ses couteaux au plus doux de tes mollets et que ça te fouaille comme un  poignard soluble ou comme une pointe de flèche ou comme un dard pendant au moins un quart de minute durant laquelle tu donnerais je sais pas quoi pour que ça s’arrête – sale brute que je lui dirais et à tous ceux et celles qui ont le poignard dans la voix

C’est ça que je leur dirais en me gardant de toute faiblesse victimaire autant que de toute force à leur façon karateka, ça va de soi, pas qu’encore ils me cataloguent Béatrice béate ou Laure lauréate, ou pire encore que la pauvre Lady L. : la solide comme pas deux, la mère Courage qui supporte tout et donc qu’on peut tout lui faire, et qu’elle se taise surtout ou ne la ramène que pour les félicitations, donc je le leur dirais à ma seule manière qui est de  me taire tout en parlant.

Parce que c’est un art de parler mine de rien en se retenant de gueuler et même de parler en mode discours à leur façon, et je ne l’entends pas que des yeux ou des mimiques mais aussi des mots déjoués, ou disons dépouillés de toute brutalité, justement, sans donner non plus dans le suave ou le typiquement féminin, comme ils disent : rien que des mots à moi qui ne disent que ce qu’il faut dire et sans ronds-de-jambes ou viles trappes de décri ou de mépris, juste les mots que m’a tirés ce matin ce putain de mal de jambes et qui vous fait vous tordre malgré vous quand ça vous prend aux reins par la pierre ou à la gorge par la serre.

Je regarde cette salope de Président américain, ses yeux plissés de verrat parfumé, tout enrobé de fausse douceur et qu’on sent trépigner de haine impatiente en débitant ses faussetés douceâtres, mais ce n’est pas que lui que je vois en son image léchée : c’est tout ce qu’il y a de lui en moi, quoi que je dise, tout ce que je retrouve de toi en lui, tout ce qu’il exhibe de ce que nous cachons, sa façon de se dédouaner de tout, sa façon de n’y être pour personne en s’imposant à tout le monde, et ça vaut pour tout le monde, notre façon à tous de nous masquer et de nous cacher et de danser sur le volcan sans voir ce qu’il y a à voir et nous laisser avoir par la beauté du soir.

Enfin voilà, se disait le Romancier ce matin tandis que Lady Light revêtait sa blanche blouse de peintureuse du dimanche avant de se planter devant son chevalet pour y évoquer une aube aux doigts de rose sur le Haut Lac, autant dire : juste ce qu’on voyait de la fenêtre et rien de plus, une fois de plus et jamais la même chose – voilà ce que je lui ferais dire en tâchant de traduire tout ce qu’elle pourrait me confier alors que c’est moi qui l’ai réveillée ce matin sous le coup de lame réitéré de mes foutues crampes.

Cependant Lady Light se taisait, de son côté, l’air pensif et zappant sur son smartphone, ah oui faut que je fasse aujourd’hui les comptes, faut que je rappelle Cécile pour qu’elle me rappelle un truc qu’elle a relevé dans L’Encyclopédie du Tricot, faut que je réponde à Nancy sur Messenger après son Happy Birthday vu que je ne vais plus sur Facelook, faut que je ramène ce soir Lula à Loyse et faut que je lance une lessive mais avant ça faut que je m’occupe du frichti vu que ce n’est pas Lui – je t’en fous de la majuscule – qui va s’y coller avec son air de n’y être pour personne quand il s’est mis dans la tête d’écrire ses deux pages par jour de plus, et my God ce n’est pas lui qui va oublier de faire sa sieste avant d’aller zoner dans les bois en boitant bas et faut que je vérifie qu’il a bien pris ses douze médics, eh mais pourquoi qu’il me regardait ce matin avec cet air si attentif pendant qu’il délirait à propos de ce que ce zéro de Waspy nous montrerait, comme par défaut ou réverbération, ce que nous sommes tous plus ou moins, et quoi encore non mais des fois, tous violeurs pendant qu’on y est, tous brutes virtuelles et tous pareils alors qu’il n’en finit pas de me seriner que nous sommes tous  uniques – et tout ça va s’écrire et se répéter, non mais !

PANOPTICON.- Les mouvements massifs d’adhésion puis de rejet des diverses formes nouvelles de communication relevant de l’exorcisme personnel ou de la compulsion vaniteuse, de la publicité ou du fantasme, dès l’apparition des premiers weblogs et ensuite sur les multiples réseaux sociaux – les fluctuations de la curiosité et de la déconvenue, du fun et du bashing, avaient été observées sur le terrain par Pascal Ferret dont le blog, très fréquenté au début des années 90 du siècle précédent, et commenté par d’innombrables followers, avait été peu à peu délaissé, d’abord par tous ceux-là qui refusaient de s’exprimer à découvert, se camouflant sous pseudos, ensuite par celles et ceux qui n’y trouvaient pas ce qu’ils cherchaient sans savoir à vrai dire ce qu’ils espéraient de ces relations virtuelles les laissant trop souvent trop seuls devant leurs écrans après déconnection; et ce qui était valable pour les blogs le fut ensuite, en nombre beaucoup plus conséquent, pour les réseaux sociaux, et plus précisément sur la plateforme de Facelook excluant plus explicitement l’anonymat et forçant chaque usager à jouer un rôle d’une façon ou de l’autre.

 

20 juillet / 22 mars

NOLI ME TANGERE

L’expansion prodigieuse de l’érotomanie virtuelle, sur la Toile mondiale, dont la Cité des Anges avait fait sa première ressource économique, entre autres hauts lieux occidentaux ou asiates du filmage et du foutage, n’avait pas échappé à l’observation fine et suivie de Pascal Ferret, dans une perspective qui avait peu à voir avec la morale à l’ancienne et tout, en revanche, avec sa perception du fantastique social et de la compassion la plus spontanée.

Pascal se demandait, par exemple, ce que devenaient les jeunes Adonis tchèques, stars incontestables de la galaxie gay porno, et les adorables Lolitas argentines ou colombiennes, quand elles ou ils, la trentaine passée, se faisaient jeter comme des objets hors d’usage ? Et les Indonésiens, les Taïwanais, les Coréens et les Coréennes, les Brésiliens qui s’exhibaient en  famille, comment géraient-ils leurs relations usuelles après telle ou telle séance relayées par x millions de voyeurs solitaires ou en troupes ?

Jamais, à vrai dire, le reporter du Grand Quotidien n’avait fait mine de publier le moindre reportage relatif à ce qu’on pouvait dire l’ubérisation du commerce sexuel, et le chroniqueur du site Résistances s’en abstenait de la même façon, non du tout par retenue morale mais parce que les supports publics, qu’il fussent de papier ou numériques, excluaient à ses yeux la moindre réflexion sereine à propos de ce qui lui apparaissait comme une véritable dévastation des zones sacrées de l’intime.

Pascal en avait essentiellement à l’émotion et à la gentillesse, à la courtoisie poblématique des hardeurs et à la fatigue pour ainsi dire ontologique des hardeuses revenant le soir d’une série de doubles pénétrations et supposées répondre aux questions de leurs vieux parents ou de leurs jeunes enfants. Or les médias ne pouvaient aborder de tels thèmes sans provoquer scandales et traumatismes. Massivement tenus par des professionnels pressés et stressés, formatés pour l’exercice qui leur valait de rester en fonction, les médias excluaient la moindre entrée en matière réelle qui achoppât aux interférences de l’émotion et de la singerie sexuelle. Le voyeurisme des médias leur était consubstantiel, et dénoncer l’hypocrisie d’une société dont ils étaient les représentants les plus arrogants,  pointer le puritain dès qu’une âme sensible  regimbait devant la chiennerie ordinnaire, ricaner de qui se tenait simplement à l’écart du  branle de la meute constituait l’essence même de son amoralité moralisante et sa conformité parfaite à la norme, au dam de toute attention tendre.

Pour avoir perdu son enfant cher massacré par un obsédé de la pureté que taraudait la frustration, Cléo partageait les sentiments de Pascal relatifs à ce désastre mondial dont la crise en cours était peut-être une manifestation visible par l’obligation formelle du pas-touche.

Telle était aussi bien la nouvelle réalité tangible et le premier commandement intercontinental : pas touche  et tous masqués ! Or, n’y avait-il pas de quoi se désopiler à l’instant même où l’incitation au branle de la meute se multipliait et que l’aveuglement général était appelé des vœux de tous les Présidents et de leurs followers !?

Cléo aimait la vieille peau de Pascal autant qu’elle avait retrouvé certaine gaîté dans les larmes après son long grand deuil, quand il l’avait longtemps massée dans son pyjama bleu lui moulant la queue et qu’à la fin il l’avait prise en levrette en lui chantant les petits lapins. Pascal avait laissé tomber l’alcool à cause des treize médics que lui avait prescrit son cardiologue, mais jamais il ne l’abandonnerait, c’était promis et juré : il n’était pas question pour lui de clamser avant elle, et c’était pour elle qu’il s’était relevé de son clash et que, même sans la toucher, il la caressait du regard et de la voix, toussant un peu séchement ces derniers jours mais ça se soignait – tout ça faisait partie du jeu.

Quant à savoir si les lois de la fiction permettraient à Cléo de rencontrer Lady Light un de ces jours, et si le Romancier lui filerait les coordonnées de leur fille Cécile devenue experte dans le maniement des aiguiles double pointes et circulaires, la question restait en suspens. Il en allait d’autres échanges où l’obsession sexuelle latente de la meute se dissolvait comme par magie dans les bonnes vieilles activités des chastes traditions populaires, que ce fût par le tricot ou le jardinage, la cuisine paléo ou l’aquarelle, la danse ou le cadavre  exquis.  

 

21 juillet / 25 mars

LE TOUT ET LA PARTIE

Les mecs c’est quand même particulier, ça c’est sûr, c’est une espèce d’espèce à part, les mecs. Enfin quand je dis les mecs, je m’entends comme si j’y étais, vu que le tout m’échappe, j’en sais rien de la masse des mecs, j’suis pas au courant et j’suis pas pressée de m’y mettre ni d’un côté ni de l’autre, pasque ce que j’en dis ça se limite à Pascal et à ses amoureux, comme je les appelle, plus le père d’Ariel que je laisse avec Ariel, justement, vu que lui et le petit n’y sont plus que pour moi.

Donc ce que j’entends quand je parle des mecs, c’est que Pascal que ça concerne et un peu Vivien, un peu Théo avant Vivien et Léa qu’était un peu mec a sa façon comme la moitié de Théo, et quand je dis particulier c’est pas pour les confondre vu que chacun a sa façon de pas se ressembler et surtout de pas ressembler à ce que Pascal et Vivien appellent la meute en montrant les dents.
Bien sûr on pourrait dit que ce qui distingue les mecs au total est leur façon de montrer les dents, j’entends de rouler les mécaniques et de faire la guerre, mais même là je vois la différence, et ça c’est pas donné à la meute ni à tous les mecs de supputer la différence, pour parler comme Pascal quand il raille.
Je l’entends encore la première fois, bien après mes dernières larmes et mes rages contre les médias à la con: je suppute en vous une force particulière, qu’il m’avait dit comme ça et comme je lui ai fait l’air de pas comprendre il précise: je subodore, voulais-je dire, je conjecture, et nous avons ri pour la première fois alors que le cœur n’y était pas encore. Et le vrai total c’est sûrement ça: c’est le cœur que Pascal met en tout qui le fait si particulier et qu’il y avait aussi chez Théo mais en plus compliqué, le cœur et sa façon de caresser comme s’il en savait autant que toi , mais là ça devient privé.
Et là encore je cite Pascal quand il raille: que certains secrets ne doivent point franchir la barrière de nos dents, et ça vaut pour tout le déballage qu’il raille deux jours sur trois au téléphone avec Vivien et depuis quelque temps avec la petite crapule à santiags aussi raillleur que mes deux amours : tous les secrets qui n’en sont plus pour la meute qui n’a pas de barrière aux dents mais un entonnoir gros comme un dévaloir à la place de la gueule.
Et ça de particulier aussi chez Pascal quand il se réveille et même de plus en plus au fur et à mesure qu’il se fripe et se dépiaute, comme il dit: sa façon de dérailler en délire contrôlé , là encore pour le dire comme il le dit tandis que je fais mes patiences couchée à coté de lui.
Pour la meute j’ai pas besoin de dessin même si j’évite la théorie : j’ai toujours esquivé le groupe et la troupe. Je subodore et suppute que c’était de naissance et d’ailleurs je me souviens que je faisais pour ainsi dire landau à part dès la garderie à la cité de Montrouge, donc plus ancienne que les Hespérides, quand les garderies étaient genre crèches du prolo; déjà là je me distinguais, à ce qui m’a été dit je sais plus par qui. Mais voila que je déraille comme Pascal…
Alors ça encore pour les pieds question de revenir aux choses sûres: que c’est surtout là que je vois que Pascal vieillit, si tu vois ce que j’veux dire.

 

22 juillet / 25 mars

 

MINE DE RIEN
 
L’élégance quasi légendaire de Pascal Ferret, de même que l’art de donner le change qui caractérisait les tactiques et stratégies sociales de Vivien étaient de même nature que la façon du jeune Corentin Fortier de jouer avec les apparences, relevant en somme d’un dandysme parent.
Le personnage médiatique du millenial prenant la pose sur Facelook entre une signature en boîte et la pub d’un parfum a valeur ajoutée de gadget culturel, relevait d’un simulacre de façade qui avait épaté Vivien dès le début de leur relation pseudo mondaine en territoire maori, et plus tard Pascal y reconnut sa propre conduite de défense visant à déjouer, précisément, les simulacres pseudo vertueux de la meute. Il était clair que chacun et chacune, en ce début de siècle où la frime et le frisson de gloriole s’étaient généralisées dans les couches sociales même les plus défavorisées , chacun s’imaginait signant le roman du siècle sous le feu des sunlights tandis que chacune se déhanchait dans son corps de rêve mis en valeur par le string le plus sexy. Comme tout le monde affectait, de surcroît, de relire La Recherche de Marcel Proust (1871-1922) pour la énième fois et de préférer le dodécaphoniste Schöberg au Rondo Veneziano décidément trop light et limite ringard, les âmes sensibles qu’étaient en vérité les trois personnages ne pouvaient qu’avancer masqués tout en évitant les situations présentes qui les eussent contraints à porter le fameux pagne facial plus ou moins obligatoire selon les nations du monde dit libre.
Ainsi Pascal Ferret se faisait -il un plaisir taquin, quand il la ramenait en public,  de ne jamais parler que d’ontologie conceptuelle ou des derniers chics de la narratologie déconstruite, dont il se foutait orbitalement, quitte à revenir sécrétement tous les soirs à ses vieux conseillers Montaigne et Joubert (ou Sénèque et Chamfort, selon l’humeur, ou Madame d’Aulnoy ou le Nippon Bashô) en sirotant son infusion de sauge; et Vivien n’était pas moins adonné aux ruses d’un snobisme de diversion que Buddy se la jouant trash dans ses sardonique imitations de l’incommensurable Véronique Desfentes, grande prêtresse de la nouvelle inclusion globale.
En d’autres termes, leur commun souci d’immunité était le ferment le plus solide de l’amitié singulière ne cessant de s’affermir entre ces trois mecs de trois générations successives, en attendant l’éveil des aiglons et des vilaines petites filles à venir.
La pratique du judo esthète nous est commune, dit un soir Pascal à Corentin venu lui parler juste pour le plaisir de partager la contemplation des dernières lumières de juin du promontoire de l’isba d’été pendant que Cléo filait son bon coton – et ça me rassure, fils de ta mère,  que tu assures à mesure.

PANOPTICON : La mauvaise foi la plus caractérisée marquait, aussi, la façon de Pascal Ferret de s’enchanter physiquement de son état sanitaire personnel, qui se déglinguait à vue d’œil sous le regard inquiet de Cléo, du moins priée de faire comme si de rien n’était.

 

23 juillet / 26 mars

DANS UN MODESTE COIN

 

Le vieux Job pourrait râler du fait que les Services l’aient casé dans le plus moche réduit de l’Institution, mais pas du tout: il est ces jours au-dessus de ça, et tout à coup ça lui est revenu en se rappelant le type qui a sauvé le monde, tout seul avec ses flacons après la mort de sa chère et tendre, la rage au cœur et des larmes plein la gueule dans son logis pourri pire que celui d’Ewa.

La sale tronche de ce Petrov: tout soudain elle lui est revenue quand il regardait les mains d’Olga, l’autre jour à table, ses invectives mais le côté perdu qu’il avait en même temps en foutant à la porte les journalistes qui le harcelaient de questions sans rapport avec les missiles, ces vautours ! Ah ça l’avait remué de voir  le super-héros dans son débarras moscovite, tant d’années après son quart d’heure d’hésitation, aussi mal rasé que lui mais après avoir été en mesure, lui, de prendre une décision qui aurait pu signifier la fin du monde, et je t’en fous qu’on aurait tous été vitrifiés ! Or il était là, sifflant ses bières et refusant de poser pour l’Histoire, comme ils disaient avec leurs airs importants, à croire que toutes ses médailles n’étaient rien et qu’il ne valait pas mieux qu’un pauvre Job sur son tas d’ordures.

C’était pourtant dur à croire mais c’était vrai : durant un quart d’heure, juste après minuit, Petrov avait eu pour ainsi dire droit de vie et de mort sur des millions de gens, mais sûrement qu’il n’y avait pas pensé comme ça sur le moment, tendu comme un militaire drillé dans son uniforme de gradé bien repassé et les yeux fixés sur les multiples écrans dont le moindre signe pourrait l’obliger à appliquer le Protocole – mais ça il devait bel et bien y penser de toutes ses tripes nouées, se disait Jobin en voyant la scène rejouée sur le petit écran de son laptop, ses hommes le pressaient d’agir mais lui seul aurait le dernier mot, et le Protocole appliqué aurait pu déclencher la guerre des mondes, enfin c’est ce qu’on a dit après coup et lui est resté seul avec ça sur les dos, ça et la maladie de sa femme – mais finalement, à ce moment de la pandémie, c’était surtout ces mains, les mains d’Olga, ces mains posées devant lui qui lui avaient rappelé celles de Petrov, ces mains qui lui parlaient, comme qui dirait, dans ce langage qui ne mentait pas. Note que moi j’aurais pu le supprimer facile, le monde, se dit encore Jobin en se rappelant ses propres hésitations à d’autres moments: suffisait du fil d’un rasoir ou de sauter de mon septième dessus aux Hespéride, et Job le nul se la jouait le Minuteman à sa façon, ni vu ni connu et tout aurait été réglé en protocole perso.

Tout cela relevent évidemment de la conjecture, se dit maintenant le Romancier de son côté, et qui peut dire que Petrov a vraiment joué le rôle historique qu’on lui prête, et comment rendre la sensation, qu’on pourrait dire de réalité augmentée, qu’éprouvent les gens à ce moment de l’histoire, précisément, que marque la crise mondiale dont on dit tout et le contraire ?

Cette histoire de mains et de pieds, cette façon de s’arrêter à certains détails qu’il observe, les visages et la façon de parler des gens ou leur insistance à se répéter certaines formules du genre prenez soin de vous et autres  take care, et ce ton un peu plus grave et parfois solennel qu’auparavant, ce mélange de compassion réelle ou feinte, enfin et surtout la sidération diffuse qui imprègne  le monde et suscite les réactions les plus diverses, du déni faussement désinvolte au souci à la préoccupation frisant la psychose, tout cela il faudrait l’exprimer le plus simplement du monde, se dit le Romancier, avec autant d’exemples que de détails, mais son propre souffle se fait court, il a ces derniers jours des courbatures qui l’inquiétent sourdement sans qu’il en fasse état même devant Lady Light, l’histoire de Petrov dont il a vu le film hier soir sur son MacPro, l’a amené au bord des larmes et l’idée de la refiler à Jobin a relancé son émotion, à croire qu’il vit en phase avec cette putain de crise et que tout ce qu’il écrira ces prochains jours sera lesté d’un autre poids qu’à l’ordinaire.

PANOPTICON : Alors même que le débat sur la prétendue « fin de l’Histoire » proclamée par l’économiste et politologue américain Francis Fukuyama  n’en finissait pas de tourner à vide,  la qualification « historique » de faits qui eussent paru insignifiants en d’autres époques – de telle péripétie sportive à tel déchaînement des éléments naturels -, fit florès dans le langage médiatique, et jamais on n’avait ressassé à ce point l’affirmation qu’il y aurait un Avant et un Après la pandémie dont on ne savait même pas,  au moment de l’exprimer, si elle finirait avant ou après la vacance estivale de cette vingtième année du siècle en cours.

 

24 juillet / 30 mars

DEUX GENTILS GARÇONS

De même que Jocelyn tirait sa force rare de sa fragilité physique constitutive, était-ce sous son apparent je m’en foutisme que Corentin Fortier dissimulait sa véritable nature grave et tendre, aussi sérieuse que celle de son nouvel ami qu’il taxait de dandillero.

Deux drôles d’oiseaux, se seront probablement dit les clients non avertis du Rosebud, ce soir-là de leur première rencontre, alors que tous deux avaient respectivement rendez-vous avec Vivien (enfin retrouvé par Jocelyn après tant d’années) et la compagne de Buddy qui n’arriverait finalement qu’en fin de soirée ; étrange paire en effet que celle de ce fin dandy à la dégaine de Blaise Pascal pensif en costume trois pièces Gucci-Pucci, le regard à la fois très très doux et super incisif, et ce jeune merle bleu en perfecto noir à clous dorés et très très étrange strabisme, l’un et l’autre ayant commencé de se parler sans autre raison qu’une immédiate curiosité à fleur de peau et de sourire et sans la moindre équivoque sociale ou sexuelle.

La gentillesse de Corentin n’était pas évidente, selon l’expression consacrée, mais le radar sensible de Jocelyn l’avait immédiatement perçue a certain pli gouailleur de la bouche du joli millenial et à sa façon d’éclater d’un rire clair.

– Et vous me dites que vous connaissez Saki et H.H Munro, s’était exclamé Jocelyn après qu’il eut interrogé le présumé barbare sur ses improbables lectures. Sur quoi la surprise du vieux pseudo-décadent demi-désabusé n’avait fait qu’augmenter en découvrant que le jeune quasi-junkie d’apparence kiffait grave Monteverdi et Lester Young et préférait les séries islandaises aux débats sur l’enfance en détresse.

– Jocelyn faudra vraiment qu’on s’écrive des lettres tous les jours à partir de ce soir minuit, avait lancé Corentin à son nouvel ami quand Julia avait fini par se pointer au Rosebud, et Jocelyn de répondre :

– We keep in touch Buddy, sul serio.

Et de fait, si surprenant que cela parût en ces temps où toute correspondance écrite semblait représenter le tréfonds de la désuétude limite ringarde, les deux amis n’avaient plus cessé de s’écrire pour le seul plaisir et souvent sans se dire autre chose que de gentilles banalités du jour le jour.

Pascal et Vivien convinrent un peu plus tard, parlant de Jocelyn et de Corentin, que ces deux -là étaient les personnages les plus gentils de leur connaissance, non sans se demander à quoi tenait cette particularité. Était-ce la foi consciente ou inconsciente des deux types en un Dieu foncièrement bon, ou était-ce le même genre d’enfance prolongée qui les rendait si poreux et si semblablement sensibles au comique profond des choses de la vie, était-ce force ou vulnérabilité ?

Ce qui était sûr, c’est que les extraordinaires derniers écrits de Jocelyn Choiseul, publiés à peu d’exemplaires chez un maître artisan de la typographie à l’ancienne, n’épatèrent point tant Corentin par leur édition confidentielle que par leur totale alacrité inventive et leur folle beauté. Ce mec est le trouvère de la Supercouille, pensa-t-il en se rappelant sa surprise à la découverte de ces deux ouvrages passé complètement inaperçus de tous. Par la suite, une seule page de Jocelyn suffisait à plonger le jeune auteur dans une rêverie sans fin , qu’il revînt au récit d’une seule coulée de La forêt mystérieuse, formée d’une phrase prodigue de prodigieuses images mais sans le moindre signe d’arrêt ponctué, ou qu’il reprît n’importe où le fort volume des Arias de la mortelle joie que Jocelyn avait composées après la longue agonie et la mort de sa dernière épouse.

La gentillesse de Jocelyn me rappelle la phrase de je ne sais plus qui que j’ai notée je ne sais plus où, pensait Corentin en s’efforçant de déchiffrer le dernier des messages toujours à peu près illisibles de son compère, quelque chose comme «nous ne sommes pas désespérés mais nous nous trouvons dans la perplexité», ce qui me semble la meilleure façon de faire la pige au grand n’importe quoi, et Jocelyn avait eu le même genre de pensée en découvrant, dans l’enveloppe de la énième lettre de Buddy la gouape reçue la veille, cette série de tankas imités du japonais et modulant, dans une sorte de mélancolie radieuse, la calme acceptation du pire et du meilleur qui caractérisait le regard sur le monde du gentil Corentin Fortier.

25 juillet / 25 mars

AU NIVEAU DU RÉEL

 

Ewa ne fit pas de vieux os chez la Frau Doktor, sans se douter qu’elle irait, passant de Vienne à Salzbourg, d’une situation calamiteuse à l’autre avant, remplumée par de strictes économies et dotée des permis idoines, de retrouver son Tadzio presque adolescent et d’atterrir, des années plus tard, à L’Espérance où elle rencontrerait le vieux Jobin, mettons aux deux tiers de la quatrième saison de la série panoptique.

Celle-ci réaliserait, en somme, les sauts quantiques de la relativité appliquée à la temporalité de la fiction narrative, au sens où l’entendait le fameux physicien bernois Albert Einstein dans ses rêveries d’adolescent tenté par la poésie.

La pieuse Gundula, cousine de la Frau Doktor et séparée de l’Algérien Rachid quand elle accepta d’employer Ewa au noir, présentait l’avantage (pour Ewa précisément) d’être absente de chez elle la plupart du temps, lequel se partageait entre ses visites évangéliques au porte-à-porte et le tea-room Mozarteum où elle rendait mentalement ses comptes au Seigneur, lequel l’aidait à avaler les couleuvres de sa rude journée à se faire insulter deux fois sur trois ; et le soir, devant un Café Mélanche qu’elle partageait avec Ewa, sa mission reprenait invariablement de convertir cette âme apparemment enkystée dans ce qui lui semblait un relent de nuit spirituelle à coloration polonaise voire socialiste.

Quand, à la fin de la première soirée durant laquelle Ewa lui avait raconté ses vicissitudes diverses, sans faire mine jamais de s’en plaindre, comme si celui qu’elle appelait son ange gardien (nul autre, en réalité, que l’enfant Tadzio resté à la garde de sa mère dans le combinat, ce qu’elle avait eu le tact de ne pas préciser devant une dame sans enfants) l’avait préservée de toute forme de dépression ou d’aigreur, Gundula n’avait pu s’empêcher d’interrompre son récit en  lui balançant La Question qu’elle posait au début de chacune de ses visites (« Et maintenant, dites-moi, où en êtes-vous avec Lui ? »), Ewa n’avait pas paru comprendre ce qu’on lui demandait, visiblement troublée par le caractère abrupt de la question et  semblant en appeler à sa répétition de sous forme plus précise, comme si ce «Lui» avait pu être l’horrible Doktor viennois, le  père d’Ewa mort à Wilno à la fin de la guerre ou Dieu sait encore qui d’autre ?

Cependant un excès de fatigue, que la pieuse Gundula était tout de même en mesure de comprendre malgré son impatience militante, et l’air accablé avec lequel Ewa avait regardé sa nouvelle employeuse  à ce moment-là, avait tenu lieu de réponse à la question et de conclusion provisoire au débat, assorties d’un long et lourd soupir de lassitude.

Plus tard, à la sortie de la salle de bain de modestes dimensions qu’elles partageraient pendant quelques mois, Ewa, dûment rafraîchie et se réjouissant de se glisser entre de bons draps bien propres au doux parfum de lessive autrichienne, avait promis sans rechigner de lire la brochure que Gundula, en robe de chambre de tissu de peluche  bleu tendre à motifs texturés, lui avait remise à la porte de sa chambre avant de lui souhaiter une nuit bénie.

PANOPTICON : Après son enquête suivie sur la secte multinationale de la Nouvelle Lumière, le journaliste en retraite Pascal Ferret n’avait pas continué ses investigations dans ce domaine alors même que se développaient, à l’échelle mondiale, les réseaux d’un évangélisme panaméricain de mieux en mieux structuré au double point de vue de l’implantation sociale et de l’influence politico-religieuse. Quant à l’origine de l’engagement de la pieuse Gundula dans la mission autrichienne, elle datait d’après sa rencontre et son mariage civil avec Rachid Belbachir sans qu’on puisse dire si c’était leur rupture qui avait encouragé son engagement ou si celui-ci avait provoqué la mésentente du couple.

 

26 juillet / 26 mars

DOULEURS

Jocelyn connaissant le secret d’Olga, il était en outre l’un des seuls visiteurs habitués de L’Espérance à se trouver admis dans la vaste chambre de l’ancienne pianiste avec vue sur le Haut Lac, et ce fut avec la plus vive attention, une fois de plus, qu’il écouta ce jour-là le récit des douleurs nocturnes de sa vieille amie.

C’est à croire qu’ILS m’en veulent tout personnellement, lui avait-elle lancé avec une espèce de sourire de toute petite fille, comme s’ils prenaient plaisir à me taquiner en me déchirant les fibres et les tendons avec leurs tenailles et autres instruments chinois ; je n’en ai pas dormi pendant trois heures, mais  comme je me distrayais de la Doulou en zappant sur ma bécane, voilà que je tombe sur un long courriel de l’Avocat qui me raconte une telle horreur que je me trouve tout soudain toute revigorée et reconnaissante à notre ami de Berlin – d’ailleurs il me prie de bien vous saluer, Marquis – de me rappeler que d’autres en chient plus que nous dans notre admirable monde.

Et c’était vrai qu’il y avait de quoi compatir doublement, s’était dit Jocelyn in petto – qui savait évidemment de quoi il parlait après avoir vécu ce qu’il avait vécu avec Léonore – tant en ce qui concernait les douleurs nocturnes d’Olga que pour la pauvre Larissa, laquelle prouvait du moins qu’on pouvait traverser les enfers et en ressortir

L’histoire de Larissa était vraiment banale à pleurer ; c’était le bas bout du tout-venant des faits divers comme il y en a trente-six dans n’importe quel journal, mais Jocelyn était aussi attentif à ce que sa vieille amie lui racontait de seconde main que s’il avait entendu Larissa elle-même le lui raconter comme l’Avocat racontait qu’elle le lui avait raconté. De même Olga en faisait-elle une affaire personnelle. J’veux dire, disait-elle, que ce qui arrive à Larissa nous arrive tous les jours même si nous nous aveuglons. C’est l’histoire de Cosette, avait pensé Jocelyn, c’est la vieille histoire de l’enfant malmené comme il y en a tout plein chez Dickens & Co, l’Avocat rappelait à Olga qu’il y avait des milliers de vierges violées chaque année en Allemagne et partout et que ça faisait  autant de petits paquets indésirables et parfois jetés aux ordures, dans les pires cas, et pourtant l’histoire de Larissa était unique, l’Avocat lui-même l’avait vécu comme une histoire unique même s’il en avait des tas d’autres du même sac, et s’il la racontait à Olga ce n’était pas par sadisme, alors qu’il connaissait ses tribulations et son secret autant que ce Jocelyn dont elle lui avait maintes fois parlé, mais parce qu’il savait que la douleur la plus vive est comme une aide à vivre – va comprendre ça mais je le vois tous les jours au Tribunal.

Donc Larissa, tant d’années après,  relance l’Avocat sans trop savoir pourquoi, à peu près quinze ans après les faits survenus quand elle en avait quatorze. Disons qu’elle avait passé par hasard devant la maison  de ce Lackner et que ça lui était revenu si fort, tout à coup, une éternité après ce cauchemar, qu’elle avait eu besoin d’un café et qu’il y avait un téléphone au café du coin de la rue et que l’idée lui était venu de faire un signe à l’Avocat pour lui dire, comme ça, que tout allait bien, qu’elle était mariée à un bon gars, qu’ils avaient deux filles et que donc la vie continuait.  Sur quoi l’Avocat lui avait dit qu’il se rappelait son histoire comme si c’était d’hier : le père au chômage depuis vingt ans et la mère aussi perdue que lui dans l’alcool, le jour où Lackner également défoncé à la bière s’était pointé dans leur appart en slip et la menaçant d’un couteau pour la traîner chez lui, la voisine qui avait tout vu et laissé faire vu qu’on ne s’occupe pas de ce qu’il y a dans la marmite d’à côté, et le très sale moment, et des mois après les autres plus sales moments encore de sentir en elle des douleurs grossir jusqu’au moment où cette chose gluante était sortie d’elle déjà morte, et les ciseaux et vite à la cave, et les pompiers et les policiers, le tribunal et l’Avocat, vous vous souvenez – s’il se souvenait ! et le plus surprenant enfin, après qu’il s’était tout rappelé jusqu’à la condamnation de cet affreux Lackner, pas inquiété pour le viol mais tombé pour une autre affaire – le plus surprenant qu’avait été la petite lettre que  Larissa lui avait envoyée quelque temps après avec une photo de ses deux filles, encore reconnaissante pour le téléphone et lui écrivant qu’elle rêvait parfois du petit mort-né resté tout seul dans la cave, qui était un garçon et lui manquait.

Ensuite je me suis reprise, avait conclu sa vieille amie en faisant un clin d’œil à Jocelyn : double dose de sulfate de quinine et le  grand verre que vous voyez là comme moi à ras bord d’eau additionnée de Paracetamol, et ce midi vous êtes mon invité – passez-moi donc ma canne blanche…

 

27 juillet / 26 mars

 

HONNI SOIT QUI

 

La proposition de Skam-Brésil d’intégrer Corentin Fortier dans le casting du pilote de la nouvelle websérie latino lancée à l’initiative de son agent transgenre parvint à Buddy alors qu’il s’apprêtait, coïncidence piquante, à procéder aux repérages de son propre projet, monté avec son ami Blackie, de scénariser et de tourner une adaptation télé de son Vodka-cola Pokeren voie de devenir culte sur papier.

L’attrait du million de réals brésiliens qui se trouvait à la clef du contrat qu’on lui proposait n’était pas étranger à la tentation d’accepter la proposition des producteurs masqués – tout le monde, alors, était masqué au Brésil, sauf le Président -, mais Corentin craignait de blesser la susceptibilité de Blackie – le rare défaut mais extrême de son ami bantou -, en risquant des collisions horaires et autres embrouilles dans les retombées médiatiques des deux entreprises ; cependant la formule même de Skam-International, jouant sur la prétendue honte viscérale affectant les millenialsdès leur treize ou quatorze ans, filles et garçons confondus, lui avait toujours paaru d’un tel baroquisme, dans le mélange de flatterie et de mauvaise foi caractérisant les nouvelles relations entre générations, qu’il pressentait que sa fondamentale curiosité ferait la différence et la décision finale, possiblement à l’insu de Blackie.

– À condition que tu n’en souffles mot au Bantou, avait-il donc fini par texter à l’adorable Adrian, vu que nous partons demain en repérages au fin fond des provinces qui feront le décor top de notre sitcom, je suis partant, étant entendu que tous les frais de jets transatlantiques sont à la charge de la prod, et c’est sept fois trois jours de tournage comme tu me l’as annoncé, et je meurs à la fin de la première saison même si la websérie cartonne ; et pour le reste c’est toi qui as le blanc-seing, donc à toi la gloire en bonus.

Le deal convenait à l’adorable Adrian, peste aux cheveux bleus qui était en affaires un dur à cuire et se serait fait hâcher pour un sourire de Corentin, son idéal créatif en lequel il pressentait un potentiel vendeur du tonnerre ; et puis la honte, en l’occurrence, était sa fierté.

Au même moment, le Romancier prenait quelques notes sur un des ses carnets à propos du revirement du Président brésilien qui, après avoir annoncé son test positif, espérant visiblement en imposer à ses concitoyens en feignant de prendre la chose  comme une passagère éruption d’acné, venait de proclamer le contraire pour jouer du contre-effet  avec la même pseudo-ruse rouée de brute épaisse à lippe de tueur.

Ce crétin n’est fier que de sa fierté, avait-il murmuré dans le cou de Lady Light alors que tous deux se trouvaient encore couchés dans le silence matinal de la Datcha à peine pointillé de rares chants d’oiseaux ; et ladite Lady, en train de consulter les dernières News mondiales sur sa nouvelle tablette, de renchérir en remarquant que ce matin c’étaient les caddies guatémaltèques du Président américain qui tombaient comme des mouches sur les parcours de golf de Floride dont le taux de mortalité virale était de nouveau en pleine ascension.

D’ailleurs cette idée des Nordiques de lancer une série sur le thème de la honte éprouvée par les ados supposés mal dans leur peau est moins idiote et moins démago qu’on pourrait le penser, réfléchit encore le Romancier à voix haute  – et ça parle visiblement à tous les kids, ajouta Lady Light après avoir constaté la chose de son  côté, on croit que le succès n’est fait que de frime et de foutaise mais ça dit quelque chose et peut-être bien plus que les choses sans importance que débitent tous les jours les gens importants, et sans te flatter je trouve super ton idée d’imaginer un Skam brésilien – tiens je te ferais bien une spécialité si que nous en avions encore l’âge, foi de vieille peau…

PANOPTICON : La websérie nordique Skam, modulation douce de la série anglaise antérieure Skin, concentrait à peu près tous les standards de l’époque en termes de production et de réalisation, mais aussi dans la sélection de ses personnages représentatifs de millenials entre 15 et 18 ans (l’innocente et la bêcheuse, le marrant et l’obsédé, l’homo en voie de coming outet la noire musulmane, etc.)  et plus encore dans ses intentions idéologiques (à coloration plutôt morale que politique) et la distribution thématique de ses séquences le plus souvent brèves,  jouées en temps plus ou moins réel et diffusées simultanément sur diverses plateformes numériques et autres réseaux sociaux et applications, avec un impact particulier via  Facelook et Pictogram.

27 juillet / 27 mars

LE SAGE INCONNU

Vivien et Pascal avaient beau ressentir toutes choses de façon très proche, en mecs à la fois souples et lisses de peau et de mental passionnés de sports divers sans en pratiquer aucun: leur plaisir constant, et ce matin-là plus que jamais, n’en était pas moins de se contredire à tout moment ou de se forcer à plus d’exactitude et de précision, ou moins de péremption, selon l’humeur, pour l’heure excellemment batailleuse.

– Et ne me dis pas, sous peine de conflit matinal, que nous étions faits pour cette époque de lémures, avait lancé Vivien à son pair aîné, et que sous le Sforza nous n’eussions pas fait tous les deux merveille, toi comme DJ de la cour et moi dans la préparation des fastes festifs et des events à tout casser !

-Les temps de zombies que nous vivons sont au contraire du dernier captivant, rétorquait Pascal juste levé et se tenant penché vers le Haut Lac en clignant de l’oeil à son cher fox  Scoopy, et les ingénieux de notre acabit ne devraient pas s’en plaindre. Le chien reste le chien, que diable, et nos admirations nous feront survivre: voici, diabolo, ma pensée fraîche de ce matin. Mais tu ne vas pas, et là je supplie, me faire la farce d’être d’accord. D’ailleurs le Sage inconnu corrobore.

Et profitant de l’appli gratuite ChatApp, les deux complices, désormais inséparables-malgré-la-distance, sans masques et sans réserve verbale, s’entraînaient mutuellement à ferrailler pour se sentir plus sûrement vifs et en phase en dépit des trois lustres d’âge les distinguant au dam des principes angéliques – les artères de Pascal le lui rappelaient à tout moment -, et cela pendant des heures.

-Vous me faites penser aux ados de Skam ! avait osé persifler Cléo dont ces interminables téléphonages attisaient tout de même, un tant soit peu, la jalousie naturelle, sans ébranler le moins du monde l’égoïste plaisir des lascars à croiser le fer.

-Tu sais que j’ai toujours été et serai toujours plus guelfe aux gibelins et gibelin aux guelfes, reprenait une fois de plus Pascal, sachant que Vivien lui répondrait forcément: et moi tout au contraire de toi je suis tellement gibelin aux guelfes que les gibelins m’accusent plus que jamais d’être guelfe dissimulé à leur dam.

Quant à l’empêchement général du sport, aux stades interdits et aux performances exclues excluant donc l’afflux des ordinaires liquidités, Vivien s’en était réjoui à tel point que Pascal, d’une qualité de perception moins rigide et compatissant même au désarroi des champions cousus d’or, lui avait fait valoir que c’était manquer un peu de coeur, mon cher, et surtout s’illusionner de penser qu’un quelconque effet roboratif résulterait de cet effondrement, autant qu’il en irait de la faillite du tourisme massif et des concerts mahousses.

-Le sage inconnu déconseille les larmes, jeune fou, mais il n’en appelle pas pour autant à se féliciter trop tôt de voir le mal attaquer le mal. Et Vivien piqué au vif: ce que tu prétends le mal est la vie même et c’est une chose sûre et vieille comme la vie. Alors Pascal: ce que tu appelles la vie n’est qu’une réduction de ce qu’est en réalité la réalité que même les ingénieux ne parviennent à définir, pas mieux en tout cas que le populo quand il se contente soupirer son sempiternel c’est la vie

Or, feignant de loin en loin l’impatience, tandis qu’elle dépotait la sauge ou rempotait le cyclamen, surveillant la pousse des laitues et traquant la limace, Cléo ponctuait le ramage des garçons de piques aussi congrues qu’inefficaces mais ajoutant en somme à la bonne humeur musicale.

Ce qui compte, mon  cher Vivien, avait dit une fois Arnim Goldau retrouvé par celui-là à la terrasse de La Coupole après le premier épisode du Rosebud, est la tonalité de l’amitié plus encore que la réalité solide de celle-ci. Que sait-on de l’amitié ?  Comment l’éprouver et le faut-il ? Et que diriez-vous de la nature de la musique à un sourd ?

Et cela parlait évidemment à Pascal plus encore qu’à Vivien, quand celui-ci lui eut rapporté les propos de Goldau, qui le ramenaient incidemment à sa première lecture du Sage inconnu, tant d’années auparavant, peu après ce qu’il appelait sa seconde naissance, donc bien avant ses fuites en avant et ses délires alcooliques, donnant pleinement raison, soit dit en passant, aux formules du Sage relatives aux actions de l’esprit nées des seules idées adéquates et aux passions dépendant des seules idées inadéquates.

Mais le savoir et le vivre étaient deux choses, Pascal le passionné le savait et savait que Vivien, non moins sujet aux excès sentimentaux et sensuels, le savait autant que lui quoique prétendant le contraire : que la Joie n’est pas le salaire de la vertu ni le contraire de la tristesse, mais la vertu elle-même, dont le même Sage inconnu avait écrit quelque part qu’il lui arrivait de lancer du foutre et d’assassiner, enfin que leur amitié n’était pas la récompense sonnante et trébuchante d’une dilection méritoire mais l’amitié même consistant à frayer sans se regarder trop, à s’effrayer des mêmes démons mesquins sans leur donner trop de prise au détriment des choses bonnes et mauvaises de la vie bonne et mauvaise ; et comme l’avait dit aussi Armin Goldau à Vivien, ce qui comptait le plus dans le senti relationnel (ainsi parlait le Dr Goldau assumant son spécialisme ) était la tonalité tenue et maintenue par l’exercice implacable de la mutuelle clémence évidemment corsée d’ironie constante et de gaîté rosse.

 

29 juillet / 29 mars

JOURNAL SANS DATE

VI

La période du confinement strict pour tous fut marquée par un double sentiment général de sidération et d’agacement mêlé de soumission réelle ou feinte, sous l’égide d’une Autorité très officiellement affirmée par la voix gouvernementale dans la plupart des pays, relayée par les médias principaux aux ordres,  alors que d’autres pouvoirs décisionnaires ne cessaient d’interférer et de provoquer hésitations et retours échappant au commentaire habituel du Café du Commerce soumis au même régime du confinement que tous les établissemenets publics. Tel ministre en charge de la santé était devenu l’image pour les uns du père protecteur aux directions disciplinaires salvatrices, alors que d’autres percevaient en lui les prodromes d’un abus de pouvoir aussitôt dénoncé par les conservateurs s’il était socialiste ou par les progressistes s’il était néolibéral.Ce clivage apparaissait de plus en plus comme une sorte de caricature obsolète, dont profitaient encore quelques officines médiatiques antagonistes, principalement en France parisienne où s’observaient les dernières convulsions d’une idéologie binaire aux postures accusatrices symétriques dont toute décision gouvernemenatle faisait les frais, le Gouvernement se trouvant lui-même en butte à la même schizoïdie chronique avec autat d’efficacité relative que d’impuissance non moins patente.  L’illusion entretenue dans quelques rares pays, tels la Suède ou le Brésil, selon laquelle le laisser-faire aboutirait à une immunité collective attestée par certains scientifiques qualifiés, dura moins que ce que durent d’autres illusions entretenues par d’autres pointures de la Science éprouvée, tandis que l’incertitude faisait et défaisait les opinions et les actes des uns et des autres dans une atmosphère de vague peur et de vague colère diffusant une sorte de vague brume psycho-physique   parfois traversée  par  des groupes de seniors masqués sortis de chez eux pour signifier leur impatience d’être stigmatisés tandis que sur les rivages ou les clairières de l’arrière pays retentissaient les échos de sauteries juvéniles immédiatement dénoncées mais rarement punies tant chacune et chacun – collaboratrice ou collaborateur des offices de la vigilance commune sommés, au téléphone ou sur Facelook, par les délatrices et délateurs anonymes, de sévir au plus vite -,  hésitaient sur le protocole à suivre en ces occurrences à tout moment brouillées par de nouvelles informations supossant mise à platou pesée d’intérêt– le vocabulaire de crise se développant lui-même comme une proliférante contamination du langage où le concept de « bulle sociale », forgé en Belgique royale,  ferait plus tard figure de métaphore opératoire en plein déconfinement caniculaire…

Même jour, le soir.

CE MAL ÉTRANGE

(Un rêve )

– Pas drôle de vieillir, lui dit alors cette femme qu’il lui semblait reconnaître dans le rêve, et Pascal sentait en lui comme un mal indéfinissable dont il ne ferait aucune état à quiconque, Cléo comprise, et que sans doute il s’efforcerait de minimiser à ses propres yeux

Quelque chose de cette maladie le concernait-il en quoi que ce fût, et d’ailleurs de quelle maladie s’agissait-il ?

Peu de temps auparavant, mais ce devait être dans un autre rêve, il avait morigéné cette femme qui prétendait vivre sous le même toit et lui nettoyer ses fusils, alors qu’il n’avait rien contre elle qui se lavait si ostensiblement les dents sur les publicités du moment.

Il avait oublié son nom et ne savait plus quel film on avait décidé de tourner à partir de ses reportages déclarés d’intérêt particulier par l’Autorite compétente .

Il devait y avoir une issue par laquelle échapper à cette sensation d’oppression qu’il éprouvait en respirant.

Il ne le dirait à personne – il s’en faisait un point d’honneur, mais il lui semblait qu’il commençait à ne plus pouvoir respirer à cette altitude et dans les circonstance particulières de ce temps et de ce lieu.

Puis il se réveilla et Cléo lui lança :

– Pas drôle de vieillir…

 

30 juillet / 30 mars

CE QUI NOUS CHANTE

Il va de soi qu’en d’autres temps, disons au siècle de Port-Royal ou des mousquetaires du Roy, à Venise ou à Londres en confesseur de courtisanes ou de jeunes lords que lui auraient confié les pères de ceux-ci afin qu’il leur enseignât le français subtil, Jocelyn eût fait un religieux tout à fait présentable ou un précepteur que se seraient recommandé les meilleurs familles bourgeoises ou nobles alors que lui-même était d’extraction moyenne à la fois provinciale et momentanément implantée à Montparnasse, la brasserie du père y ayant prospéré quelques décennies tandis que lui-même, vers ses frêles dix-huit ans, s’était vu confié au psycho-analyste Chesterfield par ses parents inquiets de le voir traîner son spleen métaphysico-érotique.

– Et que retenez-vous de la psycho-analyse, lui avait demandé Olga ce jour-là à leur table écartée de la salle commune de L’Espérance, tandis qu’elle émiettait ses Grissini en sirotant sa Suze apéritive, ce brave Alfie vous a-t-il convaincu de ne pas coucher avec votre tavernier de père après avoir occis votre mère, ou vous a-t-il fait découvrir votre celtisme profond en vieux nostalgique des batailles anglo-françaises  qu’il a toujours été, comme il l’a seriné à l’un de mes ex titré au Savage cluboù ils frayaient tous les soirs, des années avant mon propre séjour londonien ?

Songeur pendant ce début d’interogatoire, Jocelyn avait souri à l’énoncé de l’enseigne du Savage, où sans doute il en avait appris sur le monde et lui-même plus que sur le divan de Chesterfield.

– Je ne sais pas, répondit-il du ton le plus évasif qu’il aimait affecter quand il s’apprêtait à dire le plus précis de ce qui lui tenait à cœur. Ce qui est sûr est que ce temps passé dans les jardins le matin et dans les clubs le soir à ne rien fiche que lire et converser avec mon ami Jean-Patrick amorçant sa carrière d’ingénieur atomiste a fait de moi le Bartleby bis que vous connaissez, ou la réplique d’Oblomov, c’est à savoir la parfait jean-fotre adonné aux  travaux de plume que vous savez, et maman qui craignait pour ma santé à me voir fréquenter un peu trop les petites Bretonnes de la rue d’Odessa, au moindre temps que me libérait le lycée, et papa qui avait conpris que je ne lui succédérai jamais dans les arcanes cafetières, étaient non moins rassurés et surtout contents de me voir retrrouver la sérénéité de jeune vieillard qui ne m’a pas quitté depuis lors, sauf après le mauvais coup que m’a joué ma vilaine Léonore.

À Jobin qui les épiait de loin, penché sur son laptop et portant un masque depuis qu’il toussait sec, les deux commensaux paraissaient des personnages d’un autre temps, alors même que lui seul tranchait réellement, par sa mise de vieux rocker  (leggins roses et sweat fripé aux armes de Motorhead) , sur le style vieille Europe de L’Espérance où le gotha de la bonne société frottée d’arts et lettres avait traîné ses convalescences avant sa transforation en institution étatique de réhabilitation hélas mal préparée à la dévastation virale en cours – mais c’était une autre histoire qui ne semblait préoccuper ni Jocelyn ni la prétendue aveugle à vrai dire malvoyante autant que malpensante.

– Donc vous avez toujours fait ce qui vous plaisait, ce que vous aimez et ce qui vous chante et vous enchante, et vous avez écrit plein de livres que tout le monde aimerait si tout le monde perdait son temps  à les lire, poursuivit Olga en levant son verre aux délices atroces de ce monde en train de sombrer (pensait-elle) comme il en allait depuis les temps de l’archonte Noé et ses animaux  ou peut-être même avant – croyait-elle savoir.

– Je vais vous le dire de façon à la fois consternante et consentante, car je devrais vous consterner à me voir user avec un tel consentement du volapück des temps qui courent, tant j’ai le faible de lui trouver des charmes quasi exotiques: j’assume à fond, au risque de vous paraître chelou, je me sens à vrai dire hypercool, je suis à nos âges plus funk y qu’au temps de m’allonger derrière un prétendu spécialiste de mes arcanes psychiques, et il n’est rien, y compris l’absence insupportable de Léonore, éprouvée bien avant son dernier souffle dans les errances vertigineuses que vous avez observées tout au long de son long dernier séjour en ce lieu même, rien qui me gâte l’allégresse constante de m’éveiller sous le lilas fleuri et de le chanter.

 

31 juillet / 30 mars

JARDIN SENSITIF

La mélodie de votre Jardinier peut sembler terriblement profuse et même confuse, avait dit Armin Goldau à Vivien après que celui-ci lui eut offert le pavé fleuri de l’inénarrable hassidim fondu en écologie, il y a chez lui ce qu’on pourrait croire de la jobardise à la Bouvard et Pécuchet, mais il faut écouter mieux. Enfin quand je dis il faut c’est un peu de moi-même que je me gausse…

– Psaume Number One, l’avait interrmpu Vivien : heureux celui qui ne s’assied point à la table des moqueurs…

Affirmatif, comme on le dit aux armées. Se moquer part d’un bond naturel de défense, mais il faut obéir au Psaume. En fait tout est dans le Psaume.

– N’empêche que vous avez répété l’injonction sentencieuse, alors même que vous vous gaussiez du coté pastoral de Silesius. Mais j’abonde quand vous vous moquez de la façon du nudiste de nous seriner ses « il faut » en affirmant qu’il faudrait bannir cet « il faut » de nos locutions diurnes.

Ce plaisant dialogue avait été amorcé au Lucernaire entre les deux nouveaux amis, à propos du pamphlet mystico-naturiste de Ghislain Silesius, le néo-minimaliste non violent (sauf en matière de défense de Gaïa notre Mère-la-Terre) dont le Jardin sensible, sis au bout du Haut Lac entre les roselières et la plaine maraîchère, avait fait plusieurs fois la UNE des magazines lancés dans le véganisme et la vie simple, après que Vivien eut remis un exemplaire de son dernier Opus de la part de Pascal Ferret qui connaissait Silesius de longue date et avait participé au finacement participatif de La Clairière des âmes, en tenait une vingaine d’exemplaires dans sa bibliothèque de l’isba d’été et avait dit à Vivien, avec un clin d’œil, que le psy anarchisant pourrait y herboriser à sa guise.

– Vous me rajeunissez, copain, avait poursuivi le sage Armin Goldau en sirotant son diabolo menthe, et la survivance de ce Silesius se promenant tout nu sous son burnous me conforte en somme dans ma conviction que rien n’est perdu même avec un zeste de jobardise ; et puis il y a, dans cette Clairière des âmes, un relent en somme sympathique de rousseausime dépassé par l’esprit faussement candide de Voltaire, ce qui ne m’étonne guère de la part d’un juif orthodoxe défroqué jamais guéri des férocités d’une mère couveuse – l’essentiel tenant aux détails des observations de son anthropologie buissonnière. C’est là qu’est sa mélodie, je trouve.

Or Vivien, à ce moment précis de sa réflexion panoptique évidemment stimulée par la crise mondiale, appréciait le bienveillant accueil fait par ce Dr Goldau tout bardé de multiples titres académiques, aux élucubrations mondialistes de Silesius comme traversées par les traits d’un génie forestier et rejoignant quelque part son intuition personnelle relative à L’Ordre secret de l’univers.

Au demeurant, l’idée de Pascal de le conduire au Jardin sensitif de Silesius, lors d’un de ses prochains séjours à l’isba d’été, avait été repoussée aux calendes grecques après les événements de ce début d’année, mais pour baroque, voire loufoque que lui parût le personnage à travers ses écrits, le projet de lui rendre visite, et peut-être de lui consacrer une websérie genre docu de propagande verte, resterait-il au programme de ces prochaines saisons où, nul besoin d’être prophète pour le cibstate, LA préoccupation mondiale ne serait plus le virus mais  la survie de la planète.

PANOPTICON : Nombre d’esprits forts, en ces décennies récentes où les ouvrages dits de « développement personnel » constituaient la catégorie la plus contiûument vendeuse des librairies, avaient plutôt tendance à décrier le phénomène qui avait atteint un pic avec l’essor du Nouvel Âge et continuait de « cartonner » sous des formes plus diluées en alimentant les rubriques du « bien  vivre » de la nébuleuse médiatique. Or ce mépris « élitaire » se nuançait à proportion des inquiétudes ou des velléités d’élévation spirituelle d’une classe moyenne de plus en plus portée sur la découverte touristique du monde et de ses cultures diverses. Alors même que les « tristes Troipques » continuaient d’être pillés, le fantasme des terres vierges, des grands espaces, d’une nature intacte et de cultures encore proches de l’élémentaire n’avait cessé de susciter l’intérêt voire la passion que satisfaisaient les récits de voyageurs déclarés « étonnants », dont un Ghislain Silesius était un représentant appréciable. Sans atteindre à la célébrité, le néo-minimaliste se réclamant de la pensée des Trascendentalistes américains (Emerson et Thoreau, notamment) était allé plus loin que la plupart de ses homologues dans une quête à la fois personnelle et communautaire qui cristallisait également sous forme de poèmes post-expresssionnistes d’une vigueur certaine.

 

31 juillet / 30 mars

MAREK LE MAUDIT

Vivien fut immédiatement scotché par le personnage du frère d’Ewa dont son colocataire de Bluff, le terrible Zbigniew, s’était inspiré de la story tragique pour en tirer le protagoniste de son premier long métrage. Il en éprouva même un pincement momentané de jalousie, puis il se rassura a l’idée que chacun des deux avait sa mélodie propre, ainsi que l’aurait dit le sage Armin. D’ailleurs il venait d’amorcer le filmage , sous le titre de Rhapsodie, de sa centaine de  Délires extralucidesdont il avait parlé Pascal, puis à Jocelyn, puis à Corentin, lequel lui avait répondu en lui textant le pitch de son propre projet de websérie en cours

Or le film de Zbigniew – et cela aussi était pour le rassurer – relevait encore – Pologne de 2020 oblige -, d’une esthétique qu’on pouvait dire d’AVANT, ou plus précisément des années américaines précédant l’effondrement des Twin Towers, du coté  des vieux maîtres Calvin Carrera ou Les van Sant, à la fois trash et lyrique.

Le frère d’Ewa crevait l’écran, ou plus exactement le jeune comédien incarnant le desperado ambigu qui s’était fait exploser à la fin de la fameuse prise d’otages de 2017 à Wilno ; et ce qui fascina d’emblée Vivien, dans L’agent trouble,était le thème de l’humiliation dont la chère Cindy Smithson avait tiré le très équivoque personnage du tueur  Pat Smiley.

Certes Vivien n’était pas censé savoir, au moment de découvrir le film de Zbigniew,  que le modèle de son protagoniste n’était autre que le frère d’Ewa, songea le Romancier toujours soucieux de vraisemblance chronologique, mais « on réglera ça plus tard », se dit-il aussi bien. Parce qu’il y avait plus urgent : dans l’immédiat il pensait en effet  aux multiples incidences scénaristiques, dans la suite des épisodes du serial romancero, de la modulation du  thème de la haine constituant le motif essentiel de L’Agent troubleoù Zbigbiew combinait assez astucieusement les préceptes de L’Art de la guerreselon Sun Tzu et l’atmosphère délétère de la nouvelle Pologne fleurant encore les vieux démons européens.

Bref mémo des péripéties  de L’Agent trouble : Marek , brillant mais impécunieux étudiant en droit, et geekdéjà ferré en arnaques informatiques, se fait virer de la fac de droit de Wilno après avoir triché à l’examen dont la réussite aurait fait de lui un brillant avocat véreux typique de la nouvelle société. Au lieu de quoi, sans emploi, humilié et bientôt offensé par la conduite dilatoire (type je t’aime-je t’évite) de la blonde Jadwiga, fille de l’oncle social-démocrate qui l’aide  à financer ses études, le voici rallier une agence spécialisée dans le harcèlement discriminatoire personnel et politique que dirige une funeste et fulminante et froide et féroce Beata en mal d’assouvissements vengeurs, mais voilà Marek bientôt pris dans un engrenage qui va le faire participer à la fois à l’attaque systématique, via les réseaux Switcher et Facelook, mais aussi Pictogram et Fuckchat, du candidat vert LGBTX à la mairie de Wilno, ami proche de son oncle, et à la défense apparente du même politicien dans le staff de son comité électoral, histoire d’en imposer à la belle Jadwiga, etc.

Mais qu’en était-il d’Ewa au moment des faits réels vécus par son enragé de frère qu’elle avait longtemps perdu de vue, après son premier départ de la cité industrielle où elle l’avait laissé avec sa hargne, pour le retrouver trois ans plus tard  à Wilno où sa mère s’était repliée avec le petit tandis qu’il se lançait, la trentaine passée et plus aigre que jamais quoique très épris d’une étudiante en médecine encore vierge, dans le marketing à l’américaine au service du parti néo-patriotique prônant la chasteté et pratiquenat le personal bashingtous azimuts, jusqu’aux horribles événements  dont il avait fait finalement les frais ? Que pensait la pauvre Ewa bosseuse et jamais bien aimée, même pas de sa propre mère trop crevée pour les sentiments ?

Pascal Ferret se posait ces questions au moment où, précisément, Vivien lui envoyait la première séquence de ses Horizons Barbecue.

PANOPTICON : Apparu sur la plateforme Topflix en pleine période de confinement et de déroute au plus haut niveau de l’industrie cinématographique, le film de Zbigniew Andrzejewski, ainsi que l’avait relevé Vivien Féal dans une de ses chroniques réputées « sèvères mais justes » du site Résistances, n’était pas vraiment novateur dans sa forme et pourtant, à l’image des diverses productions autocritiques du monde virtuel telles que Dark Mirror, L’Agent troubleoffrait bel et bien un aperçu présent et probablement futur des entrelacs indissolubles et plus ou moins toxiques  de l’actuel et du virtuel, sur fond de Love Story grinçante et de crime de meute.

 

RHAPSODIE, I

 Le premier Récit crédible remonte au quaternaire où le Créateur déjà se sent tout chose. Que faire de tout ça ? se demande-t-il en balayant du regard ce lointain pays de Lui-même. Le Verbe lui vient alors surgi du plus confus de sa mémoire et ce sera du tohu-bohu la première proclamation d’Entête : une lumière sera.

Mais quel magma que tout ça, quel cri primal au corps, quel désagrément que de naître dans ce désert grouillant !

Cauchemar de venir au monde, après quoi l’on se sent mieux dans les bras et les odeurs. Le danger est immédiat mais il faudra faire avecles jours et les outils, broyer les pigments et chanter dans le noir déjà.

Déjà !

Un dé jamais n’abolira le hasard, mais la question des origines y échappe d’une façon ou de l’autre, et c’est dans cet entre-deux, entre jadis et jamais, que nous surprend cette lumière crépusculaire dont nul ne sait si elle est de l’aube ou des retombées de l’hiver nucléaire – même poésie floue des retours et des fins.

L’adverbe déjà se trouve répertorié, dans les grimoires, entre les mots déité et diacre,ce qui n’engage personne. Le Créateur n’est pas identifiable sur l’image, mais les objets insulaires foisonnent et c’est déjà ça: tout dans le détail sans qu’on sache, là non plus, si c’est de Dieu ou du Diable. L’espace est à vrai dire infinitésimal entre jadis et jamais plus, dont on pensait naguère qu’il durerait l’éternité d’une rêverie au bord de l’étang, mais le romantisme a changé de formes et Werther se la joue punk dans le champ de ruines où c’est en vain cependant qu’il cherche la statue de la bourrasque, car le temps n’est pas encore venu.

Du moins le rêve réaliste reste-t-il recevable sous la main du claveciniste aveugle dont les dominos de croches choient des toits des pagodes en tuiles fines ou remontent les escalators et finissent en torsades sonores comme aux temples de l’Inde.

Ce qui fut sera, dit-on pour se rassurer, mais cela n’exclut pas l’attention la plus vive à l’Inventaire que concentre nucléairement le mot déjà. Ensuite seulement nous parcourrons les allées parallèles.

Pour ceux qui prennent le Temps en marche il n’est que de suivre le mouvement. Il n’est pas vrai que Brown ait tout dit à ce propos compte tenu des nouvelles données de la réalité quantique à sauts latéraux.

Ainsi la ligne claire du dauphin remontant à la Nature recoupe-t-elle parfois la pensée du fleuve que ne limite pas la barre des Horizons Barbecue – sept blocs en tout, surplombant la rivière de béton.

L’adolescent vif a beau s’impatienter derrière l’ancienne bibliothécaire au déambulateur prudent: à chacun selon sa capacité baudelairienne partout envisageable, donc ne jetons pas la pierre au virtuel claveciniste de treize ou seize ans sensible peut-être au silence blanc de Cézanne ou au saphir sonore  de Bach. D’ailleurs on sait que toutes les lignes de tension ne sont pas continues ni parallèles, laissant ainsi ressource au corps et au rêve.

La poésie poétique chère aux veuves de diacres et aux jeunes indécis ne dit rien des lignes verticales des Horizons Barbecue, pas plus que l’élite de la culture culturelle aux prétentions usurières – sempiternel  ressassement des éteignoirs, tandis que suivre le flux des lignes de vie, parfois tressées dans le réseau social le plus immédiat, revient à descendre la Ve Avenue à cinq heures du mat’ un 4 janvier, comme un défilé séparant les Aiguilles Vertes des Aiguilles Rouges dont le fond semble de glace noire alors qu’il est de macadam juste effilé par le verglas.

Cela pour les analogies verticales, en attendant de relier les lignes synchroniques des allées de grands magases aux heures comparables de Manhattan et de Ginza, dont les clients semblent savoir où ils vont.

Ledit savoir relève peut-être de l’illusion, mais on la suppose féconde par optimisme américain, inspirant ceux qui vont de l’avant autant que les assis ou ceux du contrecourant.

L’apparente monotonie des cheminements matinaux est un leurre découlant d’un préjugé suranné, de même que l’uniformité des visages, même à Shanghai ou à Tôkyo à l’heure de la première bourre.

Tout est à vrai dire à revoir de notre façon de voir, le contenu signifié du container autant que le bleu Constable de ce matin.

Le Mur est tombé dans les mémoires, où les Tours l’ont rejoint, mais de la batterie des Horizons Barbecue aux lignes à haute tension traversant les terrains vagues on reste dans le mouvement.

 

1eraoût / 1eravril 2020 

ARNIM

Le sage Arnim Goldau sourit tout le temps qu’il entendit, sur le premier clip des Délires extralucides que son jeune émule lui avait envoyé, La Voix qui modulait ces élucubrations sur fond d’images pour ainsi dire musicales.

Non sans souriant pédantisme parascientifique, l’auteur deParoles sous la tableappréciait, en connaisseur bon prince et donc sans once d’envie mimétique, que son névrosé préféré revenu de tous les chaos, y compris des friches apocalyptiques de l’écoles des Beaux-Arts de la rue Bonaparte, vers 1999, prolongeât en somme, à sa splendide et lyrique façon personnelle, son travail de dynamiteur de fond des soubassements tabulaires de la Psyché, pour le dire doctement.

– Ce Vivien me botte grave, avait-il lancé à sa chère Fedora dont il partageait, pour l’heure, le bain de pieds à l’eau salée de la Mer Morte, produit wellness garanti curatif surtout en période confinée, puis il referma son laptop et sourit derechef.

1er août / 31 mars 2020

LA FLAGELLANTE

C’est en se rappelant les délire à genoux de Gundula, reprenant son chemin de croix en jupon à travers le grand appartement dont elle avait astiqué les parquets la veille, jour de lessive, qu’Ewa a pu se représenter, un peu mieux, la fuite en avant de son frère puîné.

C’est pourtant vrai que d’en baver vous renforce, s’était-elle dit en pensant à la fois au Crucifié pendu au mur devant lequel Gundula se fouettait, à Rachid se traînant sur ses jambes mortes ou à l’évangélique cinglée  se pointant chez les réfugiés hagards ou les putes avec sa vierge portative; et ça peut même rendre fou, se disait-elle en se rappelant que trois jours après son installation chez Gundula elle l’avait surprise en train de se flageller dans le cabinet au pianola le torse dénudé face à son amant en croix,  et la schlague à tout-va !

Il s’en était fallu de peu que Gundula la surprît en train de la surprendre par l’entrebâillement de la porte, mais Ewa avait refermé celle-ci en preste douceur après avoir tout capté d’un seul regard,  très consciente du fait que la folie pouvait se retourner vite fait contre les autres, comme elle se le rappela en revenant à Marek, lequel en avait pris plein la gueule avant de se mettre à harceler le Roms traînant autour des cantines populaires – et le pli était pris pour son job futur de persécuteur sur les réseaux.

Gundula était organisée, méthodique, chaque chose à sa place, certes maniaque mais sa discipline en avait plutôt imposé à la Polonaise débarquée d’Ukraine, avant les délires de flagellations et de processions à genoux avec scapulaire et calculées à la minuterie comme pour cuire les œufs, qui relevaient d’une sorte de chaos-dans-l’ordre en somme risible aux yeux d’Ewa que son bon naturel disposait à ressentir le comique des situations.

Gundula lui avait tout expliqué, du ménage à faire dans  le beau grand appartement de ce quartier coquet de Salzbourg longtenps partagé avec Rachid avant son accident, de la cave-garage où était cantonnée ces jours le chat Molly aux trois étages reliés entre eux par la rampe permettant le transport de  la chaise roulante de Rachid, non utilisée pendant l’absence de celui-ci dans les hôpitaux et autres lieux de réhabilitation.

– Mon mari n’a pas encore compris le Sens de son épreuve, avait précisé Gundula dès le premier jour, ajoutant que le Sens en question lui avait été révélé peu après l’accident de Rachid par une Voix en laquelle elle avait identifié l’Appel ; et tout portait à croire que la rencontre du Crucifié, survenue peu de temps après le carambolage presque mortel de Rachid, avait marqué un tel tournant dans la vie de Gundula que l’appartement à nettoyer semblait exclure désormais la présence du grand blessé musulman, du moins était-ce ce qu’Ewa avait cru comprendre de l’état de la situation après que Gundula lui eut expliqué en détail quelles seraient ses tâches à venir et remis quelques brochures supposées l’aider dans sa réflexion.

Mais comment ne pas sombrer dans la facile satire de la bigoterie et de l’Autriche en mal de réparation identitaire ? se demanda le Romancier en relisant l’esquisse du séjour d’Ewa chez la cinglée salzbourgeoise, et Lady Light n’allait-elle pas lui reprocher, une fois de plus, le manque de détails concrets de ses évocations et ses phrases parfois si tortueuses ?

Ce qui était sûr, au demeurant, en dépit de l’apparence extravagante du prosélytisme de cette Gundula à chignon serré et tailleur strict portant sa statue de la vierge aux quatre coins de la ville, en butte aux railleries et parfois aux injures, se flagellant devant la croix ou serrant celle-ci sous ses couvertures avec son Christ cloué, psalmodiant ses cantiques ou aspergeant les impies avec son eau bénite, c’est que les fauts et geste de cette Gundula participaient bel et bien de la même réalité que les menées de Marek le hacker ou que celles de Rachid refaisant soudain surface en chaise roulante dans l’appartement transformé en oratoire par sa femme devenue cette harpie impatiente de convertir le monde entier et qui refusait la moindre caresse à son mahométan fumant ses deux paquets de clopes quotidiens…

2 août  / 1er avril    

MOLLY

Et bien entendu Rachid devrait se la coincer, par le Miséricordieux et les 10.000 vierges, Rachid n’a pas voix au chapitre vu que non seulement c’est un djihadiste en puissance mais aussi un violeur potentiel aussi salace qu’avant de perdre ses deux pattes de gazelle berbère, et tellement ingrat avec ça après avoir été accueilli chez elle par la belle touriste des sables de Djerba, rappelle-toi ma salope tes roulades et roucoulades quand tu as repéré le fringant Rachid au milieu des boys des Aghlabides, et le voici donc, le beau Maître-nageur transformé en loque roulante avec ce pauvre matou à nom de chatte blanche, la Molly de son amie Serena partie trois semaines en Thaïlande, et Rachid n’est plus bon qu’à tirer sur ses sèches égyptiennes en caressant cet eunuque dénaturé arraché à la cage où la nouvelle concubine du Rabbi crucifié l’a planqué malgré les recommandations de sa camarade; et ça voudrait la ramener, le poids mort, le basané qu’elle disait aimer à l’époque ou elle prônait l’Amour Libre en masseuse diplômée  – et rejoins-moi, tiens je te paie le voyage -, et le naïf Rachid, confiant en le Miséricordieux, de débarquer dans ce pays de chocolat et de musique légère, de se faire dorloter et de trouver un job à sa mesure, non pas dans les piscines où son penchant lui en eut fait pincer pour les baigneuses – et tu sais combien la jalousie transforme la colombe en vipère -, non pas dans les bureaux pleins de jolies buralistes mais à la base du Bâtiment avec les autres terrassiers bronzés – et plus tard du pourras conduire l’Opel Kapitän, mais  plus tard c’est une  Mercedes Benz qui l’aura  percuté pour son bien – et voilà qu’ignorant la Leçon Rachid voudrait encore discourir et nourrir cette chatte sans âme et déjà trop grasse, enfin quoi Rachid fait l’autruche en Autriche, Rachid s’obstine à ne pas voir l’évidence, Rachid rechigne à ne pas admettre que le Seigneur lui a fait un Signe en lui envoyant la Mercedes intérieur tout cuir à la blancheur semblable à celle de la robe de Marie, Rachid s’enferre alors qu’il devrait plutôt se dire, Allah lui soit témoin, que ce sont là les Voies impénétrables et qu’il n’est qu’un chien d’étranger dévoré de pensées impures juste bon à cajoler un démon sur pattes…

ANIMALISTS

-Pafcal f’est afeté une nouvelle poule de foie, avait dit Corentin à Julia sans retirer le stylo d’entre ses dents, sachant qu’elle trouvait sexy ses défauts de prononciation ; et de fait la jolie violoncelliste, le chevauchant en pantalon de pyjama sur son cul nu et lui pianotant entre les omoplates, appréciait cette fragilité de plus à son costaud de verre friable.

– Et là tu me refais le coup de Mendelssohn pour clavier muet, mais tu ne serais pas tenté toi aussi par des oies ?

– Non.

– C’est moi qui  m’en occuperais…

– C’est ça l’escroc, c’est toi qui me dirait quoi faire avec tes oies, et ensuite ce seraient des pintades qui me dérangeraient avec leur cafardage, des paons et donc  des paonnes, et pourquoi pas des chèvres au moment où tu me causes tournée de repérage en province durant laquelle sûrement Blackie me fourguera son mainate ?

Le bonheur est dans le pieu, se disait Corentin en se sentant durcir sous le poids de l’angelote. Je lui parle grâce quasi divine et la voilà qui nous fait redescendre à la basse-cour. « Pragmatisme de la Femme ! », songeait-il avec ravissement en  gardant ça pour lui même sachant que Julia ne lui en voudrait pas de ces vues empruntées aux anciennes tribus et aux misogynes autrichiens, « matérialisme adorable » de l’Eve nouvelle restant si materne en te flattant la colonne.

Or, artistes chacun à sa façon, Julia plutôt visuelle au parfum dans sa pratique de Mendelssohn, justement, ou de Brahms ou de Camille Saint-Saëns – son préféré par moments- , et Buddy plus tactile et reptilien dans son aperception verbale et charnelle, différaient par de multiples aspects mais s’entendaient sur ce principe inamovible qu’on ne maltraite en aucun cas l’animal, incarnation par excellence non point de l’innocence mais au contraire de la vie pure qui ressortit à la pure Beauté parfois féroce, c’est entendu, mais d’une cruauté de défense ou même d’attaque jamais gratuite, jamais basse, jamais humaine en somme.

– Sommes-nous en train, Buddy, de virer vegans ?, avait demandé Julia en optant un jour pour l’assiette végétarienne au lieu d’une prometteuse selle de chevreuil, mais Corentin, fils de son père et descendant de chasseurs des Beskides par sa mère, avait répondu que non : pas question de se promener avec des courgettes en laisse, comme les Japonaises, ni de renoncer aux mocassins en peau de loup.

Tous deux, surtout, dans leur semi-nudité radieuse de ce matin-là, partageaient la conviction que le cul est un aspect de l’âme, et de même qu’on torche celle-ci en priant ou en se branlant, celui-là mérite certes le Désir mais aussi l’entretien par sublimation, musiques et discussions amusées telles qu’ils la pratiquaient en ce moment même dans leur chambre de l’hôtel La Perle avec vue sur les toits et le drôle de double clocher de l’église Saint Sulpice (Paris, VIe), cette belle carrée du cinquième dessus constituant leur point de chute à chaque fois que les affaires de l’un ou de l’autre les amenait en ces lieux, non loin du marché aux oiseaux mais trop à l’écart du cimetière des chiens pour y multiplier les pèlerinages, le cœur y étant pourtant.

Sésame de leur association : non tant le cul, au sens prêtant d’ailleurs à confusion, ni l’âme avec son aura non moins douteuse à bien des égards, que le cœur, et dans le style reconnaissable chez l’un et l’autre – ce que Pascal et Jocelyn, mais aussi Vivien et Léonore de son vivant  appelaient la palpite.

3 août / 2 avril  

L’INTRAITRABLE

J’ai connu la grâce, se raconte Vivien à lui-même, et la grâce m’a reconnu, point barre.

Vivien trouve affreuse, limite obscène cette expression point barre utilisée par d’autres, et ne tolère en aucune cas qu’on la lui balance, mais lui-même s’en s’arroge le droit régalien de l’utilisation.

S’il est un signe de la vulgarité des temps qui courent, se dit Vivien en comptant les très rares petites voiles sur le Haut Lac en principe déconfiné, du haut de la tour d’observation jouxtant l’isba de Cléo et Pascal, c’est bien celui qui ponctue la jactance de certaines et certains dont l’obsession est d’assener plus que d’exposer ou d’argumenter, étant entendu que ce qui est dit est dit et que ça ne se discute pas: point, barre.
Cette expression hideuse, dérivée du langage-moignon des mails et des SMS, lui semble plus haïssable encore que les formules du discours militaire qu’une seule résume avec le même effet que « point, barre », à savoir : rompez.
Qu’un officier lui ordonne: rompez ! lui paraît cependant dans l’ordre de sa fonction et le guerrier Vivien ne discutera pas : il rompra sans plier après avoir pris la position de repos, avant de se casser et encore: au figuré
Mais qu’une cheffe de projet de telle boîte publicitaire, qu’un rédacteur en chef adjoint impatient de grimper encore, que des cadres moyens ou leurs adjointes et adjoints utilisent la formule «point, barre» lui paraît un premier indice de leur probable incompétence et de leur stupidité latente, voire de leur patente dureté d’âme, ce qui est plus grave même s’il admet qu’il n’est guère de répartition démocratique de la grâce.
L’animal se coule  et bondit avec ce qu’on peut dire une grâce naturelle: il y a de la grâce dans l’ondulé de la course des ongulés, de même qu’il y a de la grâce dans le saut du tigre les mordant au collet, mais la grâce dont se parle Vivien à l’instant en observant le vol traversant subit d’un pic noir semblant tombé du ciel est différente de celle de ce volatile, précisément, en cela que, même intense, elle va de pair avec un regard qui est de connaissance et de reconnaissance, et là se confine le secret de Vivien.

Vivien a passé des heures et des journées entières assis sur son pliant d’artiste au palais du Louvre, section Renaissance italienne ou salle Rembrandt, autant dire au summum présumé de toutes les grâces, mais ce n’est pas à ces stations hors du temps qu’il pense, même si c’est bel et bien en ces lieux qu’il a pallié entre vingt-cinq et trente ans la désespérance régnant dans les ateliers de l’Ecole lui évoquant des zones bombardées, or la grâce pure, la grâce vivante, la grâce incarnée, la grâce intelligente, la grâce souriante, la grâce badine et mutine a un nom et un corps, cette grâce  unique a un prénom et celui-ci ne passera pas la barrière des dents de Vivien, selon l’expression de Pascal.

Et celui-ci confirmerait volontiers, sans chercher jamais à percer le secret de Vivien: que celui-ci a changé avec les années: que le Vivien de vingt-cinq à trente ans, d’un métal semblant impossible à plier, vraiment sans aucune flexibilité à l’italienne, un vrai buté de Vendée à mère autrichienne, ce Vivien durement ingénieur alors qu’il se croyait artiste, ce Vivien maigre comme un clou et le ton souvent cassant donc cassable à terme – d’où le breakdown et la fuite aux Antipodes -, ce Vivien-là sans doute a dû vivre quelque chose, il ne sait quoi et ne cherchera pas à le savoir sauf à déceler le motif dans le tapis de l’étrange rhapsodie de son ami – mais là encore s’agit-il d’éventer un secret ? – passé des schémas d’ingénieur à quel lyrisme délirant.

 

RHAPSODIE, II

On ne voit rien sans faire dans le détail: on ne voit que des tas et le traitement logique des gens finit alors dans les camps. Rien à voir sans  les visages, rien à dire des tas sans les noms.

Le nom de Fodé Touré Keika, natif de Guinée et dans sa quinzième année quand on a retrouvé, avec celui de son frère Alacine,  son corps gelé dans la trappe du train d’atterrissage du Boeing 747 où les deux garçons s’étaient planqués – ce nom reste gravé au mur du Temps, signant ce message que l’ado portait sur lui: « Donc si vous voyez que nous nous sacrifions et exposons notre vie, c’est parce qu’on souffre trop en Afrique et qu’on a besoin de vous pour lutter contre la pauvreté et pour mettre fin à la guerre. Néanmoins,  nous voulons étudier et nous vous demandons de nous aider à étudier pour être comme vous. Enfin nous vous supplions de nous excuser très fort d’oser vous écrire cette lettre en tant que vous, les grands personnages à qui nous devons beaucoup de respect. Et n’oubliez pas que c’est à vous que nous devons nous plaindre de la faiblesse de notre force en Afrique »…

Or les gens se pressent de nouveau,  ce matin, au pied des parois à étages, impatients de les gravir, et dans le tas, là-bas, se distinguent des visages – ces visages portant autant de noms.

4 août / 2 avril

 

COMPLOTS

Vivien revenait de loin – à tous les sens du terme. Je comprends tout à fait votre fol élan, à cette époque-là du siècle et de votre vie, de dynamiter l’École des Beaux-Arts après avoir pendu haut et court ses  saltimbanques, lui avait dit le sage Arnim à la fin de leur première soirée au Rosebud, et le contraire eût été étonnant chez un pur et dur de votre acabit, qui a préféré se faire sauter soi-même symboliquement, au milieu de ses chevalets, pour installer cette Machine diabolique au milieu de votre atelier.

Pascal se rappelait son choc comme d’hier, là-haut sous les toits où il s’attendait à découvrir merveille picturale après les mois de travail et de secret durant lesquels Vivien s’était enfermé sans montrer rien à quiconque, et tout à coup: cette soupente repeinte en blanc dans laquelle se dressait cette terrifiante Machine, et l’air à la fois crâne et désolé de son ami rejouant pour ainsi dire l’épisode du chef-d’oeuvre inconnu du sieur Balzac, avant de se justifier et, peu après, de prendre la fuite aux abonnés absents.

Or Vivien revivait, en ces jours de paranoïa mondialiste, plus de cinq lustres après ces faits cuisants à son souvenir, la montée en puissance de la fureur qui s’était alors emparée de lui, en même temps que le taraudaient ses multiples déconvenues passionnelles, à l’encontre de la clique mondiale de ce qu’il appelait le Néant Formiste, caricature de plus en plus débile des poussées convulsives de l’avant-garde du début du siècle et qui se matérialisait, notamment, dans les ateliers dévastés du prétendu saint des saints de l’artistique initiation qu’il avait investie, rompant soudain avec ses études de jeune polymathe, en rêvant d’y rencontre les nouveaux Léonards et autres Pollaiololo’s parigots. Lui qui était monté de Vendée chouane à gros sabots en néo-Rastignac: à nous la Nouvelle Renaissance – et c’était pour débouler au milieu des détritus et des graffitis minimalistes de chiottes de luxe !  Tremblement et colère !

Ensuite Vivien était descendu aux enfers de l’informe conformité de groupe, tout en amorçant sa montée à l’insu de celui-ci, sur les cimes inviolables de la Beauté, zigzaguant entre les allées du Louvre et les enfilades des Offices ou, avec Pascal, du grand musée viennois où ils étaient restés babas devant le vieil homme éternel du Tintoret, puis à Venise avec l’énervante Flavia, à Rome une fois avec Jocelyn, à l’Ermitage où l’avait emmené Angelov en tournée post-soviétique, ou encore à Zakopane dans le Mémorial de celui qui faisait figure à ses yeux de génie ingénu, prophète s’il en fut de la générale capilotade, à savoir l’incommensurable Stanislaw Ignacy Witkiewicz (1887-1939), alias Witkacy ou Stanislao pour les plus fervents followers de sa postérité numérique.

Mais Vivien était-il de taille et à même, à ce moment-là, et revenant dans son atelier mal chauffé de Montparnasse, de tirer quoi que ce fût, sur ses toiles minables, de ses multiples effarements émerveillés, alors même que ses camarades d’atelier, et plus encore ses profs débraillés et puant le patchouli, le taxaient de retardement élitaire et de cinglé précieux ? Comment ne pas virer Djihad anti-moderniste, se demandait le Vivien de 2020 juché sur la tour d’observation jouxtant l’isba d’été de Pascal dont il avait lui-même établi les plans et devant laquelle, à l’instant précis, Cléo sarclait et binait ou récoltait ses fanes de betteraves pour la soupe prochaine ? Se revoyant là-bas, maigre et fou, lançant force sentences au ciel décadent, aux classes maudites, à l’Occident moisi et aux femmes sournoises, aux mères couveuses et aux pères mafieux, Vivien fermait les yeux et ce qu’il voyait n’était en somme qu’un gosse perdu qu’un invisible main avait conduit à Bluff, autant dire au bout de nulle part où tout complot se résolvait dans les tornades et les tourbillons qu’il continuait secrètement de dessiner avec l’application d’un ange léonardien non sans lancer sa start up, avec son team de rêve, petit garçon deviendra grand.

PANOPTICON: L’idéologie complotiste aux multiples avatars, très grossiers ou plus subtilement retors s’était répandue, dès le début de la pandémie au gré des pulsions et impulsions mimétiques procédant de la sempiternelle logique collective  dite du bouc émissaire. L’hypothèse que le milliardaire du numérique Will Blades fût sataniquement lié aux arcanes du Comité central de la Chine communiste, ou que le littérateur Lemuel Tioutchev participât à l’internationale des prédateurs pédophiles, alimentait les théories apparemment les plus opposées et reéellement aussi symétriques que les deux faces de la même monnaie de singe,  ramenant les phénomènes psychosociaux les plus divers aux menées d’un même mystérieux  Homme Noir lançant, du tréfonds du Darknet, de terrifiants oiseaux viraux que le Romancier, dans son recoin placide, qualifiait d’alouettes de miroir…

 

5 août / 8 mai

CANTOS

Pascal vacille au bord du ciel, soudain ébloui comme dans un cauchemar préludant à l’hiver nucléaire, il voit le poète dans sa cage en se repassant le clip de Vivien dont les images sont devenus des images, il se rappelle soudain la syncope de Champollion trouvant soudain la clef du passage de l’un à l’autre, tout à coup le Temps se ramasse sur lui-même comme une espèce d’anaconda sensoriel et des sons, des phonèmes, des notes se détachant de la partition en grappes mélodiques proches de lui tirer des larmes se matérialisent sous ses yeux défaillants en formant le mot SCREAM, lequel éclate au même moment sur un autre écran de Word Info signalant une explosion apocalyptique au Levant du monde confiné, et le blues l’amène au bord des larmes dans un éblouissement assourdissant au tréfonds duquel il entend la voix cristalline de Cléo qui l’appelle là-bas au bord du torrent, putain mais je délire se dit Pascal, je deviens vibrant comme du papier d’Arménie et je vais m’enflammer si je m’approche de cet enfer de nitrate – moi l’innocent je vais sauter sur la mine anti-personnel de ce putain de monde, se dit-il en titubant au bord d’il ne sait quelle falaise de marbre dominant le Haut Lac de l’autre côté duquel CELA crame jusqu’au ciel, et l’image d’un rêve récent lui revient où le poète hagard des Cantos, dans sa cage, vociférait ses invectives d’après la fin du monde au défi de tous les dénis, comme si rien n’était jamais arrivé et restât sans conséquence, comme si personne n’avait jamais écrit DEIN BLOCK IST DEIN HEIM ou ARBEIT MACHT FREI au fronton des portiques donnant sur la mer de cuivre et d’émeraude.

PANOPTICON : La vision onirique spatio-atemporelle de l’explosion perçue quatre mois plus tôt par Pascal Ferret, dans la séquence fictive imaginée par le Romancier, procédait très directement de l’ébranlement psychique suscité en lui par la catastrophe survenue la nuit précédente dans le port de Beyrouth, alors qu’il était en train de relire les Cantos apocalyptique du poète américain Ezra Weston Loomis Pound (1885-1972), où il était écrit que « si légère est l’urgence, si calmes les sombres pétales de fer» pour qui a franchi le Léthé, et d’un cauchemar à l’autre  roulaient ainsi les vagues indifférentes de la mer de cuivre et d’émeraude…

6 août / 11 mai

DÉTAILS RÉVÉLATEURS

Cléo se demandait quand et comment parvenir, sans l’exiger à la féministe, à convaincre Pascal de se laisser tailler les ongles des doigts de pieds, qui se complaisait ces derniers temps dans l’orgueilleux déni de celui qui se croit toujours et encore d’attaque.

L’ancien amant lesbien, dont le plaisir majeur était jadis d’assurer celui de ses maîtresses diverses, couché sous elles et les faisant toupiller d’orbitale volupté, l’alcoolisé chronique devenu quasiment abstinent par obligation lourdement médicamenteuse, se disait désormais au jardinquand il disparaissait de plus en plus longtemps dans la pénombre où se prolongeaient ses  siestes d’après midi, et tard le soir il se retirait de même au jardinen prolongeant, dans le dédale des réseaux mondiaux, une veille repoussant de plus en plus le moment de la rejoindre, tombant de sommeil, et de se glisser auprès d’elle  avec ses orteils la réveillant parfois d’un hasardeux coup de griffe, à moins qu’un infime gloussement lui signalât qu’il ingérait ses géluses de sulfate de quinine indispendables à la résorption de ce qu’il appelait ses putain de crampes nocturnes, sale vieux de Pascal qu’elle aimait, sale vieille peau rescapée du cancer et des coups de cœur, vilain drôle qui avait été le premier et le seul à l’escorter dans son calvaire de mère d’enfant martyr, la protégeant et la faisant rire comme personne avant le long apprentissage du sourire dans les larmes – comment lui faire admettre qu’elle risquait de clamser avant lui et que ce n’était pas si grave ?

Et Vivien depuis quelques jours, Vivien qui la traitait avec tant d’égards comme si elle eût été leur mère à tous les deux, ou leur grande sœur, leur amie de couvent ou dieu sait quelle prêtresse du culte de la délicatesse alors qu’elle pétait de santé – ce cher Vivien, comment ne pas être jalouse de l’adoration muette qu’il vouait à Pascal, comment ne pas l’aimer à la folie quand Pascal lui lisait chaque nouvelle strophe de ses délires, ou simplement quand Pascal, depuis leurs retrouvailles, lui téléphonait des heures durant sans lâcher son smartphone, tournant et gesticulant là-bas en l’engueulant sûrement, le contredisant sur tout – comment ne pas adorer ces deux larrons en foire ?

 

JOURNAL SANS DATE, VII

Une nuit de doute. – L’incertitude générale était-elle liée à l’extrême souci de tous ou au déni total de ce qui se passait en réalité, et qu’entendait-on par réalité, qui pouvait dire que tel fait était réel et que tel autre relevait de la fiction ou de la fantasmagorie , et qui était légitimé à s’exprimer, et à l’attention de qui, alors que la plupart se rappelaient l’adage selon lequel le doute incite à l’abstention – mais l’adage de quel groupe et en quel lieu par rapport à ce temps particulier et l’omiprésence du Phénomène, en fonction de quels critères de jugement qui ne relevassent point  de préjugés de telle ou telle communauté concernée, et comment retrouver ce qui semblait avoir été perdu, et d’ailleurs était-il sûr que quoi que ce fût soit perdu ?

En état de veille. –  À telle fenêtre restée allumée dans la nuit des mémoires crucifiées un type entre deux âges en veste de pyjama qui venait de perdre sa mère écrivait en se rappelant le geste d’un dieu humain qui écrivait lui aussi dans le sable des lettres aussi indéchiffrables que celles qui se formaient sous ses yeux noyés de larmes.

Des générations de femmes avaient pleuré au pied d’une croix alors que des générations de doctes commentateurs s’étaient pris de bec sur la question de savoir si le jeune homme décédé était ou pas descendu aux enfers la nuit suivant son supplice pour y enjoindre les damnés de ne point désespérer, et tel étudiant russe en veste de pyjama avait pleuré avec les femmes de son village sans croire à la divinité de l’autre garçon, dans l’indifférence de générations d’incroyants ou prétendus tels par des générations de fidèles ou prétendus tels.

Juste avant Pâques. – La Vie se demanda, en cette aube de splendide journée-là, si elle allait, ou non, tuer plus de Terriens ou si elle s’en tiendrait à ce qu’elle considérait comme un avertissement et un aveu de faiblesse susceptible d’inquiéter ceux qui se croyaient les plus forts.

En tant que femme sensible, aimant le grand air et les espèces diverses, elle n’avait jamais eu crainte d’avouer sa faiblesse et son goût pour les délires enfantins, les adolescents malades et les sages de grand âge. Or ses aveux ne semblaient pas toucher les fortiches ni la masse violente, imbécile et menteuse.

La Vie, bonne au fond et si belle, était fatiguée de voir le mensonge proliférer au risque de perturber le sommeil des enfants candides et de tromper les plus vulnérables naturellement portés à s’accrocher à elle, qu’elle avait achevés en toute injustice apparente mais en somme pour leur paix.

Que la Vie fût injuste relevait d’un constat qui ne devait point entacher sa bonté potentielle ni moins encore sa rayonnante beauté, mais comment lui reprocher de s’en prendre d’abord aux plus faibles alors qu’elle-même se reconnaissait fragile et parfois fatiguée comme une vieille servante ?

Or les fortiches ne semblaient rien comprendre, et c’est pourquoi la Vie, à l’aube de ce beau jour, se demanda s’il n’était pas temps de les tuer tous, et tous leurs semblables, pour leur ouvrir les yeux dans la lumière printanière ?

 

7 août / 12 avril, jour de Pâques 2020.

 

LE TEMPS RENOUÉ

Tousseux et faiblissant comme plusieurs de ses personnages, notamment en ce haut-lieu de mortalité croissante  et persistante que représentait l’institution sanitairement mal gérée de L’Espérance le Romancier, plus conscient que jamais de son droit de vie et de mort sur les diverses créatures apparues (ou réapparues) dans cette espèce de pilote de roman panoptique parodiant les séries télé et initialement planifié en quatre saisons, se demandait, la veille encore, s’il n’allait pas renoncer à ce qui n’était sûrement qu’une vaine entreprise, fantaisie de sa forfanterie infoutue de se résigner aux atteintes de l’âge, caprice de vieux foldingue qui n’intéresserait probablement personne, même pas ses deux aiglons montés en graine au milieu d’un monde infecté, pour ne pas dire dévasté – une explosion monstrueuse venait de détruire une bonne partie de ce qu’on appelait la « perle du Levant » en des temps moins misérables- , et puis non, et puis nom de nom de Dieu de merde :  la lumière l’habitait encore et Lady Light en était la meilleure et vivante preuve incarnée, et dans les saisons suivantes les protagonistes retrouvés se multiplieraient, porteurs encore de masque ou délivrés des microbes, Pascal était impatient de lire la suite de la rhapsodie impromptue d’un Vivien devenu trouvère, un air de saxo devait annoncer le retour en beauté de Corentin et de sa jeune fée, l’affreux Jobin métamorphosé vivrait encore deux ou trois saisons vu qu’il était écrit qu’Ewa le rejondrait à la veille de son dernier tango – l’on ne savait pas où on allait mais c’était dans l’élan d’une espèce de joie badine, de joie mutine, d’allègre joie adamantine à l’enfantine musicalité qu’on y allait dans l’encorbellement mystérieusement ordonné des jours empilés et comme renoués par l’orbe du Temps.

(Fin de la première saison)

 

Deuxième saison

7 août / 13 avril 2020

ATON

Comme surgi de la mer à l’aube, courant en gloire sur le sable vierge, bondissant lévrier aux mollets dorés, jarrets élastiques et torse de pharaon de bronze tirant sur l’ébène à reflets bleutés, le corps effilé d’un Nubien descendu du Nil et défiant toutes les mesures policières et sécuriraires, les frontières et les barrières, le fils de sa race fut aussitôt identifié par Rachid sur la vidéo d’Amalric que, par Ewa, ce probable juif de Job lui avait fait parvenir par WhatsApp.

Omar le ramenait, tout à coup, à sa propre jeunesse sans âge, du temps où il faisait le guide sur les felouques. La vision du dernier fils de sa septième sœur Nejma, petit prince athlétique aux yeux de biche et aux jambes de gazelle, visiblement béni des dieux, déjà triple champion des lycées de Louxor et surnommé El Simoun, courant ainsi le long de ce bord de mer comme un jeune dieu bravant la peur partout répandue, fut ressentie par le vieux marabout comme une bénédiction matinale dont il remercia le Miséricordieux.

À plusieurs reprises, déjà, deux de ses frères restés au pays lui avaient parlé, par Skype, des prouesses sportives du benjamin de la tribu, mais c’était la première fois qu’il voyait l’éphèbe alors que tout, autour de lui – malgré la bienveillance d’une Gundula guérie, depuis le passage d’Ewa, de sa folie apostolique -, s’était comme racorni et renfrogné sous l’effet de cette peur endémique pesant sur le pays, et visiblement sur le monde entier, comme une chape invisible, pire à bien des égards que la terreur qui avait régné à l’époque des attentats dans sa ville natale et jusqu’à la capitale, avant et après sa rencontre avec la jeune Gundula surgie dans son village en touriste émerveillée et dont  les circonstance avaient fait sa femme légitime, avant et après l’Accident.

Ah les jambes d’Omar, les mollets et les jarrets d’Omar !  Plus tard l’on découvrirait, dans le roman éponyme d’Amalric évoquant l’amour du jeune égyptologue pour le magnifique adolescent, cette sorte d’émanation physique de l’aristocratie naturelle  remontant, peut-être, au règne des pharaons noirs.

Cliché de pangolin ! s’exclameraient plutôt des milliers  de followers du site Pictogram où avait circulé la vidéo de la course matinale d’Omar, mais Pascal Ferret, se gardant d’intervenir directement dans la jactance de la meute, prendrait la défense d’Amalric, estimant, en vieux pro de l’«universel reportage», selon l’expression d’un poète oublié, que ce qu’on dit un cliché, non sans dédain, dépend fort d’occurrences culturelles variables qu’il est de plus en plus indiqué de nuancer – le cliché dit quelque chose, affirmait aussi bien Pascal en s’adonnant lui-même à une activité pour ainsi dire clandestine qui en ressortissait à l’évidence.

PANOPTICON :De même que Vivien Féal le webmaster  « à l’international » rêvant, des années auparavant, de faire carrière d’artiste-peintre dans la tradition du chevalet, s’était découvert une vocation de plasticien-rhapsode de plus en plus en phase avec une sorte de néo-lyrisme surtout verbal qu’illustraient Les Horizons barbecue, Pascal Ferret, ces dernières années, avait commencé de produire, dans le secret de l’isba d’été et sous le regard amusé sinon narquois de Cléo, une série pouvant passer pour monomaniaque de ce qu’il appelait son Mont Analogique, véritable figure obsessionnelle à variations polychromes et climatériques infinies alternant, sur des toiles de sa fabrication et en multiples dimensions, ou parfois sur tel ou tel support inattendu (planche à découper la viande, arrosoir ou malle de voyage),  la même magique évocation de la Pyramide Parfaite – et Kevin Lefort eût parlé à son propos de CONCEPT non sans relever perfidement le caractère rétrograde voire réactionnaire de la chimérique entreprise, mais Kevin n’était plus de ce monde où la Montagne Sainte-Victoire de Paul Cézanne (1839-1906) continuait en revanche de « cartonner » à la bourse du Marché de l’Art, en divers musées fermés momentanénment au public pour cause de pandémie ou dans les boutiques où se vendaient force posters et autant de maillots de corps reproduisant le présumé cliché, etc. Quant à Corentin et Julia, qui avaient eux aussi dépassé la crispation critique en somme puritaine de la classe intellectuelle de l’époque par rapport audit cliché (Julia en pinçait pour les standards de l’opéra italien autant que Buddy raffolait des stéréotypes de la culture populaire tous azimuts, quitte à en jouer avec malice), ils eussent trouver peu coolde se moquer  de l’image matinale de ce splendide garçon sur sa plage-de-rêve et sans doute l’auraient-ils volontiers invité à une partie de threesomesans en faire état sur leur compte Pictogram tant était restée vive et sensible, voire farouche, leur conception partagés de l’intimité.

 

Deuxième saison

7 août / 13 avril 2020

ATON

Comme surgi de la mer à l’aube, courant en gloire sur le sable vierge, bondissant lévrier aux mollets dorés, jarrets élastiques et torse de pharaon de bronze tirant sur l’ébène à reflets bleutés, le corps effilé d’un Nubien descendu du Nil et défiant toutes les mesures policières et sécuriraires, les frontières et les barrières, le fils de sa race fut aussitôt identifié par Rachid sur la vidéo d’Amalric que, par Ewa, ce probable juif de Job lui avait fait parvenir par WhatsApp.

Omar le ramenait, tout à coup, à sa propre jeunesse sans âge, du temps où il faisait le guide sur les felouques. La vision du dernier fils de sa septième sœur Nejma, petit prince athlétique aux yeux de biche et aux jambes de gazelle, visiblement béni des dieux, déjà triple champion des lycées de Louxor et surnommé El Simoun, courant ainsi le long de ce bord de mer comme un jeune dieu bravant la peur partout répandue, fut ressentie par le vieux marabout comme une bénédiction matinale dont il remercia le Miséricordieux.

À plusieurs reprises, déjà, deux de ses frères restés au pays lui avaient parlé, par Skype, des prouesses sportives du benjamin de la tribu, mais c’était la première fois qu’il voyait l’éphèbe alors que tout, autour de lui – malgré la bienveillance d’une Gundula guérie, depuis le passage d’Ewa, de sa folie apostolique -, s’était comme raccorni et renfrogné sous l’effet de cette peur endémique pesant sur le pays, et visiblement sur le monde entier, comme une chape invisible, pire à bien des égards que la terreur qui avait régné à l’époque des attentats dans sa ville natale et jusqu’à la capitale, avant et après sa rencontre avec la jeune Gundula surgie dans son village en touriste émerveillée et dont  les circonstance avaient fait sa femme légitime, avant et après l’Accident.

Ah les jambes d’Omar, les mollets et les jarrets d’Omar !  Plus tard l’on découvrirait, dans le roman éponyme d’Amalric évoquant l’amour du jeune égyptologue pour le magnifique adolescent, cette sorte d’émanation physique de l’aristocratie naturelle  remontant, peut-être, au règne des pharaons noirs.

Cliché de pangolin ! s’exclameraient plutôt des milliers  de followers du site Pictogram où avait circulé la vidéo de la course matinale d’Omar, mais Pascal Ferret, se gardant d’intervenir directement dans la jactance de la meute, prendrait la défense d’Amalric, estimant, en vieux pro de l’«universel reportage», selon l’expression d’un poète oublié, que ce qu’on dit un cliché, non sans dédain, dépend fort d’occurrences culturelles variables qu’il est de plus en plus indiqué de nuancer – le cliché dit quelque chose, affirmait aussi bien Pascal en s’adonnant lui-même à une activité pour ainsi dire clandestine qui en ressortissait à l’évidence.

PANOPTICON : De même que Vivien Féal le webmaster  « à l’international » rêvant, des années auparavant, de faire carrière d’artiste-peintre dans la tradition du chevalet, s’était découvert une vocation de plasticien-rhapsode de plus en plus en phase avec une sorte de néo-lyrisme surtout verbal qu’illustraient Les Horizons barbecue, Pascal Ferret, ces dernières années, avait commencé de produire, dans le secret de l’isba d’été et sous le regard amusé sinon narquois de Cléo, une série pouvant passer pour monomaniaque de ce qu’il appelait son Mont Analogique, véritable figure obsessionnelle à variations polychromes et climatériques infinies alternant, sur des toiles de sa fabrication et en multiples dimensions, ou parfois sur tel ou tel support inattendu (planche à découper la viande, arrosoir ou malle de voyage),  la même magique évocation de la Pyramide Parfaite – et Kevin Lefort eût parlé à son propos de CONCEPT non sans relever perfidement le caractère rétrograde voire réactionnaire de la chimérique entreprise, mais Kevin n’était plus de ce monde où la Montagne Sainte-Victoire de Paul Cézanne (1839-1906) continuait en revanche de « cartonner » à la bourse du Marché de l’Art, en divers musées fermés momentanénment au public pour cause de pandémie ou dans les boutiques où se vendaient force posters et autant de maillots de corps reproduisant le présumé cliché, etc. Quant à Corentin et Julia, qui avaient eux aussi dépassé la crispation critique en somme puritaine de la classe intellectuelle de l’époque par rapport audit cliché (Julia en pinçait pour les standards de l’opéra italien autant que que Buddy raffolait des stéréotypes de la culture populaire tous azimuts, quitte à en jouer avec malice), ils eussent trouver peu coolde se moquer  de l’image matinale de ce splendide garçon sur sa plage-de-rêve et sans doute l’auraient-ils volontiers invité à une partie de threesome sans en faire état sur leur compte Pictogram tant était restée vive et sensible, voire farouche, leur conception partagée de l’intimité.

9 aôut / 15 avril

PIANISSIMO

Tu crois que tu m’auras, salope, mais faudra te lever plus tôt si tu veux me faire intuber, murmurait Olga en son in petto matinal, sans qu’on pût savoir (sait-on jamais…) si elle s’adressait au Virus ou au Romancier qui l’avait coincée dans cette chambre de L’Espérance, au milieu de ces tondus et ces pelées en train de tomber comme des moucherons. Du moins se réjouissait-elle de retrouver sa petite Ewa polaque, souvenir cher à sa mémoire de son étape salzbougeoise où le bel Égyptien Rachid l’avait également charmée par sa voix et son oud, tandis que l’impayable Gundula renonçait peu à peu à l’édification catholique et apostolique de l’Autriche du sud-ouest.

Ewa ne se doutait pas, évidemment, que c’était sur intervention spéciale d’Olga, avec l’aide de Pascal Ferret sollicité par Jocelyn,   qu’elle avait été appelée en renfort à L’Espérance où elle débarquerait un de ces quatre, alors même que la pianiste ne pensait pas du tout à quelque soin que ce fût qui la concernât, farouchement opposée à toute autre médication que celle de la musique ou, s’agissant de ses articulations, du baume du Tigre et de la musculine Guichon. Mais Ewa, près d’elle, serait elle-même mieux protégée en écoutant chaque soir un peu de piano guérisseur, et le rayonnement pour ainsi dire angélique qu’Olga, des années plus tôt, avait remarqué chez elle, ne semblait pas terni à en juger par les derniers selfies qu’elle lui avait envoyés de ses divers points de chute, de tel sanatorium des Tatras à telle maison de retraite des replis  verdoyants du Toggenburg où Ferret l’avait finalement débusquée via le compte Facelook du jeune Tadzio – autant dire que sa présence serait doublement bénéfice en ces lieux,

Que la musique fût, pour Olga, la meilleure parade immunitaire à la crise, semblait l’évidence à Jocelyn, ne pratiquant lui-même aucun instrument mais dont la collection de vinyles avoisinait le millier d’enregistrements souvent mythiques, alors que son ami Vivien théorisait à qui mieux mieux sur ce langage d’avant le langage commun à tous les peuples même analphabètes (il préférait dire surtout analphabètes ) et tenait ses propres essais lyriques pour des passerelles jetées entre les langues de ce que Silesius appelait Le Vivant…

 

RHAPSODIE, III

Tous n’ont pas l’uniforme ni ne se reconnaissent forcément au frémissement d’ailes des envoyés à l’ancienne, aussi l’attention de chacun est-elle requise par delà les apparences, et c’est un premier ressaisissement non négligeable surtout dans la ville-monde où toute concentration bonne se disperse.

La distribution massive des équipements sanitaires relève de la donnée  mondiale que les brigades de désinfection s’affairent à officialiser, mais les Messagers ne sont pas là pour le décor, incarnant l’avant-garde de l’Anti-Système dont tout bénéfice d’énergie sera naturellement recyclé dans la ventilation du Pneuma. Ainsi la reconnaissance occulte du principe angélique est-elle avalisée: l’esprit de précaution ira donc de pair avec le refus d’obtempérer à la loi du plus muni, et n’en doutons pas alors: tout ça jettera de la neuve lumière sur la Face d’ombre.

10 août / 16 avril

PREMIÈRE LOI DE LA FICTION

La musique est un savoir intérieur, pensait la vieille Olga en son for intime et sans avoir besoin de l’exprimer à haute voix ou par écrit, et je crois savoir aussi que la musique est une connaissance antérieure.

Cette très ancienne conviction remontait à ses sept ans de petite personne russe i jolies nattes (voir photos), ou peut-être même avant mais pour en être sûre il eut fallu qu’elle replongeât dans ses souvenirs de naissance ou juste après, quand elle avait commencé à discerner le contour des premiers objets et des premiers mots, à fleur de ce qu’elle entrevoyait comme une sorte de vaste étang aux rives un peu vaseuses et parfumées (des traces de pas lui rappelaient des empreintes de jolis pieds, peut-être de sa mère) ou divers affleurements évoquaient des visages bientôt connus et reconnus mais elle n’était sûre de rien, de même qu’on n’est jamais certain de ce qu’on lit vraiment sur telle ou telle partition en fonction de l’humeur ou du temps qu’il fait.

Jocelyn était la seule personne actuelle, à sa connaissance qui la suivît tant soit peu, la précédant même parfois, et des bribes de pensées éparses voletant ici et la, peut-être venues d’un regard vague de cet homme-tronc qui l’a fixait parfois à la table du repas commun et semblait entendre la musique qu’elle pianotait entre deux plats, peut-être d’un soupir de Jocelyn ou d’un récits de Pascal Ferret passant par là pour lui refiler un de ces petits flacons qui aident à vivre – ou peut-être le Romancier lui-même avait-il entrepris d’enfreindre une des lois fondamentales de la fiction qui suppose la stricte séparation du Créateur et de ses avatars imaginaires ?

Qui sait ? Comment savoir ce qu’était la conscience avant le corps, quand le Moi d’Olga s’est-il détaché du Non-Moi de la partition antérieure, avant qu’on te boucle, mélodie, dans la cage aux organes, était-ce la mer ce grondement sourd et ce balancement , et maintenant que l’eau me remonte aux oreilles et me sakle les yeux, est-ce encore Moi ou déjà l’après-Moi et ses incertitudes dont on jacte ces jours à qui mieux-mieux, ah Jocelyn dis-moi ce que tu entends quand tu fermes les yeux pour écrire  ce que je chante en ouvrant les miens sur la nuit en plein jour.

Olga regardait à l’instant les protubérances veineuses bleuâtres de ses jambes à hauteur de mollets et elle s’en inquiéta soudain à voix haute:

– Rappel à l’ordre!

Le mot ORDRE, en ces temps illusoires, se disait le Romancier en pensant à la très vieiIl Olga et à la très jeune Julia au saxophone, est à l’évidence le meilleur des signifiés solidaires autorisant la levée occasionnelle de la première loi de la fiction , qui permettra à Lady Light d’exercer son polonais avec Ewa ou de faire Buddy et Omar se confronter au squash mental ou autres fantaisies innocentes. Olga ne manquerait pas, en outre, d’apprécier la présence enjôleuse des aiglons Tony & Tim, et les infantes se réjouiraient tout autant d’accueillir l’avocat Mike Godkiller de retour de mission humanitaire en tel ou tel lieu de la planète mise en coupe une fois de plus.

11 août / 17 avril 

DOUBLES ET DOUBLURES

En prenant connaissance des notes jetées par le Romancier dans ses carnets après la publication de  son Journal sans date, Pascal, visiblement touché, même ému, voire bouleversé par cette première transgression de la loi de la fiction, se sentit revivre la crainte et le tremblement voluptueux de sa seconde naissance, à douze ou treize ans, seul dans les bois, telle exactement que la décrivait l’auteur du roman dans lequel il errait depuis sa première apparition, au lendemain de la  prise de Srebrenica par les Serbes et du massacre aujourd’hui sujet à négation.

Le Romancier le recevrait-il un de ces jours à la Datcha, et au prix de quelle nouvelles révélations peut-être aussi troublantes pour l’un que pour l’autre ?

De son côté, un jeune égyptologue dont le nom d’Amalric masquait l’identité réelle de son premier modèle, alors même que les traits de caractère de divers autres garçons du même âge, encore vivants ou ayant vécu ou disparu, allaient étoffer et nuancer son personnage, se demanderait si les pages qu’il avait écrites, parfois en tremblant de désir ou d’émotion, à propos de son élève nubien au prénom d’Omar et à l’immarcescible beauté, devaient être portées à la connaissance des lecteurs de telle revue littéraire ou de tel éditeur, quelle responsabilité morale ou sociale était la sienne et si ce qu’il avait cru écrire en toute sincérité correspondait à sa vérité ou n’était qu’une illusion ?

Le sage Arnim Goldau, aussi ferré en psychoanalyse que méfiant de ses applications, et plus encore de ses interprétations, répondrait-il jamais en réalité, sous son vrai nom, au Romancier très entiché de ses essais et de ce qu’on peut dire son aura, à supposer que le littérateur en question cherchât à le contacter d’une manière ou de l’autre ?

Tels étaient les problèmes qui se seraient  posés à l’instant à une machine programmée selon les lois de la fiction, à supposer que celles-ci eussent la moindre raison d’exister, etc.

12 août /  18 avril

AU BORD DU FLEUVE

– Mon frère le marcheur a-t-il observé, comme son ami Omar, que la lenteur du fleuve est une pensée aussi longue que les millénaires et que c’est pour nous deux comme pour tous un puits de patience, avait demandé le très doux Omar bandé comme un arc au bord du Nil immobile, parlant les yeux mi-clos au jeune égyptologue tout songeur dans sa contemplations du corps de bronze doré de l’enfant mystérieux.

Les mots étranges de l’Archéologue repris des écrits de l’Admirable Ruysbroeck lui revinrent tandis que ses mains aux doigts écartés en peigne passaient dans les cheveux de jais du Nubien :

Ah ! la distance est grande entre l’ami secret et l’enfant mystérieux. Le premier fait des ascensions vives, amoureuses, et mesurées. Mais le second s’en va mourir plus haut, dans la simplicité qui ne se connaît pas.‎

La solennité du ton de l’adolescent, en contraste vif avec ses moments de chien fou, juste avant la nuit, marquait une sorte de continuité entre ce qu’il avait perçu sur les ruines de Kerma, en compagnie de l’Archéologue, ce qu’il ressentait en son ventre à la seule musique de la voix d’Omar, ou le voyant courir très vite en avant de lui pendant qu’il remontait le cours du Nil en marchant, ou au contraire quand ses mollet fatigués faisaient ralentir le jeune kouros qui feignait alors de sa main de lui passer l’invisible témoin et qu’il filait devant lui en ne pensant que chutes noires et tourbillons d’écumes autour des corps, lançant alors sur  le même ton guindé de manificence pour ainsi dire légendaire :

– En de tels moments les spasmes de l’éclair sont pour notre ravissemen, et le soir nous boirons aux sources de la vie en déposant nos coursiers dans la couche tendre de nos songes…

Sur quoi le ton d’Amalric changeait tout à trac :

–      Songes-y, petit mec !

Et c’était au tour d’Omar, le rejoignant sur un débris de pyramide qu’il  y avait là, de détendre l’arc du moment et de lui sauter au cou comme un gosse des pouilleuses rues du Caire.

13 août / 19 avril

ON SE FAIT UNE LIGNE ?

         C’était en fin de compte par défaut que Julia avait quelque chose  voir avec Amalric, qui avait échappé comme elle au massacre de l’Amazonial, elle n’y ayant jamais mis les pieds et lui ayant renoncé à s’y pointer avec son camarade de l’Institut Khéops qui venait de se casser une fois de plus quelques os.

Avant de clamser prématurément d’un arrêt de cœur, se rappelait Corentin qui avait eu connaissance de ses poèmes par Facelook, Jewel le très érudit et quelque partgénial lutin à roulettes, était apparu sur la scpne littéraire comme une sorte de créature hors norme dont la maladie incurable, dite des os de verre, ajoutait à son aura particulière sans qu’il se dissimulât lui-même l’attrait affreux de la chose – et cela parlait vivemnt à Buddy : cette espèce de fatalisme gouailleur qui se lisait sur les (nombreux) portraits du semi-infirme contraint de se déplacer sur sa chaise roulante high-tech mais caoable aussi de traverser une aérogare ou une plantation maraîchère sans trop vaciller sur sa canne au pommeau d’voire.

– Tu n’y étais pas, Juicy, et le bel Amalric se trouvait au chevet de Jewel à parler de choses et d’autres pendant que les rabzous du Miséricordieux se faisaient exploser sur la terrasse de l’Amazonial :  c’est ce qu’on appelait l’ironie du sort du temps de Steve Mackay dont le nom rime avec celui de Dick le dur…

– Et toi, malin de mon coeur, démon que tu es, tu en as tiré un thème qui te va comme un gant de velours dans une main de fer, rétorquait Julia qui avait été, avec Blackie, la première lectrice de Vodka-Cola Poker,où elle apparaît là encore comme par défaut dans le personnage de la Flingueuse Absente.

Les lendemains qui chantent de l’esprit millenialsont à chercher dans ce nouvel esthétisme de la pièce manquante, songeait Corentin Fortier devenu plus grave tandis que Julia rangeait son saxo dans son étui de saxo Gig Bag Burgundy – il y a une vraie modestie du lâcher-prisedans ce qui me semble une position plus qu’une posture et moi je ne lâcherai pas pour autant : je m’accroche comme je suppose qu’Amalric s’est accroché à sa recherche sur les sources égyptiennes de la tradition mosaïque dont il parlait ce soir avec Jewel – deux fins connaiseurs aux yeux pleins des mêmes larmes pendant que la radio de la chambre d’hosto leur apprenait ce qui venait de se passer sur la terrasse de l’Amazonial – deux jeunes érudits qui allaient se faire une ligne en douce à l’insu de l’infirmière malgache les traitant comme de très petits enfants – ce qu’ils étaient sans doute à divers égards.

– Donc le secret de Moïse serait à chercher au cœur de la Pyramide ?  avait murmuré Jewel au milieu de ses bandages.

– C’est une belle idée, tu ne trouve pas ? Ce n’est pas nous qui l’avons trouvée, mais elle est si belle qu’elle doit être vraie, lui avait répondu Amalric en préparant sa ligne à son pote se la jouant momie.

PANOPTICON : Certains fans de séries américaines et/ou de romans cultes plus récents auront fait le lien, à l’énoncé du nom de Dick Shekley, entre le protagoniste d’une des plus fameuses productions du début du siècle, jouant essentiellement sur le concept ambigu de légitime défense invoqué par des flics douteux, et l’inspecteur cocaïnomane entiché de fumettides années 50-60 qui avait fait le succès de Corentin Fortier « à l’international », et le Romancier s’en amusait tout en se demandant comment faire sortir l’acteur principal de la série No Targetpour le confronter à l’avocat kamikaze Mike Godkiller en quête de nouvelles causes  inappropriées ? Après tout pourquoi se priver, après avoir envoyé Ewa en Autriche pour y rencontrer Olga la pianiste et Rachid l’Égyptien en chaise roulante – à l’instant lui apparaissant le caractère récurrent du Motif Handicap dans son roman en cours -, de ce rebondissement narratif aux potentialités tragi-comiques évidentes ? Mike et Dick en binôme ! Le grand maigre et le musclé râblé, réplique astucieuse du couple sempiternel des contes populaires et des films muets ou parlants. Quant à l’idée qu’il prêtait à Corentin Fortier, d’une proximité des êtres établie par ce qui ne leur était pas arrivé, le Romancier l’avait senti germer en lui à travers les années à chaque nouvel événement censé solidariser les individus épars mais semblablement connectés du monde entier, où les réseaux numériques fabriquaient de la compassion multinationale à grand renfort de mégabits larmoyants et d’émoticôns bidons – tous Américains le lendemain de Nine Eleven, tous CHARLIE le surlendemain et tous BATACLAN dans la foulée – à devenir cynique ou, pour ce qui le concernait, à se lancer  plutôt dans la conjecture romanesque de défense et de diversion, de subversion radieuse et de fantaisie rieuse.

14 août / 15 avril

MORITURI TE SALUTANT

Pascal Ferret, en galabieh vert tendre et les pieds dans une bassine d’eau de mer, les yeux perdus après les avoir longtemps concentrés sur les poèmes d’Amalric que lui avait transmis Vivien, finit par remarquer une fois de plus, corroborant deux ou trois allusions récentes de Cléo, le racornissment inquiétant de ses vieux orteils passés du vieux rose au gris nacré à fendilles, pas loin des pattes antédiluviennes du lamantin ou de l’iguane.

Si le poisson meurt par la queue, se disait-il, je sens que le froid aux pieds me vient malgré la chaleur du bain et que ça va remonter ces prochaines semaines et autres siècles jusqu’à la gangrène et plus si affinités – et cet Amalric qui jubile au bords des oueds et sur les corniches  d’Alexandrie, peste de ces jeunessses !

Cependant le recueil du kid l’avait saisi dès ses premiers tercets, leur lumière dans les mots, leurs arêtes de fines pyramides aux ellipses d’hiéroglyphes appariant sonorement l’image et le vocable, leur mélancolie radieuse toute pareille à le sienne depuis toujours, leurs allées et venues par les jardins et les bars comme flottant sous les hautes eaux de crue, et cette musique enfin, cette mélodie plan par plan comme au cinéma quand tu glisses d’un arrêt sur image à l’autre dans le mouvement tranquille d’une décision suivant l’événement, étant évident que la première donnée poétique est dans le mouvement même de la vie vécue préludant à sa ressaisie d’un seul trait de pinceau.

Mes pieds que ce garçon est un Chinois pas comme les autres, se dit Pascal en ressentant une fois de plus le bonheur de toute acceptation,

Ma barque est prête et je suis heureux de savoir ce petit lord arabisant assurer la descendance sacrée, tout pareil en sa dégaine un peu canaille à ces moines du lac de Chen Fou qui adornent les pierres d’idéogrammes à la plume d’eau sur la pierre que tout aussitôt l’incendiaire chaleur de midi fait sécher en les effaçant sous nos yeux impassibles.

 

15 août / 20 avril 

TRANSITS ET DONATIONS

 

Le Système me propose une mise à jour, constatait le Romancier devant le grand écran de son Wide Mac, et ça va le faire, pour faire court – comme ils disent: ça va le faire à tout-va.

Donc je vais classer et transmettre, pensa-t-il en imaginant déjà quoi et à qui, les papiers de Théo et les lettres de Jocelyn à Pascal , la collection des premiers dessins de Vivien à Goldau et les livres de celui-ci à Amalric, les manuscrits inédits de ce dernier dans la malle où je tiens les miens aux bons soins de Blackie et la libre disposition de nos bibliothèques à Corentin selon accord oral avec Cécile et Loyse.

Les transits se feraient par accointances sensibles et au fil des inspirations quotidiennes, dans l’aléatoire et le jeu des accointances perçues ou à percevoir.

Il avait repris, dans le carton d’archives marqué THÉO, les carnets de celui-ci que lui avait envoyés Léa pour publication éventuelle, sauf les notations très privées ou relevant de l’épicerie journalière.

« La beauté est ce qui abolit le temps », avait écrit Théo à la veille de sa toute fin au dispensaire  de Belleville où, terrassé de faiblesse depuis des jours, les doigts juste assez fermes pour tenir encore ses crayons de couleurs, il avait rendu grâces à la beauté des fleurs terrestres en d’exquises miniatures reconstituées de mémoire comme, revenant quelques semaines plus tôt de ses ultimes chasses aux images dans le métro ou sur les quais de Seine, il avait brossé une série de portraits des visages qui l’avaient émus dans le flux de la foule ou des flâneurs.

Pascal fera de ces carnets ce qu’il pensera bon, songeait le Romancier, sachant assez que son personnage s’identifierait à son vieil ami artiste à la lecture de ces notations de toute espèce, et par exemple à celle-ci qui les appariait de toute évidence : « Nous qui avons une patte restée coincée dans le tiroir de l’adolescence, nous en garderons, sous nos rides, quelque chose ».

Il imaginait aussi, à l’instant, ce qu’aurait pu donner la rencontre de Pascal et de Léa, dont les sensibilités vives mais rétives à toute sentimentalité trop manifeste évoquaient la proximité pudique de frères et sœurs aux mêmes penchants artiste, et le rapprochement de ces deux visages lui rappela sa première lecture du recueil de tercets d’Amalric dont chaque page, comme par arrêts sur images, avait fait revenir en sa mémoire autant d’autres visages aimés à travers les années, come si le précipité des mots, dans la poésie si singulière du jeune égyptologue, avait le pouvoir de lui faire ressusciter de visu, par le seul truchement d’un prénom et des ses qualifications, tel regard ou tel fin plissement de lèvres ou telle palpitation de paupières, telle expression tendre ou éperdue  qui n’appartenaient qu’à celui-ci ou celle-là.

« Faire se rencontrer Amalric et Corentin avant la fin de la deuxième saison », nota-t-il sur un post-it tout en se représentant déjà la dernière danse que le vieux Job, au milieu de la  salle d’apparat de L’Espérance et pour ainsi dire suspendu au cou d’Ewa, offrirait  à la vue des autres pensionnaires en fantomatiques chemises de nuit ou en tenues de soirée – Olga tout en noir et Jocelyn tout en blanc, Corentin en frac et Blackie au froc rouge, enfin toute la bande de la quatrième saison, etc.

 

16 août / 22 avril

RHAPSODIE, IV

Cependant il y a lumière et lumière. Les éclairages inhérents ou latéraux peuvent être trompeurs, et pas que sur les scènes de crime ou tout à coup chaque pierre et sa face cachée devraient compter pour double preuve dans l’éblouissement expert. Ainsi le côté théâtre de l’absurde des jachères industrielles ne doit-il pas nous abuser non plus, ou plus exactement: ne pas nous détourner de la scrutation détaillée des visages, car c’est par là que l’alerte commune sera donnée en cas d’Apparition par voie supersensible.

Passons cependant sur les phénomènes paranormaux et autres étrangetés:  ce n’est pas non plus de cela qu’il s’agit en l’occurrence mais de saisissement réel à valeur de révélation à ce moment précis, autour du Marcheur Rose soudain interdit  et des Immobiles ne sachant où regarder mais percevant ce quelque chose qu’on appellera ce soir Mystère.

Ceux qui ont des options préférentielles sur les lofts les mieux situés de la Wellness Tower, fleuron de la Nouvelle Cité, pourraient déchanter, autant que  les spéculateurs jouant sur le cours de la Lumière au moment même ou les eaux évaporées tournent en boues acides.

On peut ne pas souscrire à la lettre à l’archaïque parole selon laquelle les derniers seront les premiers, quelque secrète vérité que recèle cette anticipation d’une autre dimension, mais sans doute la part d’ombre des rues passantes nous reste-t-elle plus propice, à nous visages burinés et tendres veilles feuilles de solfège, que leur rive javellisée se la jouant Brave New World.

La distinction des nuances du gris suprême de la Ville-monde en trente-six mille irisations moirées reste l’apanage des Sujets Sensibles de toute observance et condition. De même l’opposition de la lumière naturelle et de l’ombre demeure-t-elle plus que jamais du domaine de la réalité plus que présente non moins qu’intouchable..

On dit au bord du gouffre que ça craint. Mais avant l’aube c’est au ventre que se ressent ce vertige: falaise au bord de rien qui surplombe cependant notre sang; et panique au creux des reins; et terrible lucidité de la vue interne. On sait en outre que la maison sous la table menace parfois de déborder par les meurtrières genre retour du refoulé. On répète alors que ça craint aux parapets de la subconscience.

Ensuite on se fait à la rumeur des failles, la vie remontant à flot des entrailles du sommeil au zinc du matin, via les tubulures du métro et maints escalators jusqu’aux crêtes encore crépitantes d’étoiles  de la Skyline.

Les hauts toits asymétriques font office de fumoirs à toute heure ou de tremplins concédés à l’industrieuse rêverie des fins de matinées ou des vestiges du jour. Un regain de porosité se décèle chez les passants des poutrelles aux yeux levés d’entre les drapeaux blancs.

17 août / 25 avril

AU SILENCE ANIMAL 

Venez Marquis, venez aux vestiges du jour pour écouter les bêtes, lui avait-elle texté par messagerie en usant de ce langage de parodie pseudo-poétique, signant Olga Pianola pour ajouter une touche burlesque, et maintenant tous deux se tenaient immobiles sur le balcon de L’Espérance, elle sur son fauteuil Voltaire et lui sur un  siège curule, fumant des cigarillos et se taisant ensemble.

– Vous autres femmes, et les Russes n’y dérogent guère, êtes plus proches de l’animal que le mec sempiternel, songeait Jocelyn sans le dire à haute voix, mais Olga acquiesçait.

– Il est vrai que je n’ai pas accouché, répondait-elle en silence, mais je n’en reste pas moins vierge nubile et mère possible hors du temps. La nuit va tomber sur l’arche aux murmures et le lynx là-haut, de l’autre côté des bâtiments, dans les bois où il fait déjà sombre, ou les ruminantes  présences là-bas sur les alpages au-dessus du haut Lac, naseaux fumant doucement dans le crépuscule et sabots tranquilles, ne nous écoutent pas mais nous entendent à leur façon sans appartenance.

– Caïn faisant la peau à son frérot fonde la première ville, enchaîna Jocelyn volontiers bibliste sous l’effet du porto d’Olga, et personne même aujourd’hui chez les libéraux les plus capitalistes n’oserait dire, mon chamois, comme il dit mon doberman, monputois ou ma salamandre.

Les deux vieux amis, pensifs et chastes, restaient certes une pianiste de concert avec des envies de babas et un veuf toujours agenouillé mentalement dans l’orbe d’un deuil humain, mais tous deux, à l’instant, loin de l’anormale entreprise des requins bipèdes et des loups à calculs, se fondaient, l’obscurité venant, dans la présence pure aux voix rudimentaires des prédateurs en veille et des yeux ingénus sous les paupières du ciel.

– Nous passons comme des voleurs soucieux de signer nos traces et d’archiver nos monuments, continuait Jocelyn bouche cousue, tandis qu’elles demeurent là toutes placides, sans souci des rafales de vent noir ou des plus sombres projets de l’équarisseur, elles procèdent de l’ordre laitier vénéré par l’ancienne Egypte et l’Inde indigène et nous croyons régner sur elles…

– Eh je me sens toute bête à côté de vous qui philosophez à ras le bolide, kochany, toute bête et paresseuse comme une vieille haridelle, mais reprenez un peu de baba…

Et maintenant il faisait tout à fait nuit sur le balcon privé de l’ancienne diva soliste qui n’avait jamais dit meschats ou mes chiens tant elle bougeait de par le monde entre amants et tournées, et Jocelyn se levait, un peu titubant d’alcool et de songerie, prenait congé et s’en allait seul par la longue allée jusqu’à la petite gare de funiculaire dans le bruissement des ramures et autres ruisseaux gloussant entre mousses et  fougres, suivant un dernier rayon de soleil imaginaire entre les futaies où passaient et repassaient des elfes et des chevreuils, murmurant lui-même en cherchant des mots d’avant les sources ou même d’avant le temps, mais comment remonter la pendule, comment remonter les bretelles du Dieu aussi féroce que le léopard jugulant la gazelle, comment ne pas consentir à tout ça sans la  boucler modestement, messire ?

PANOPTICON :  Les pensionnaires de l’institution dite médico-sociale de L’Espérance, autant que leurs visiteurs, de plus en plus rares à vrai dire, furent bientôt soumis à l’obligation de porter des masques hygiéniques, le plus souvent d’importation chinoise, tout au moins dans les espaces communs où la proximité physique des sujets à risques accentuait le danger de contamination. Les décès des plus âgés augmentèrent dès les premières semaines de confinement, sans que les effets fussent forcément liés à la même cause, du moins à ce qu’on en savait.

  18 août /26 avril

JONAS

Jonas, fils du fameux écrivain minimaliste Nemrod, fut sensible dès son premier âge aux mots qui font mal. Ceux-ci lui firent découvrir, bien avant de pouvoir se défendre, ce que sont les gens.

De fait, il sentit bientôt que les gens se servaient des mots pour l’épingler : ils disaient ceci ou cela, et peut-être était-ce vrai ou pas ? À vrai dire Jonas n’en savait rien encore ; simplement il constatait que certains mots faisaient mal, et qu’il fallait s’en prémunir. Ainsi commença-t-il de résister aux gens, pour mieux les approcher ensuite et se trouver, des années plus tard, en mesure de parler des gens et de la vie des gens.

Jonas enfant endura quelque temps les mots des gens sans broncher, disons : ses premières années auprès de Marie, le plus souvent à l’insu de son père –  manipulateur de mots s’il en était; puis, à l’effarement de son entourage, il devint, à dix ans qu’on dit l’âge de raison et qui lui fit venir le poil au membre, volubile, incisif et bientôt intraitable. Multipliant l’exagération paternelle (réputée et très prisée des médias) il opposa, aux pointes d’épingles des mots des gens, les couteaux aiguisés de vocables et de formules férocement choisis, prodigues en outre pour lui d’intense jouissance.

Sa première réputation, à vrai dire détestable, vient de là. Ensuite il se construisit des cabanes dans les arbres, tout en singeant Nemrod à la confusion des gens tournant autour de celui-ci. Sur quoi la vie aiguisa plus encore ses poignards, puis les lui fit rengainer sous l’influence de Rachel et, cela va sans dire, de Sam le pacifiste, père de Marie et son mentor à lui.

Quelques décennies plus tard,  ce que Jonas attend des gens se résume à peu près  à cela: les gens. Ou plutôt, disons qu’il n’en attend plus rien selon les codes ordinaires. Rien de spécial en tout cas, ni en bien ni en mal non plus, simplement cela : les gens. Les gens de la vie. La surprise des gens, parfois. Mais plus aucune déception recevable. Non pas l’ambiance qui émane plus ou moins de leur présence, mais les gens eux-mêmes, tels qu’ils sont et ont toujours été, ou plus précisément tels qu’ils étaient et sont devenus.

Et d’abord les visages : formidable défilé de masques et ce qu’ils révèlent ou dissimulent, les formes d’abord vagues et les odeurs.

Jonas se rappelle ainsi le parfum de tabac des Boyards lorsque  Nemrod se penche sur son landau, donc très au début, et, mêlée à cette fragrance, celle du manteau de cuir genre poète américain, enfin, tout là-haut, la forme reconnue du visage paternel au mufle chaud.

Cependant la chaleur est plus enveloppante quand apparaissent, comme de douces lunes aux tendres voix, les figures de Marie et de Rachel saluant en l’enfant l’incarnation de la vie même.

Les visages et les parfums (santal et fougère) de Marie et Rachel seront les premiers signes, perçus par Jonas, d’une douceur qu’il retrouvera bientôt dans le giron de ces deux mères alternées aux poitrines également accueillantes mais de consistance différente, avec ou sans téton lacté, lisse ou plissée.

Au plus ancien souvenir de Jonas, le premier visage de Nemrod est glabre, puis le bouc y poussera, et le collier ensuite et toute sorte de barbes et de poils qui formeront, sur les joues creuses et le rocher du torse au bain, au premier regard du fils, ce qu’on dit l’imagopaternelle dont Jonas se défiera par la suite.

Car le père, tôt perçu comme très velu, le fut aussi par ses plaintes et complaintes qui firent de lui, aux yeux de son déjà redoutable fils de sept ans, ce personnage à double face de héros dressé et de lettreux blessé, Nemrod chef de guerre et plumitif à jérémiades, célébré peut-être sur les estrades mais plumassier quand même et ne cessant de geindre.

Un autre visage primordial, mais  plus apaisant celui-là,  est celui de Samuel qui très tôt, aussi, deviendra le modèle de Jonas, son homme préféré dans la vie et, somme toute, son premier grand amour avec le fox Youpi et Rachel évidemment, mère de Marie, et Marie elle-même malgré les cris – car il y aura des cris.

Le visage de Sam est buriné, tout net, aux fins yeux bons de regard, le nez droit, la bouche saine de  marcheur protestant, les oreilles un peu décollées pour mieux entendre les oiseaux des hautes branches, le port de tête d’un hallebardier sans hallebarde (naturaliste de vocation, il fut à vingt ans réfractaire et donc emprisoné) et le corps souple et lisse d’un nageur à l’année jusqu’à casser la glace pour faire ses longueurs quotidiennes –  mais le conjoint idéaliste de Rachel récuse toute forme de compétition sportive, toute sa vie vouée à l’observation des espèces lentes ou silencieusement végétales. Autant dire que son aïeul Samuel sera le premier instituteur de Jonas et son ange gardien par delà son temps de vie imparti.

À ces visages s’ajoutant tous ceux qui lui reviennent de cette nuit des temps de son enfance pas comme les autres, avec foison de gens mal coiffés se disant artistes, de petits malandrins qui lui jettent des pierres quand il étudie le scarabée ou le triton près de la rivière ; puis les rudes faces des voisins prolétaires du pavillon en banlieue où Nemrod et Marie ont établi leur premier campement bohème, et celles des voisins plus engoncés de la maison sous le lierre où Marie et lui ont été accueillis après les cris et  l’installation de Nemrod dans sa soupente du Vieux Quartier ; enfin les  multiples autres visages vus et revus à travers les années par le Jonas revenant en ces murs – toutes ces têtes et tant d’autres en processions, et avec elles tous les prénoms, du premier préau à tous les périples proches d’abord et plus lointains où ses pas de rêveur éveillé l’auront conduit jusque, ces derniers jours, aux parapets de Brooklyn Heights.

19 août / 27 avril

ENTRE LE CENDRIER ET L’ÉTOILE

Martial Jobin s’était toujours senti coupé en deux, jusque récemment à l’apparition d’Ewa sur son écran.  Sans comprendre tout à fait ce qui lui arrivait, mais accédant à une sorte de réalisme, voire d’hyperréalisme qui lui  faisait oublier obsesssions et fantasmes, Job le troll n’était plus le monstre de fanzinedont il avait endossé le rôle mais un avatar plutôt minable, en somme, qui se la jouait hackerau petit pied alors qu’il n’avait jamais été capable de faire le saut dans le trou noir du Darknet et autres enfers bien réels du virtuel.

L’arrivée de Jonas à L’Espérance en tant que soignant bénévole n’était pas étrangère à cette métamorphose singulière: sa façon plutôt ironique de le regarder quand il l’aidait à se laver, l’appelant mon joli crabe ou mon vieux scarabée mal luné s’il faisait son bougon, ses exclamations quand il avait constaté que Job prenait des notes studieuses sur un grand cahier chinois orné de dessins et d’aquarelles maladroites de fleurs observées à la jumelle depuis la terrasse en surplomb sur le haut Lac jouxant le jardin alpin,  ou plus loin les alpages suspendus, ou plus haut les derniers gazons à gentianes et soldanelles, enfin les questions précises que Jonas lui avait posées à propos de ses observations d’une minutie attentive qui lui rappelaient le vieux Sam, tout cela avait établi entre les deux personnages un début de connivence où ce qu’on peut dire un certain regard scientifique mêlé de curiosité fervente, sourdement émerveillé et presque enfantine mais à la fois compulsive (chez Martial) et plus sereinement contemplative (chez jonas) leur faisait apprécier le monde dit extérieur d’une façon analogue.

Le vieux Job toléra, de la part de Jonas, une immédiate familiarité qu’il n’avait jamais acceptée de quiconque, surtout quand elle se donnait sur le ton de l’insupportable commisération des professionnels de l’aide aux mal lotis et autres rebuts de société justifiant la plus totale et mielleuse gluance de pitié ; et puis Jonas arrivait de sa montagne en side-car, réveillant au tréfonds du mental de Martial un désir tout physique de grand air et de montées en zigzags aux cols ventés, ses cheveux blancs librement dénoués et le mufle en proue.

– Faudra, Jony, que tu m’emmènes sur ton rutilant destrier, aurait pu dire Jobin s’il avait eu le goût des formules médiévales, mais Jonas avait pigé ce que signifiait le regard intensément  intéressé du vieux sanglier quand il lui avait détaillé les particularités techniques de Double Pegasus, son side-car russe de la série Moldava à carène biseautée et décapotable par temps radieux.

PANOPTICON :Non sans quelque naïveté, le jeune égyptologue Amalric nourrissait la conviction que la probité scientifique marquerait une nouvelle échappée « sociétale », selon son expression joliment pédante, et non moins « civilisationnelle », au gré de visées inédites dégagées des seuls impératifs de l’hygiène opportuniste (piètre réponse à la pandémie) et de la technologie dite de pointe , ou plus largement du progrès et du profit – lesquelles visées relèveraient à la fois des sciences naturelles requalifiées et d’une physique universaliste que seuls certains adeptes du rêve éveillé, tous sexes confondu, avaient entrevue jusque-là. Dans cette perspective, pensait le Romancier que les derniers écrits d’Armin Goldau avaient notablement éclairés, ces millenialsque d’aucun considèrent comme une nouvelle génération perdue pourraient  encore nous surprendre – peut-être même damer le pion à la funeste idéologie transhumaniste…

 

20 août / 28 avril

 LA DOULOU 

Pour ce qui le concernait si directement, le Romancier ne savait quel parti prendre, s’il fallait le dire ou pas, et comment le dire sans enfreindre la Loi de la Fiction de manière si transparente, ou comment le dire sans le dire ?

La douleur de Dieu n’est concevable qu’en termes très abstraits ou au contraire très sentimentaux, pensait-il sans être sûr qu’aucun élément de théologie ne confirme ou n’infirme ce qui n’était qu’une idée qu’il se faisait de cet affect, et l’éventualité d’un épisode du roman divin traitant de quelque forme de souffrance que ce fût, traduisible en langage d’après Babel, lui paraissait relever de la lubie trop humaine plus que de la conjecture mystique; et pouvait-on imaginer la femme de Dieu emportée en ambulance à l’hôpital le plus proche afin d’y recevoir les soins urgents qui s’imposaient de toute évidence, comme l’autre matin Lady Light se plaignant de ne plus respirer qu’à peine et d’endurer une douleur à pleurer, ce qu’elle s’interdisait avec sa fermeté coutumière et l’air buté qu’elle prenait pour se défendre des fâcheux ou de la vie salope, selon son expression peu châtiée.

Or il était évidemment exclu, pour le Romancier, de faire état public de ladite doulou, qui n’avait diminué finalement qu’à renfort de concentré de colchiques, sans que la poignante oppression et l’énorne fatigue qui en procédait ne disparaissent pour autant, et pas question non plus  d’évoquer son inquiétude première, non plus que son malaise personnel à la seule pensée que Lady Light souffrait sans qu’il ne pût rien faire.

Cependant il souriait, se rappelant l’indicible douleur de Cléo la résiliente, il souriait en revoyant les icônes florales ornant les derniers feuillets des cahiers de Théo, il souriait du même sourire aimant qu’il avait vu tout à l’heure éclairer doucement le visage de Lady Light à sa visite au Centre Hospitalier dont la blancheur étincelante et les appareillages hauts de gamme étaient supposés écarter toute allusion à toute forme de sang ou de sanies, il souriait comme s’il était – et souvent il avait pensé sans orgueil que c’était depuis sa plus haute enfance – dans le secret des dieux que la cruauté de ce qu’on appelle la vie n’a jamais détournés de son inconcevable beauté

21 août / 29 avril

SECRETS

L’époque vit proliférer les bulletins de santé assortis d’images explicites des multiples détails corporels et autres parties dites honteuses en d’autres temps et lieux, mais désormais exposée par des milliards d’intervenants du Réseau mondial non moins impatients de s’épancher en matière affective ou sexuelle jusque-là considérée comme personnelle et privée, mais Pascal, à ce déferlement d’aveux généralisés, opposait une façon d’objection de conscience relevant bien plus que d’un principe moral: d’une pudeur toute physique remontant à son enfance et plus encore à son adolescence , assortie d’une réserve à caractère peut-être métaphysique ou disons plutôt universaliste, impliquant sa modeste histoire personnelle de dilettante en toute chose et la saga tout à la fois cosmique et comique du donné total.

Quant à savoir où cela commençait et comment cela finirait, Pascal n’en avait qu’une idée incomplète et ne s’en remettait même pas à la Science, tout en ne cessant de faire assaut de curiosité au nom d’un savoir joyeux.

De fait tout cela se faisait, et depuis longtemps, sans pose morale à l’ancienne – quelque tendresse que le vieux biker vouât au demeurant aux préceptes prônés et le plus souvent appliqués par ses aïeux et bisaïeux- , avec une sorte de naturel humoristique qui renvoyait dos à dos les prétendus hédonistes se disant volontiers sauvages et les tenants d’un nouveau rigorisme d’autant plus virulent qu’il était affecté ou miné par d’inavouables névroses.  Bref, c’était le pied-léger que le sieur Ferret résistait à toutes les pulsions et impulsions de la meute.

Une autre ironie faisait que Vivien, le supposé peintre initial, se fût découvert rhapsode, et que lui-même se soignât en peignant non des icônes mais de saillants cônes juste prétextes à formes libres et couleurs à l’avenant.

De fait le temps de peindre, dès son adolescence à vrai dire mais jamais instauré en pratiqu suivie,  le faisait  mystérieusement se retrouver tout entier dans une espèce de musique intime ouverte aux yeux multiples et aux cieux pleins de dieux puisque, aussi  bien, le Mont analogique tend à sa propre cime ; et de même qu’il avait accueilli les rhapsodies de Vivien comme une prolongation à la fois inattendue et non moins harmonieuse de ses explorations picturales de jeune rapin trop impatient pour accéder au chef-d’œuvre  et surtout mal accordé au micmac d’un temps social faisant par trop crédit à ce qu’il qualifiait globalement de foutaise, son compère lui avait fait l’amitié d’être plus que jaloux de ce que lui-même taxait de peinturlure en toute fausse modestie – à vrai dire il raffolait de plus en plus de tout ce qu’il faisait -, bonnement enclin à rompre avec toute chamaillerie affectueuse et lui sautant ( virtuellement s’entend) au cou à chaque nouvel hymne qu’il consacrait à cette même beauté que Vivien s’efforçait d’atteindre avec ce qu’il disait ses pauvres mots.

RHAPSODIE, V

À l’âge où l’on a déjà plusieurs vies derrière soi, ce que nous pouvons dire de tout ça est que l’indulgence tend à remplacer la colère, sans l’effacer. Notre génération restera celle des ados prolongés dans leur élan de refus, au dam des cravaches et des cravates et contre la suave insidiosité des ligues de vertu à la flan. Nous deux, au demeurant, restons borderline à notre façon, sans nous la jouer rebelles pour autant.

Il y avait de l’aristocratie naturelle chez toi, aussi nous sommes nius hyper bien entendus sur la lignes des associations oniriques et de la rêverie composite.

Si nous avions une école philosophique à fonder, ici et maintenant sur cette table de cuisine, ce serait sous l’égide de l’Arbre et du doute fertile, à l’aléatoire d’une recherche à zigzags. Mais nous ne fonderons rien qui ne se transmute à mesure en clarté filée de pensée fontaine. Nous en somme venus à penser, à ce moment précis de partager nos clopes et nos intuitions, que la recherche est le propre du trouvère et qu’à cela collabore joyeusement le blues et la fugue, toute balade au bord du ciel et jusqu’aux échanges sibyllins sur Facelook, sans parler des tendres conversations de regards dans le silence attentif du jeu à qui perd trouve.

Ce que voit le poisson-lune interpelle notre imaginaire réversible en expansion dans la ville-monde depuis l’aménagement des grands bassins d’amniosynthèse. Ainsi mérous et murènes tourneront-ils autour de l’Aquarium Central à scruter les faces démesurément agrandies de la femme amphibie à hublots et de ses comparses exorbités de la prétendue transavantgarde.

Le visage humain sous ce genre de loupe est rarement avantagé, mais nous ne sommes pas ici pour leurrer la clientèle animale appelée au testimoine. On est loin de ce que les faiseurs de renommées qualifient d’icônes dans les Halles du Reflet: voyez ces babines pendantes et ces lassitudes charnelles, mais de bonnes ondes ne sont pas exclues de part et d’autre des interfaces oculaires. Que cela incite chaque espèce à garder  distance et dignité, comme l’enseigne la terrapène ébouillantée sans moufter.

En attendant suspendez le jugement anthropocyclique, dressez poliment  le chien sur le dressoir, puis entrez dans le chien.

Le monde vu de près à vue de chien succède naturellement à la perception première de la truffe que la brise informe le cas échéant. Cette autre hiérarchie des affects vous suppose repérable de loin, et ensuite quel effroi lorsqu’il vous encadre soudain toute proche, Madame et vos bajoues. Pendant ce temps le Quidam, même non diplômé, persévère dans son être en dépit de tout, mais la murène le tient à l’oeil dans son pilier de corail à tournure de clocher sexuel.

Bref, regarde les gens de ton oeil abyssal, regarde mieux à l’envers des coraux, regarde là-haut le ciel qui te voit.

Nous nous avançons lentement en direction de nous-mêmes. Nous nous savons venus de loin sans lumière réellement indéniable sur le moment à venir, aussi restons-nous  assez humblement attentifs.

Ce qui est sûr est que l’Ancien garde une longueur d’avance et qu’il voit mieux le Détail entre le cendrier et l’étoile. Nulle exclusive préséance d’âge pour autant: il est de l’Ancien vif-argent chez certains enfants désignés par élection mystérieuse. Disons alors que par Ancien  l’on entendra: voyant plus loin de mémoire devineresse.

22 août / 30 avril

SANS VOIX 

Lady Light fut empêchée de parler de ce qu’elle ressentait comme elle fut empêchée de respirer par cela même qui lui faisait ressentir cette occlusion en elle qu’elle avait cru d’abord un cauchemar en sa seule nuit mentale et par conséquent extérieur à elle, hors de son corps, tout autour d’elle comme une couverture de froid dont l’étreinte se resserrait parfois sur une douleur qu’elle avait cru d’abord hors d’elle alors qu’elle la serrait et l’oppressait tout à coup à l’intérieur de son corps – oui c’était enfermé en elle et cela s’amplifiait du dedans de ses poumons, ou de sa gorge, ou de ses bronches, elle ne localisait pas exactement le milieu précis ou le moyeu de ce qui l’empêchait de plus en plus de respirer et lui faisait du mal à se secouer pour se l’arracher – mais comment puisque c’était dedans et que cela semblait faire partie du dedans sans vouloir en sortir donc pas moyen de le chier ou d’en accoucher c’était comme une partie d’elle – cette saloperie en train de l’étouffer était comme un nain en elle qui l’étranglait du dedans et l’empêchait même de crier…

Tout cela ne pouvait à vrai dire être raconté, et d’ailleurs quel intérêt autre qu’indiscret ou même vorace ? Surtout l’idée que la plupart des gens qui ne s’en sortaient pas, alors qu’elle sentait le mal se retirer sous l’effet des infusion de colchiques conseillées par le marabout du service de médecin interne de l’hosto, et que son récit ne ferait qu’ajouter à la confusion générale au contraire d’un beau patchwork ou d’un tricot en 3D.

Panopticon: L’arrestation de l’un des mafieux du proche entourage du Président américain réjouit des millions de braves gens qui voyaient en l’ingouvernance de celui-ci un mal viral pire que celui de la pandémie en cours. L’idéologue millionnaire en question, passé maître dans la désinformation servile sous-traitée par le pantin principal de la ploutocratie au pouvoir avec l’aval des plus nantis et des plus cyniques de la camorra cachée du monde mondialisé.

23 août / 2 mai

SECONDE NAISSANCE

Jonas n’a pas entendu les premiers mots qui auraient pu lui faire mal, datant de ses premiers jours au monde, lorsque d’aucunes et d’aucuns lui ont trouvé l’air d’une carpe ou d’un mérou, le portrait de son père en somme : Nemrod le babineux dont on sait la lippe.

D’autres lui ont trouvé de grands pieds ou un sacré pif, toujours à l’imitation du père, les amantes et les amis de celui-ci s’étant donné le mot à ce qu’il semblait : qu’il fallait forcément que son fils tînt de Nemrod, sans que Marie ou Rachel, et moins encore l’objectif Samuel n’y trouvent le moindre fondement, qui ne voyaient en Jonas qu’un considérable poupard de sept livres aux yeux d’un gris perle encore indécis et aux cinq membres en convenable état de finition ; tout cela se passant, selon la vraisemblance dégagée des légendes, à l’insu de l’intéressé qui n’en serait donc informé qu’après sa seconde naissance, la seule vraiment intéressante.

Or, assez naturellement, Jonas ne sera plus jamais touché par les comparaisons zoologiques après sa seconde naissance. Plus encore, tout jugement de sa personne invoquant l’animalité lui semblera désormais hors du sujet ou plus exactement: inconvenant, et cela pour toute autre personne  aussi, à commencer par Nemrod.

Il est certes indéniable, vulgairement parlant, qu’il y a en Nemrod du lamantin puissant et mou, et que son profil, aux moments de fureur surtout, évoque le mérou, voire la murène jaillie de sa faille.

Cependant Jonas aura exclu, après sa seconde naissance, et grâce notamment à l’enseignement nuancé de Sam, la confusion désobligeante de ces rapprochements touchant à la seule apparence physique des êtres.

Ce n’est pas seulement que la comparaison ne soit pas raison : c’est qu’elle ne rend point justice à la nature.

Jonas en convient avec Sam : la carpe dorée est partie vivante du vrai monde, de même que le mérou, le sanglier ou la buse variable  – splendeur de chaque créature.

Quant à Nemrod c’est son père, après tout, qui ne ressemblera jamais qu’à lui-même.

Ce qu’il considère lui-même comme sa seconde naissance, Jonas ne sait au juste quand et comment le situer

Peut-être un rêve en a-t-il été la préfiguration ?

Voici le rêve : Jonas se trouve sur une pirogue venant du large, entièrement nu. On le dit prince mais il n’en a aucune preuve. Seulement il voit là-bas, sur le rivage, tout un peuple et ce personnage plus grand que les autres, tiaré, qu’on dit le roi. Et, ma foi, ce roi n’a pas l’air très réjoui de le voir arriver, même qu’il a sorti son épée.  Ensuite, il n’y pas de suite : Jonas se réveille en nage, un peu angoissé et son drap gluant d’il ne sait quoi. Il l’apprendra le lendemain d’un camarade de ruisseau,  qui le félicitera d’avoir bandé et juté pour la première fois ; et le surlendemain, dans la clairière d’un bois, lui viendront l’intuition et le vertige de se découvrir, lui Jonas, absolument unique et pas un autre.

Or cette double révélation aura coïncidé, non sans ironie, avec la parution de l’opuscule intitulé Quelques Petits Riens, marquant la première gloire de Nemrod.

Le succès de Quelques Petits Riens fut si fulgurant et surprenant, à cette époque de pavés de gare et d’aérogare, que Nemrod en resta d’abord tout décontenancé, incrédule voire méfiant, avant d’y trouver la manifestation d’une sorte de juste revanche, non sans quelque scrupule lié à sa grave éthique d’auteur jusque-là maudit.

D’une manière ou d’une autre, Nemrod avait en effet un rang à tenir ou, pour ne pas user d’une formule aussi désuète : une cohérence à assumer à plusieurs niveaux.La trajectoire de l’ardent lui donnait d’ailleurs raison : après sa première période à clamer son individualisme convulsionnaire et camper sa posture antisociale, Nemrod avait rejoint le groupe des Intempestifs Associés, mais la fusion collectiviste lui fut bientôt pénible, aussi  revint-il seul à cette Quête de l’Authentique qui caractérise Quelques Petits Riens dès sa première version.

Et voici, contre toute  attente, que,  dès la publication de la version définitive de Quelques Petits Riens, Nemrod devenait Tête de Gondole.

24 août / 3 mai

OLD PRIDE

Cléo faisait semblant de n’en rien voir, craignant d’en rajouter en le plaignant n’était-ce que du regard, mais le fait était que Pascal baissait,selon l’expression cruelle mais vraie du populodont  elle était d’ailleurs issue, et cela se voyait autant que ça s’entendait, ou plus exactement l’entendait-elle par le fait qu’il l’entendait de moins en moins et que son ouïe, comme on le dit de la langue, fourchait.

En outre Pascal boitait et titubait même parfois, alors même qu’il ne pouvait plus descendre un dé à coudre de rouge et moins encore de ce scotch irlandais qui l’avait si souvent aidé à penser droit et dont il ne restait plus que quelques cadavres dans les fougères de la pente jouxtant l’isba, ; et ce n’était rien dire des syncopes de son souffle s’ajoutant à ces troubles de l’hippocanpe et autres vacillements vestibulaires de l’oreille interne, sans parler de ses crampes nocturnes et de ses maux de dents qu’il eût plutot fallu qualifier de maux de dentiers, de sa vue de plus en plus limitée et tutti quanti, à proportion croissante mais globalement inverse à celle de l’entrain joyeux qu’il conservait entre téléphonages et peinturlure, continuant devant elle à faire le crâne et à claironner que tout allait de mieux en mieux dans ce monde semblant en revanche  en proie à un mal ne cessant d’empirer, mais ce pire n’avait-il pas toujours été l’une des composantes du vivant ? aimait-il à lui rappeler en invoquant son increvable optimisme, et Cléo elle-même ne s’était-elle pas relevée du pire qu’une mère pût supporter, ajoutait-il avec une sorte de tendre admiration qui la contraignait d’autant plus à faire mine de le croire sans cesser pour autant de s’inquiéter pour lui.

25 août / 4 mai      

ACCOINTANCES ET LIENS SUBTILS

Un double et vaste éclat de rire, répercuté dans la suite occupée par Olga, à L’Espérance,autant que dans le Stöcklidu Wunderland où Ewa avait obtenu du Maestro que fût installé le Wi-Fi par son fils Tadzio, avait marqué les retrouvailles des deux amies tant d’années après leurs émois salzbourgeois, et ce fut le même jour que Jonas apparut pour la première fois, magnifique en sa tenue immaculée de masseur, à la vieille pianiste restée sensible à la beauté physique des garçons, avec u sans moustaches et barbes bien taillées.

– Du hast mnogo zu erzählen !, s’était exclamée Olga après le mélange de rires et de larmes qui les avait toutes deux secouées,       passée la stupéfaction ravie qu’avait suscité la connexion ar Facetube, et déjà les commères se promettaient un entretien quotidien puisque, selon le plan du Romancier, ce n’était qu’au tournant de la quatrième saison qu’Ewa était censée se pointer à L’Espérance ; et tout de suite, Olga donna des nouvelles à Ewa du cher Jocelyn qui les avait fait bien rire, à la fin de leur dernière soirée avec Rachid au Mozarteum, et qui ne vieillissait pas malgré la disparition de Léonore très attendrie, les deux amies s’en souvenaient de concert, par l’extrême joliesse du Tadzio de sept ans juste récupéré à Wilno par sa mère.

– Mon Athanase est maintenant un vrai savant, avait ensuite remarqué Ewa en détaillant le cursusde son futur physicien atomiste ou peut-être neurochirrugien (il hésitait après avoir passé son Abitur par correspondance et avec l’aide conséquente du Maestro, je suis un peu jalouse de le voir susciter partout autant d’affection que d’estime pour son talent de vrai Polonais, mais il m’aime comme personne ne m’a jamais aimée…

Sur quoi, ne s’étonnant guère de l’évolution du jeune prodige, tant les lignes de sa main la lui avaient fait pressentir, Olga, revenant sur une phrase à ses yeux énigmatique qu’elle avait relevée dans le dernier ouvrage de Jocelyn, lui demanda de demander à Tadzio ce que pouvaient signifier ces mots qu’elle avait notés : « Quand un scarabée aveugle marche à la surface d’une branche incurvée, il ne se rend pas compte que le chemin qu’il suit est lui aussi incurvé », à quoi Jocelyn ajoutait : « J’ai eu la chance de remarquer ce que le scarabée ne peut pas voir ». Mais que cela veut-il dire, kochana,Tadzio pourrait-il éclairer ma lanterne ?

J’imagine Jocelyn et Tadzio dans la lumière paisible d’une fin d’après-midi dans les jardins de L’Espérance, nota le Romancier sur un feuillet en songeant à ce que serait la fête clôturant la quatrième saison de son roman panoptique, le jeune blond et le poète au profil d’oiseau de médaille, le petit Polonais  dionysien acquis à la course en altitude dans la foulée de Jonas, et le vieux sage en culotte courte lui récitant les épitaphes et autres épigrammes aux enfants défunts de l’Anthologie palatine ou de Grégoire de Nazianze, enfin quoi : l’aube et le crépuscule des âges…

Le scarabée de Jocelyn n’avait guère besoin de voir la courbe de la branche le conduisant d’Olga à Vivien, ou de celui-ci au sage Armin Goldau, pensa plus tard Tadzio, interrogé entretemps par Ewa, en fourbissant les chromes de la bicyclette qu’il partageait avec le Maestro, alors qu’il savait désormais de source sûre que le temps de courir le Wunderland, dont il aimait de plus en plus le vert plus vert qu’ailleurs et les collines évoquant de douces ondes, pouvait statistiquement se prolonger dans lesdunes du bord du Nil qui formait lui-même une ligne ondulante parfois déviée par quelque masse stellaire ou au contraire se mêlant à d’autres en fonction de lois d’harmonie qu’il imaginait plus qu’il ne les connaissait –  et sans doute se fût-il entendu avec un Amalric ou un Omar si tant est que leurs  lignes respectives se fussent rapprochées et confondues – hypoth

Les plus fins travaux sur le cortex sont anticipés par Tadzio en état de rêve éveillé: le petit dormeur extralucide montre le chemin sans le vouloir et quelle grâce du matin au soir à faire semblant de dormir comme Jewel avant sa fin prématurée,  debout dans sa cage d’os de verre.

Ceci noté on n’aura pas forcément besoin de molécules de décollage ni de se fouetter l’imagination par d’autres moyens que l’imprévisible chant à la fenêtre. L’enfant potentiel ne se risquera pas dans les pierriers du discours jacté: il ne fera qu’indiquer une voie  possible en minces graphies neuronales rappelant le vieil ourdou, mais évitons d’autres allusions qui ne ressortiraient pas à la pure langue dansée des derviches tourneurs.

Tu me ravis, confie pour sa part Amalric à Omar, sans que nulle confusion des sentiments, une fois encore ne soit admise entre l’Ami secret et l’Enfant mystérieux évoqués dans les apocryphes de Ruysbroeck. Le souvenir de la Daena, connue de Rachid autant que d’Armin  Goldau,  peut aider à d’autres illuminations associatives à l’instant où l’enfant somnambule lève la main vers les présences de l’autre côté, comme pour lier vie et destin mais là encore à son propre insu.

Lire et écrire font en outre, à de tels instants, pour ainsi dire judo commun dont chaque mouvement accompli signe, par le plus haut aguerrissement des figures soudain retournées, la tendre accolade à distance des semblables. De même les songes, l’alphabet et la phonétique, la couleur et la douceur de la peau nue, l’agate ou le velours d’un regard, pupilles pervenches et coulées de mots, soupirs, parfums, soleil et torse du pharaon dans le même cartouche hiéroglyphique, facéties de Finnegan au réveil dormi – tout cela préfigure une storyau accointances sans nombre- mais tout doux, l’enfant, au départ de ta nouvelle fugue perlée,  je ne te laisserai dire à l’instant que ceci au ciel de nuit: il y aurait une fois.

PANOPTICON :Le courbure du temps romanesque telle qu’on pouvait la concevoir en cette période constituant, sinon une mesure pour rien, du moins une séquence de ralentissement général perçu tantôt comme une trêve inespérée à la fuite en avant dans la précipitation d’un travail devenu mécanique pour beaucoup, et tantôt comme un véritable complot visant les forces productives mondiales, devait être favorable, aux yeux du Romancier, à un retournement radical des données ordinaires selon lesquelles les activités créatrices de l’imagination et de l’interprétation poétique de la réalité devaient se soumettre aux seules procédures utilitaires alors même que la mécanisation du travail exposait des milliards d’individus à la perte irrémédiable de leur estime de soi faute de trouver encore le moindre  sens à leur existence. À l’effondrement manifeste du récit linéaire ponctué de tueries officielles ou officieuses, se substiuetraut ainss la saga simultanéiste des vies minuscules et des destins discrets nouant de nouveaux liens entre les défunts et les survivants, un Sam et son protégé et les bandes vivaces de niuveaux grapilleurs où Ghislain Silesius théorisait sous la yourte de Cécile dont les patchworks enluminaient les murs de la Datcha, etc.

 

26 août / 6 mai

 

L’APPRENTI

Un soir qu’une porte est restée entrouverte, à la maison sous le lierre, Jonas surprend les voix murmurantes de Rachel et Sam, qui ont fini tout à l’heure une fiole de fine, et Jonas comprend qu’il est question de la neuve gloire de Nemrod, à propos de laquelle, d’un ton plutôt caustique, Samuel affirme que l’auteur de Quelques Petits Riens en impose surtout par sa façon de penser en majuscules et de sentir en italiques.

Or cette pointe critique, dans l’aparté des deux vieux sages, n’échappe pas à Jonas, qui en tirera peu après ses premiers traits vifs.

Jusque-là, Jonas s’est retenu, malgré ses incontestables dons mimétiques et sa stupéfiante mémoire. Avant ses  dix ans bien frappés, l’effrayant personnage (effrayant au goût de ses instructeurs obligatoires) a déjà sidéré le monde proche par ses aptitudes à retenir par cœur les noms de chaque ressortissant un peu rare de la Création (du rhinograde au métamorphe, il y a le choix) ou d’anciens Hymnes cosmogoniques, d’anciennes prédictions visant l’Avenir de leurs flèches nostradamiques (Nostradamus est un nom qu’il a tôt pointé dans l’Encyclopédie Universelle de Sam), et d’entières cantilènes dont celles des bardes préférés de son mentor, tantôt épiques et tantôt élégiaques.

Nemrod sera le premier fandu phénoménal impubère débitant soudain le Chant natté du Popol Vuh, et Jonas, enfant tout de même, sera fier de la fierté de papa et en rajoutera dans la foulée, mimiques à l’appui. Mais jusque-là, contrefaire son père ne lui est pas venu à l’esprit. C’est que, tout naturellement, le prince adore son roi. Cependant la seconde naissance de Jonas, et les regards croisés de Sam et Rachel, ajoutés aux cris de Marie qui s’impatiente d’être trahie et menée en canot alors qu’elle s’occupe toujours du linge du fuyant littérateur, vont susciter les premières irrésistibles imitations de Nemrod par Monsieur son fils. Ainsi, nul mieux que Jonas ne mimera, par ses discours et ses postures, les majuscules du Parler de Nemrod et les italiques de son Ressenti.

L’année de la parution de Quelques Petits Riens, Nemrod fut omniprésent des mois durant sur les estrades : on le vit sur les petites scènes en lecture, on le vit dans les bars et les caveaux littéraires, on le vit dans toutes les librairies où son éditeur avait planifié ses tournées, on l’entendit de l’aube à toutes les heures de la nuit sur les radios locales et bientôt multinationales, on le vit de face et de profil aux écrans de tous les formats, on le vit plus tard reçu d’amphis  bondés en ambassades gourmées. Bref, Nemrod se répandait partout, il n’y en aurait à la fin plus que pour tout le monde alors que Marie soupirait toujours sur ses caleçons et ses camisoles.

Jonas cependant, fort de la nouvelle lucidité de sa seconde naissance, observait maintenant son célèbre paternel d’un autre œil, le voyant pontifier de plus en plus dans ses majuscules et gloser sur lui-même en italiques non moins lénifiantes ; et ce fut ainsi que le prince, un beau jour, se mit à singer le roi.

On se rappelle que la vanité de Nemrod n’avait laissé d’être flattée par les saisissantes et si précoces dispositions montrées par Monsieur son fils à mémoriser les Grand Textes et à les déclamer debout en toute occasion, du cercle privé aux aires publiques où Sam et les femmes l’emmenaient dans son propre sillage au croissant prestige; mais les déclamations récentes de Jonas, et sa façon pompière de citer désormais d’entiers fragments de Quelques Petits Riensen prenant les poses de son père observées sur tel plateau de télé ou dans tel cénacle choisi, commencèrent d’inquiéter l’orgueil de Nemrod.

Que veut me dire ce morveux se demandait le père in petto. À quoi rime ce délire d’imitation ? M’adore-t-il, comme le prétendent Samuel et Marie, ou se fout-il de moi ? Et nom d’un bouc : est-ce bon, cela, pour mon image ?

La réussite momentanée de Jonas ne sera pas aussi sensationnelle que celle de Nemrod, mais ses imitations feront quelque temps le bonheur compensatoire de Marie, autant qu’elles raviront les membres du Shadow Cabinetse tenant à la bouquinerie du Vieux Quartier, chez Clément Ledoux et la Maréchale, à l’enseigne des Fruits d’or,où Sam et ses plus chers compères, à savoir Pascal Ferret et Jocelyn Choiseul,  accoutument de se retrouver.

Jonas excelle particulièrement dans son numéro de l’Auteur Très Humble, tel exactement que, vêtu d’un austère sarrau de toile écrue, Nemrod l’a figuré dans la fameuse émission Les Choses de la vieoù, pour la première fois, il s’est positionné en scribe des inaperçus, se proclamant lui-même à vrai dire indigne de tant de publicité.

Jonas eut vite fait de mettre les rieurs de son côté. Marie n’en pouvait plus de se tenir les côtes à découvrir ainsi la projection de ce qu’elle avait perçu la première comme une affectation, presque une imposture, aggravées lorsque Nemrod, croyant lui rendre hommage, célébra dans la même émission son Admirable Compagne. Or aux majuscules, l’impitoyable Jonas aura naturellement ajouté les circonflexes de la solennité en saluant à son tour l’Admirâble Compâgne, et Sam, autant que ses commensaux des Fruits d’or, se seront poilés à l’envi.

Mais un autre trait de Jonas enchante alors un peu tout le monde – à l’insu de Nemrod très absent ces jours-là pour cause de success story -, lorsque le vilain drôle se met à parler de lui-même à la troisième personne, très exactement à l’instar du Nemrod fêté partout et se désignant désormais lui-même  comme Le Poète : le très humble Poète qu’interpelle le Quotidien et le Fraternel Dialogue, le Poète qui se lève tôt l’aube et le Poète éternel Veilleur.

Ce que Jonas mime en se présentant humblement lui aussi comme Le Poète : Le Poète s’ébrouant en son aube lustrale, tel Homère aux doigts de rose, ou Le Poète à la veillée vespérale en communiante pensée avec les oubliés et les négligés.

Et Nemrod aux estrades, pendant ce temps, sans se douter de rien, parle de son côté, devant une pieuse assemblée, du Poète au désert et de la présence perçue, par le Poète, jusque dans l’Absence.

Jonas, cependant, ne s’attardera guère à la table des moqueurs. Sans doute aura-t-il joui de persifler les ridicules et autres simulacres de Nemrod, mais Rachel lui fera comprendre après quelque temps que cela suffit ; et lui-même en aura d’ailleurs assez de ce jeu facile.

Ce n’est pas d’avoir été traité de fieffé jacteur par Nemrod, réellement  encoléré par ce qu’on lui a rapporté des insolences de son lascar, qui le fera rengainer ses coutelas verbaux, ni les mots-qui-font-mal saillis des rangs des adulateurs du pontife (le mot impudent, le mot ingrat, le mot imbuvable,) mais non : c’est juste un regard apppuyé de Rachel, ou plus exactement de Rachel et Sam – mais de Rachel d’abord.

Rachel n’aime pas qu’on maltraite les mots ou les gens, ce qui revient au même selon elle. En outre Rachel a toujours pensé, sans le dire à d’autres qu’à Sam, que Nemrod était quelque partune espèce d’enfant demeuré, peut-être malmené en ses jeunes années, ou peut-être pas, en tout cas se défendant de quelque chose, elle ne savait quoi, à tout le moins fuyant, non pas écrasant à  plaisir comme on pouvait le croire mais fuyant, c’était évident, et le harcèlement de Jonas, blessé lui-même par la fuite de son père, inquiet de son indifférence, outré par le traitement infligé à Marie, l’aura pour ainsi dire mis à découvert, exposé comme jamais – Rachel comprenait tout cela mais réprouvait, néanmoins, que le fils s’acharnât contre son père.

Surtout il s’agissait de protéger Jonas, qu’elle aimait, dressé contre ce père certes peu présent mais qui lui restait si proche par dedans ; il s’agissait pour ainsi dire de protéger Jonas contre lui-même, comme nous avons tous à nous protéger de nos sables mouvants; d’ailleurs l’idée de protection sera toujours commune à Sam et Rachel, autant d’ailleurs qu’à Jonas et Clotilde – on verra ça plus tard.

 

27 août / 8 mai

 

L’ENFANT DU POITOU

Sans le vouloir mais c’est heureux, l’enfant Jonas a fait resurgir en Nemrod, le fils de terreux, la souvenance des objets de la masure là-bas en la glèbe poitevine qu’il s’est longtemps efforcé d’oublier pour de secrets motifs, mais alors comme poétisés, en leur archaïque aura ressuscitée par les mots de houeet de rouet, de serfouetteet de riflard, entre tant d’autre vocables associés au vieux temps –  et voici l’origine aussi du motif central  de Quelques Petits Riensavec l’emblématique sablieret tout le toutim décoratif, à l’exclusion du tisonnier – d’autres que Jonas auront dit plus tard pourquoi, car le prince a respecté le secret du roi.

À l’ère du polystyrène expansé,  Nemrod fut ainsi, on le rappelle encore aux écoles,  le premier auteur a revaloriser la paire de sabots et le petit métier de savetier, le sachet de papier bleu du sucre d’orge ou le drap de bon lin – toutes choses  saluées, au sortir du célébrissime opuscule, d’un sourire entendu par Sam le simple: tant mieux, n’est-ce pas, si ça parlait aux gens et ralentirait la marche aux robots, et tudieu ce que ça aura parlé : plus de vingt mille exemplaires au second tirage et ce n’était qu’un mince début mais l’amorce, aussi, d’un malentendu qui aura comblé la vanité de Nemrod tout en blessant son orgueil.

Jonas aujourd’hui sourit de tout ça. Des mots qui lui ont fait le plus mal, en ces années sensibles à l’extrême, il a établi des inventaires mais rien ne lui en reste à vrai dire, ou plutôt si : il se rappelle qu’on l’a traité de rêvassonet de songeardplus souvent qu’à son tour et que ce n’était pas pour le bercer : on lui en voulait de regarder ailleurs et de ne tenir nulle part ni jamais en place –  on ne pourra jamais le gérer, s’indignaient les instructeurs obligatoires, aussi fut-il retiré à ceux-ci et confié à quelque institut préalpin des amis de Samuel dont le programme incluait la fantaisie et la flemme.

Au vrai tout Jonas est là, se dit-il à l’instant de lui-même en se dédoublant : ce Jonas qui n’a jamais été blessé longtemps par aucune vilenie ordinaire mais seulement par les mots qui portaient atteinte à la rêverie promise à devenir sa vie même à travers tous ses pensers et ses menées, ses désirs, ses innombrables curiosités, toutes les écritures anciennes ou les parlers variés assimilés en un rien de temps,  sa façon de tout mimer et de faire rimer les choses,  la musique évidemment, le cristal de sa propre voix, tous les jeux, la nage en rivière dans le sillage des saumons, l’aquarelle et la calligraphie, les villes à périphéries infinies et douces planques dans les anciens quartiers, les tristes ciels métaphysiques et les matins clairs, les  quais solitaires et les brisées giboyeuses – tout Jonas est dans la vagabonderie et l’exercice, et l’expérience, et l’extase en douce.

 

28 août / 9 mai

 

AUX FRUITS D’OR

Jonas dira plus tard à Olga qu’il a bien aimé aussi, en la  bohème finissante  de ces années-là, retrouver le libraire Clément Ledoux en sa bouquinerie des Fruits d’or, les fins d’après-midi, quand la lumière déclinait sur le Vieux Quartier dont les jardins se peuplaient alors d’ombres bleues.

C’est lui qui m’aura appris, d’ailleurs, autour de mes seize ans, que le bleu était la couleur d’origine des auréoles, et c’est lui aussi, le mécréant lecteur de Montaigne et de Voltaire, qui m’a révélé l’étymologie du mot Evangile, message de joie, qui incite à penser que le rabbi Iéshouah n’est pas venu décrier la vie, au contraire : qu’on est là pour en savourer les bonnes choses et les partager avec de belles gens –  et Ledoux rallumait une Gitane sans filtre à la braise de la précédente en toussant.

Les éteignoirs ont interdit la fumée, que nous maudissons autant que nous avons maudit le crabe de Monsieur Ledoux, ce cher Clément dont le nom et le prénom chantent encore en nous bien après que Les Fruits d’or ont été rachetés par les Chinois du quartier, mais quel bien ça fait d’en rallumer une, ce soir, en louant le Seigneur des mégots.

Olga soupirait d’aise nostalgique, se rappelant la Moscou des années terribles de son enfance, le cabaret Pod Baranamide Cracovie et les caves estudiantines où elle s’attardait tous les soirs en préparant sa virtuosité, les discussions à n’en plus finir des jeunes fous qui la courtisaient et plus tard lui en voudraient de se faire inviter un peu partout dans le monde, fût-ce sous bonne escorte, avant son exil résolu à Vienne puis à Salzbourg, ses tournées et l’argent, l’amour toujours et l’argent damné.

PANOPTICON : Palliant le froid social de l’époque, certains lieux étaient devenus, dans les villes de moyenne et grande taille, des îlots d’humanité où les gens pouvaient se retrouver sans être assaillis par le bruit ou l’agitation.  Ainsi la bouquinerie Les Fruits d’or, avec son mélange de très jeunes gens très curieux de tout et de veuves lettrées, d’érudits ferrés en langues anciennes et autres beaux vivants de toute sorte, représentait-elle l’une de ces clairières existentielles indispensables à la survie de la Personne en milieu hostile. À préciser que l’arrière-boutique des Fruits d’or était réservée à l’appréciation des préparations culinaires de la Maréchale et aux réunions du Shadow Cabinet, aux projections de diapositives vintage et à l’exercice du racontar. La simple conversation y était très vive et fluide et de temps à autre un bon blues-rap déchirant ou une cantate finlandaise y trouvaient libre cours. Le silence de bunker des âmes asservies et collectivisées, sur fond d’individualisme accroupi, y était défié de la première à la dernière heure du jour., etc.

29 août / 10 mai

NIKLAUS WALDAU

Donnant le change absolu par son apparence de colosse hirsute à terrible faciès, le personnage rayonnait par son seul regard qu’aucun peintre, sauf peut-être Leonardo, n’eut jamais été capable de ressaisir en sa lumière ; en outre la voix, ou plus exactement les voix de Niklaus trahissaient, ou plutôt traduisaient sa nature profondément bonne sous ses aspects inquiétants.

Auprès de lui, comme Jonas auprès de Sam, Tadzio avait fait des progrès dont ses premières publications témoignent à l’évidence, marquant plus encore que la confluence: la fusion des deux voies généralement adverse de l’induction sensitive et de la déduction factorielle que figurait visiblement son double visage et le strabisme ajoutant sa touche étrange à la beauté de l’adolescent, laquelle défiait elle aussi toute représentation picturale conventionnelle.

Type parfait du vieil infant apparemment aussi malséant que maladroit, en lequel beaucoup ne voyaient qu’un toqué à l’ancienne pédalant entre monts et vaux et se baignant parfois très nu dans la rivière torrentueuse, sans se douter le moins du monde du rayonnement réel de ses pensées et de ses écrits, Niklaus Waldau représentait un assemblage humain plus riche et savoureux que tous les vins imaginables réunis en bouquets, et cela tant du point de vue des corrélations historiques vécues sur le terrain, de la Russie d’Olga aux déserts orientaux foulés par son vieil ami Sam à la grande époque du Jésuite allumé, ou de la Nubie des pharaons noirs exhumés à Kerma aux catacombes viennoises qu’il avait visitées avec le jeune Rachid avant sa rencontre de l’amusante Gundula, donc bien avant qu’Olga ne lui envoie Ewa et son Tadzio de quinze ans en lequel il avait aussitôt repéré, à l’opposé de sa propre gueule boucanée, et sous les dehors si souvent trompeurs d’une joliesse d’éphèbe, ce qu’il appelait La Qualité du vrai Mensch ; et l’entente entre le vieux pédagogue – précepteur princier des plus pauvres et portant haut et partout, au bout de sa hampe légendaire, son drapeau blanc de marcheur de la paix – et le fils d’Ewa, s’était avérée immédiatement  à l’arrivée du charmant binôme au Wunderland.

30 août /11 mai

 

LES MOTS

Grâce à Nemrod d’abord, qui jouait aux lettres de bois et de pâte avec son fils avant que celui-ci ne lui monte sur le dos et la tête et le boxe au bain et lui tiraille et lui entortille sa barbiche d’émule de Stavroguine, Jonas a formé ses premiers mots sur le dallage de la maison prolo des quartiers de l’Ouest, puis dans la soupe où les lettres flottaient un peu à l’aléatoire, mais bonnes à sucer – minuscules et molles.

Le mot CHINE remonte sans doute à ce temps-là, que Jonas découvre par terre, et c’est bien avant l’ère des premiers cris de Marie ou des camarades énervés du Groupe de Fusion : Nemrod et sa belle de mai à robe d’indienne sont encore foutrement amoureux et ça s’entend la nuit jusque de l’autre côté des jardins ouvriers, quand Marie prend son pied.

Jonas, cependant, se rappelle le mot CHINE, dont l’ivoire des lettres se détache sur le bois noir, et c’est tout seul qu’il le fixe. Nemrod lui a peut être déjà dit quelque chose des masses chinoises, mais ça lui a passé à travers alors que le mot CHINE le fixait, dur et pur, des années donc avant son premier idéogramme, qu’il doit à Sam.

Les clameurs liées à la Chine ne lui arriveront que bien plus tard, montées des pages dans le décantement des ans. Sam l’y aura préparé, après les multiples forfaitures de Nemrod et leur installantion, avec Marie, chez les chers vieux de la maison sous le lierre dont les multiples pièces, toutes décaties qu’elle soient, ne demandent qu’à être peuplées de piétinements et se remplir des criailleries joyeuses de l’enfant Jonas et de ses compère de ruisseau bien bourbeux et puant l’écrevisse ou le crapaud – Sam ne se sera pas borné à ses enseignements d’éthologue des zones humides ou des forêts, mais aura affranchi l’adolescent de douze ans en matière de géopolitique, notamment à l’extrême de l’Orient où, vingt cinq siècles plus tôt, Maître Kong fit beaucoup de cheval entre deux préceptes établis au pinceau d’un seul trait.

La pédagogie plutôt taiseuse de Sam a aussi consisté, s’agissant de Jonas, à l’associer vite fait à ses bains au lac et à ses longues virées en vélocipède, suivant les deux boucles alternées qu’il appelle respectivement, et non sans malice, le Petit et le Grand Transport.

Lorsque Jonas découvre son premier idéogramme vivant, formé de main de maître par Sam sur la feuille de papier de riz qu’il lui a présentée pour un autographe, le garçon de douze ans, que Sam appelle son mecton en le massant à la consoude après une virée tueuse par les hauteurs du Grand Transport, en connaît un bout, déjà, sur les phonogrammes sumériens de la toute première école, et Sam l’a également mis au parfum sur la question des hiéroglyphes non sans  lui raconter, pour l’anecdote, l’épisode qui l’a frappé, à l’époque, de la syncope de Champollion.

Samuel le savant, imbattable dans sa partie, a pêché quelque part l’idée que rien de ce qui mérite d’être su ne peut s’enseigner, aussi laisse-t-il Jonas découvrir lui-même ce qui lui sera réellement inutile, donc bon à savoir.

Ce qui se passe réellement, alors, lorsque Jonas voit le premier idéogramme, tracé pour lui par son mentor, relève de ce qu’en chimie on qualifie de précipité, à l’exclusion de toute idée de vitesse ou alors il faut penser que cette fulgurance indéniable de la découverte, ressortissant à la reconnaissance, se passe dans une autre dimension du grand ralenti cosmique dont, le soir couché dans les hautes prairies, tu peux te faire une idée en voyant là-bas, très au fond de l’océan du ciel, tout à coup une tête d’épingle incandescente filer dans le tissage des araignées stellaires, et c’est comme un signal dans les abysses de quelque loupiote éteinte depuis des millénaires-lumière.

Jonas a retrouvé partout le silence de l’idéogramme concentrant, sous la forme d’une espèce de danseuse en mouvement immobile, ce que Sam lui suggérait en clair sans le dire : figure de Ta Vie.

Son irradiante tranquillité lui vient de là. D’aucun prendront parfois celle-ci pour de l’indifférence ou de la froideur, mais une fois de plus ils auront mal capté, Jonas n’ayant jamais quitté les nappes ardentes de la présence au monde, qui se comprend sans majusule et se décline sans italiques et se transmet à main nue comme à l’instant présent où la vieille Olga est venue le rejoindre dans la véranda de L’Espérance surplombant les terrasses étagées, toute menue dans son silencieux fauteuil roulant de très très vieille fée qui prend sa main et d’une pression lui fait comprendre qu’elle est en manque d’histoire : allez vite il lui faut entendre des voix et des gens, vite que la vie lui revienne en se hâtant lentement comme au jeu de son enfance au bord des grands lacs, mais on pourrait dire Cracovie si ça vous chante, ou peut-être Venise si ça vous branche de faire rappliquer votre Marquis chez le Baron Corvo…

Aux Fruits d’or qu’il a commencé de fréquenter, Jonas a tout de suite repéré l’enfant demeuré subtil et simple chez Jocelyn, mélange réminiscent d’Ariel et d’Aramis.  Sous l’aspect du ferrailleur d’ancienne chevalerie résistant aux masses amorphes ou diluantes du Gros Animal, c’est le mousquetaire relouqué que le Marquis,  qui relance à sa façon la traditionnelle discipline des Livres d’Heures et de l’Amour Courtois, mais plus que le ferrailleur  c’est le personnage en savates intimistes qui se fait mieux connaître au fil de ses récits à Jonas : l’ami de ses successives amantes et mécènes, toutes trois d’abord mariées à de prospères charcutiers, le compagnon mélancolique et dévoué.

À treize ans déjà, lorsque le fox Youpi saute la première fois sur les genoux de Jocelyn assis au fond de la bouquinerie de Clément Ledoux, Jonas aura remarqué le bon naturel du plus anachroniqe de ses amis futurs, qui le voussoye comme il le fera toujours, parodie de noblesse oblige ; et plus tard, dans tous les pays où il passera, la remémoration de cet homme au visage de portrait ancien se fera, au gré gracieux du Temps, par le seul écho apaisant de sa voix souple et modulée, de timbre grave et fusant parfois en saillie suraiguë, l’homme à plusieurs voix lui aussi, un peu foldingue et non moins sage.

 

31 AOÛT / 12 MAI

RHAPSODIE, VI

 

Ayant constaté que l’avenir des volailles en batteries était confiné, nous en avons tiré diverses conclusions qui ne concernent que nous: disons quelques centaines de millions sur quelques minces milliards. Les chiffres parlent d’eux-mêmes.

En d’autres temps nous eussions opté pour la position du stylite: seul dans le désert, tout vibratile sur sa colonne à vaticiner très au-dessus de la turbulence venteuse des sables et autres données tautologiques selon lesquelles il faut que bouge ce qui bouge.

Or nous faisons avec le désordre: qu’on se le répète à l’heure du goûter.  Notre lieu d’élection restera sous le pommier, mais à titre indicatif, en somme métaphorique puisque le goudron ou la terre battue nous conviennent tout aussi bien.

Nous n’en somme plus aux explosions de fiente rageuse des rejetons de belles familles trépignant à la porte des studios et se webcamisant eux-mêmes pour que ça se sache. Ces anodines bravades nous font sourire, mais nous demandons plus. L’implacable humour des lucides requiert discipline et tenue dans toutes les situations. Ainsi est-ce sans esprit de provocation que nous avons déplacé les lieux et le temps de l’entretien familier et de la consommation des quatre-heures: voici la nappe mise au beau milieu du fantasmatique trafic juste avant le lâcher des employées et employés de l’Alcatraz mondial du taf.

La story de nos « moi » multitudinaires est en cours de montage un peu partout. Peu importent le moment et le lieu puisque c’est à tout instant et jusqu’au bout de nulle part. Sur le tapis volant de la toile dépliée entre les feux rouges et les giratoires inspirés des derviches, nous devisons le plus tranquillement du monde à l’unisson vibrant des Ancêtres, et notre accueil s’élargit avec les heures.

La nuit venue nous rejoindront les addicts aux yeux brûlés. Nous sommes là pour soigner toute addiction.

 

CONSONANCES

De manières évidemment diverses, mais évoquant indéniablement ce que la Science grave du chaos  et les dictons populaires s’accordent à appeler l’effet papillon, Omar le Nubien et la délicieuse Julia ressentaient au lever du jour le même besoin de mélodie simple, ou plus simplement dit : simple comme bonjour.

Parfois la voix d’Omar, en fin de soirée, du beau pourpre soyeux qu’elle avait en journée, virait au rouge sang de taureau le soir en présence d’Amalric lui parlant bas, et c’est dans les mêmes tons amarante virant au noir que le saxo de Julia répondait à Corentin quand celui-ci la regardait de tout son regard ; et l’écart des âges n’y changerait rien en termes d’angéologie, avait constaté le Romancier en plein accord avec Niklaus Waldau.

Relançant à sa façon les méditations de celui-ci sur l’âge, Pascal Ferret s’était dit que le type qui regarde en arrière se fait de plus en plus vieux, se rappelant ses banales inquiétudes passées de quadra travaillé par le sexe, à proportion de ses poussées alcooliques, entre autres premiers cheveux restés entre les dents de son peigne, et qu’en revanche plus son travail allait de l’avant avec plus d’allant, et plus il rajeunissait à vue d’œil intérieur, si l’on peut dire, ressentant aussi bien que le système optique de sa perception panoptique s’affinait jusqu’à se faire parfois vision d’enfance – ce que les mots de Vivien , dans ses approximations rhapsodiques, exprimaient ici et là non sans involontaire pénétration.

En tant que reporter émérite même non encarté et pour ainsi dire atypique, selon l’expression ultra-convenue, Pascal savait que jamais, au grand jamais, il n’avait cédé à la patience de l’esprit réformateur oscillant entre politique et philanthropie, et telle était sa vivacité juvénile de poète virtuel se reconnaissant, bien plus que  dans ses peinturlures, dans l’effervescence verbale des stances de Vivien qui, de son côté, vibrait à la découverte des tâtons picturaux de son compère bien plus qu’à la relecture de ses propres délires. Ainsi se vivent les croisements féconds de l’amitié.

Non sans ironie, affectant même un peu plus de jalousie qu’elle n’en éprouvait en réalité, bonne fille pas compliquée mais non moins sensible à l’extrême aux affects les plus raffinés de la sensitivité sensuelle, Cléo clignait de l’œil en répétant volontiers que « l’un dans l’autre » ses mecs étaient taillés dans la même étoffe et que s’ils avaient fricoté « pour de bon » rien n’eût été différent même sachant qu’ils le faisaient en somme sans se toucher jamais ou tout comme vu qu’ils s’embrassaient et s’enlaçaient volontiers sans se rouler pour autant pelles ou patins..

La période en cours recommandait certes le pas-touche, mais Pascal et Vivien n’étaient pas  mieux disposés à ne se toucher que du coude qu’à se palper les roustes autrement qu’au figuré.

 

1er Septembre / 13 mai

L’AMATEUR

Jonas n’a jamais fini aucun de ses apprentissages, ou plus exactement : il n’en aura jamais fini avec aucune de ses activités de toute espèce, exercées avec une assiduité variable, selon l’heure et le climat, mais toujours intense.

On sait qu’une seule vie ne sera pas de trop pour venir à bout de l’encrier chinois, mais ce n’est qu’une métaphore parmi d’autres car, à côté des multiples langues apprises en un rien de temps  dans le dédale de Babel, et fort de l’exercice quotidien de sa double voix de ténor de grâce et de baryton léger qui lui a permis de se produire un peu partout pour le couvert et le gîte (notamment dans les cabarets souterrains de Cracovie et sur les scènes lyriques d’Argentine ou dans les bars d’Amsterdam et de Macao), toutes les activités qu’il a abordées et développées, le plus souvent dans la discontinuité liée à sa fantaisie profonde, n’ont cessé de lui demander toujours plus d’attention fine et de précision dans l’accomplissement du job.

On pourrait dire que le Jonas de trente-trois ans, l’âge du rabbi Iéshouah en croix puis en gloire, Jonas est  l’amateur par excellence, au sens de celui qui aime, et qu’il n’aura jamais fait dans la vie que ce qui lui chantait, sans aucune espèce de vacuité ou de dépendance au demeurant. Autant Nemrod se  sera pris au sérieux en ses années d’apparente notoriété – très relative évidemment au regard des masses chinoises, ainsi que l’a relevé le cher Sam -, autant Jonas aura cultivé l’écart souriant, naturellement imité du même  Sam en connivence avec Maître Waldau, mais aussi avec  Tadzio devenu masseur attitré de ce dernier autout de ses dix.huit ans et qu’on pourra dire plus tard le correspondant occulte du Shadow Cabinetdans les Tatras.

Le visage de Tadzio est pur d’aucun défaut, et Jonas, en regardant le portrait de son futur ami que lui a remis Jocelyn , constate en souriant son strabisme et se dit que certains défauts apparents, parfois, nous attachent plus à ceux qu’on aime que leurs plus hautes qualités.

PANOPTICON : Accueilis dans la très vaste demeure alpine de bois fleuri du Meister Niklaus Waldau, à la fois vénéré et craint des notables du Wunderland, Ewa et Tadzio devinrent bientôt indispensables au train de ménage de l’Ancien, immédiatement touché par leurs qualités respectives de modestie et d’aptitudes culinaires rares, s’agissant d’Ewa, et plus que séduit : bonnement enchanté par les dispositions naturelles de l’adolescent, sa gentillesse adamantine et jamais flatteuse, ses savoirs autodidactes déjà considérables en de mulltiples matières, la solidité de ses jarrets et surtout sa proppension dès le lever du jour à une gaieté fraîche et communicative, juste nimbée de mélancolie au moment du crépuscule où les jeunes chiens et les petit enfants s’agitent de concert.

 

2 septembre / 14 mai

CONJONCTION

 

Niklaus Waldau et Tadzio se turent presque trois jours durant dès l’arrivée de celui-ci au Wunderland en compagnie d’une Ewa aussi intimidée que ceux-la au milieu de l’autre silence de la neige.

Waldau resta deux jours à la table de la Stube, tout à ses découpages, tandis que Martha, l’ancienne servante du Meister en instance de retrait, faisait avec Ewa l’inventaire de la Maison Haute et l’aidait à aérer les chambres du Stöckli.

Tadzio allait et venait dans la neige autour des bâtiments divers, nommant les animaux dans sa nouvelle langue et découvrant la couleur particulière des ombres sur les névés supérieurs quand passaient les nuages bleutés – il s’intéressait particulièrement à la question des ombres depuis quelque temps. Farine de neige impossible  à pétrir, se disait-il en plissant les yeux sous le soleil, puis il revenait humer les pommes dans le cellier dont Martha lui avait confié la longue et lourde clef.

– Vous revenez de plus loin que moi, lui dit Waldau au soir du premier jour en lui souhaitant la bonne nuit, et le deuxième jour il lâcha en souriant, avec un accent volontairement polonais  dans son dialecte local :

– Vous irez plus loin que moi dans le savoir précis : j’ai feuilleté vos carnets pendant que vous parliez aux chevaux…

Tadzio sourit à son tour en baissant les yeux, vérifiant l’impression que lui avait fait le portrait de Waldau à son âge, donc à peu près vingt lustres plus tôt.

PANOPTICON : L’idée d’introduire un personnage plus vieux que la plupart des vieillards de l’époque en cours, Japonais compris,  et qui fût resté au physique ce qu’il était au tournant de la trentaine – n’était la consistance de sa peau devenue aussi douce et souple que celle d’un enfant, comme un très vieux cuir traité selon les anciennes pratiques des peaussiers perses – était venue tout naturellement au Romancier désireux de rompre tant avec les conventions du récit réaliste qu’avec la croyance que seuls les temps bibliques avaient produit des êtres aussi âgés que leur mémoire – laquelle faisait, de l’instituteur Waldau, un individu bonnement hors d’âge.

3 septembre / 15 mai

 

MASSAGES PROFONDS

 

Il ne faut pas tout confondre : il y a ce qu’on appelle depuis l’itinérant Ulysse: le degree, à savoir la distriubution sensible très rigoureuse et conséquente des hiérarchies, et c’est pourquoi, doublement concients de ce qui les distinguait l’un de l’autre, Niklaus Waldau, à plat ventre en sa nudité sereine sur la table javanaise de beau bois bois bleu noir dressée en plein air à proximité des paddocks, et Tadzio le chevauchant en culotte de toile et le massant de ses fines mains de pianiste virtuel enduites d’huile fine, s’adonnaient tous les matins à ce premier exercice physique mutuel d’élongation sans cesser de se parler, comme en rêve.

À l’instant, son corps mortel soudain pétri à pleine mains comme une pâte étirée à la limite de le rupture élastique, puis retrouvant un nouveau calme sous les mains soudain très légères de celui qui eût pu être le fils d’un de ses fils, Waldau perçut sensoriellement le retour d’une phrase affleurant la surface de sa mémoire de Waldau, qu’il écouta les yeux mi-clos: «…monde du sommeil où la connaissance interne, placée sous la dépendance des troubles de nos organes, accélère le rythme du coezr ou de la respiration parce qu’une même dose d’effroi, de trisresse, de remords agit, avec une puissance centuplée si elle est ainsi injectée dans nos veines », la poursuivant ensuite par cœur sans être sûr de n’être pas entendu de Tadzio, « dès que, pour y parcourir les artères de la cité souterraine, nous nous sommes embarqués sur les flots noirs de notre propre sang comme un fleuve intérieur aux multiples replis, de grandes figures solennelles nous apparaissent, nous abordent et nous quittent, nous laissent en larmes », et voici que Tadzio, làhaut, au-dessus de lui, lui paraissai avoir les yeux embués – mais pas un mot de tout ça ce matin clair comme l’eau lustrale du Toggenbach !

Et cependant Tadzio lui répondait à sa façon :

– J’aime votre odeur.

Pandant ce temps, sous les doigts agiles de la saxophoniste, Corentin s’enchantait a voix haute de la manuélisation experte de Julia, relevant à vrai dire de l’improvisation artiste plus que de la technique alors même que celle-ci tendait à tout formaliser de par les continents

– Tu pourrais m’ériger la flamberge du bout de tes petons que j’y trouverais encore de ton originalité précieuse, lui avait dit Buddy sous la douche après qu’elle l’eut fait soupirer d’aise réparatrice, mais on n’en était alors qu’aux préliminaires des corps s’explorant avec appétit naturel et curiosité quasi surnaturelle, comme il en allait d’une façon tout autre quand Omar travaillait Amalric aux muscles fessiers en psalmodiant des litanies.

À propos de ce dernier, avait constaté le Romancier, comme souvent le Français qui se croit le plus leste du monde par suffisance historique, pour ne pas dire théologique, Amalric reste en somme coincé devant cet éphèbe idéal qu’il se figure unique et pur par manière de narcissisme au lieu de se laisser gentiment aller sous ses solides mains de fils de felouquier fier de son ascendance séculaire ; au vrai, le Français qui se croit émancipé oscille en binaire borné entre Blaise Pascal et ce bouc défroqué de Sade au point d’oublier que sa mère est aussi sortie des coquilles de Rabelais le bien ventru et le tout couillu de cœur et d’âme – et Jocelyn le reconnaîtra volontiers, qui masse et se fait masser sans recours à aucune technique ni le début d’aucun secours technologique – tout par la voix et le regard.

Sam et Jonas : massage sportif. Armin Et Vivien : massage mental à messages oniriques. Tadzio et l’adorable Cécile : on verra ça plus tard…

 

4 septembre / 16 mai

 

RHAPSODIE VIII

 

La nuit les a faites patientes fileuses aux yeux conscients de trame et canevas, de là venant leur sublime ahurissement de jour.

Pondre est la vocation de l’œuf, murmure l’une d’entre elles qui n’a pas supporté le boucan de batteries des Tours d’illusion et frémit aujourd’hui de toutes ses plumes imaginaires dans la douce senteur fauve tiède  du jaune libéré que le pollen sature.

Les transes tranquilles de la lucidité féminine ont ces airs d’émerveillement un peu hagard vu que c’est tout de même, à n’y pas croire, comme après Exodus la tribu des sélectés.

Or les rêveuses ne se sentent pas triées par Dieu sait quel Dieu en cour aux Tours d’illusion, mais désirées, ça oui, et ça les tient vivantes même au bord des périls et autres terrils de cendre mauve – désirées en leur humide moiteur sous le casque de vrais cheveux et la peau de beau cuir moelleux douce à la palme.

Rêveuses mais pas bégueules, of course, mais disposées en quinconces sous le ciel céleste, ouvertes à l’intime, connectées entre elles et complices en lâcher-tout, attentives mine de rien à la tête chercheuse du pulsionnel en vadrouille de jeune en jeune corps ou plus boucané si affinités, mais l’intense est désirable dans les jardins.

La douceur des arrière-plans des maîtres siennois est un appel à rebondir plus qu’une nostalgie à replis. Plus surtout qu’un décor kitsch: ça c’est sûr.

Les lointains polychromes sur papier glace, aux murs des cellules de travail forcé des Tours d’illusion, sont physiquement et métaphysiquement dommageables, cela aussi est prouvé: crampes un peu partout aux estomacs et contention blême. Pareil topo pour ce qui est de l’entertainment  à texture sonore dans les gogues et les ascenseurs démagogues, ou pour tout ce qui bouge aux écrans plats des chaînes mimétiques d’Etat ou de spéculation privative – tout ça vibromasseur tripo-mental bon pour la casse et noble motif de se casser des Tours.

À l’abjecte passion d’obéir s’oppose l’entrevue là-bas du ciel couleur

jasmin bleuté aux fragrances roses ou cognac, tendrement enivrant quand on respire par les branchies.

Au bord du ciel là-haut, plus loin au fond du tableau qu’Asciano et ses cyprès de feu noir, sourdent les eaux sulfureuses propices aux sirènes féline voire felliniennes  et fuse alors des corps le fusionnel marial dans l’épaisse vapeur savonneuse aux relents d’oeufs putrides que  vieilles et jeunes narines  exhument de l’inodore souvenance des Tours.

Sourit alors la rêveuse à bikini don on a dit dans les gratuits qu’elle était une bombe, mais qui sait au juste ? Qui sait ici qui est qui, et qui voudrait le savoir alors qu’on vient juste d’échapper au grouillement de l’hydre indiscrète. Ici ne sont admis que des prénoms, et le brillant cuistot Savarin le confirme d’un regard entendu à l’oiseau Toucan – prénom d’espèce vous dira l’animal.

L’échappée au lointain du ciel céleste, par exemple dans la foulée de Jean Séb’ à fond la fugue, défie absolument le réalisme capitalistique des philistins aux leviers de pouvoir des Tours d’illusion. Le coma dépassé de la Raison n’en finit pas de survivre à sa semblance de survie tant que fonctionne la pompe  boursière, mais ce n’est là que le top du toc qui ne saurait nous tromper à l’instant d’accéder, ici et maintenant, aux jardins espérés.

 

5 septembre /  17 mai

 

JOCELYN SEUL

Le vieux Sam prétend que nous sommes perdus, pensait Jocelyn en se lavant longuement les mains à la manière (se disait-il en souzriant) du procurateur de Judée en l’an 33 de l’ère en cours, mais tel n’est pas mon sentiment : je ne me sens pas perdu du tout, et Sam non plus ne l’est pas vraiment, pas plus que Jonas ou Pascal. Nous sommes tous, sans doute, un peu désemparés ou perplexes, mais ce « nous » ne concerne que nous et pas la multitude des « ils et des « elles », je veux dire : des îles humaines et des ailes flapies.

Sam a paru surpris quand je lui ai fait ces objections, hier après-midi aux Fruits d’or, puis il a semblé comprendre ce que j’entendais avec l’espèce de métaphore que j’ai évoquée, du noyau radieux, en excluant le référent seulement religieux de celui-ci, ou seulement philosophique, ou seulement éthique ou social, national ou familial, même individuel, et  toute qualification pseudo-aristocratique qui ferait de nous, les quelques-uns conscients du caractère irréductible de tel noyau, des êtres à part, au-dessus des autres.

Nemrod se la joue désespéré en invoquant la fatalité des intelligences artificielles, mais c’est faute chez lui de conscience radieuse, ai-je fait valoir à Sam qui faisait allusion à un avenir intégralement soumis aux technologies futures, et voyez d’ailleurs ce qui se passe aujourd’hui : cette soumission qu’on pourrait dire d’avance, devant les ordonnances sanitaires peut-être justifiée ou peut-être pas, et ces raisonnements qui se veulent opposés alors que les uns et les autres refusent d’envisager leur unicité.

À vrai dire tout est lié par dessous, songeait Jocelyn en nouant sa lavallière avant de revêtir le costume dans lequel il se pointerait tout à l’heure chez Olga, tout est lié même si l’apparence fait de chacun de nous un solitaire.

6 septembre / 18 mai

 

L’ANGOISSE D’OLGA

 

Le premier quart d’heure de chaque jour que vit Olga est plombé, avant l’aube, par une désespérance englobant toutes les sphères de la réalité en tant que telle, jusqu’aux élémentaires particules que nous sommes. Le sentiment dominant de ce moment de noir absolu revient à dire que rien ne vaut plus la peine, que tout est fichu d’avance : qu’il n’y a plus qu’à tirer l’échelle ainsi que le serinent les écrits du camarade  Nitchevo, après quoi le vif lui revient et plus rien ne l’en fera démordre dès l’arrivée de la lumière.

La nature de ce mauvais quart d’heure est composite, moins liée qu’on ne pourrait croire à l’état du monde ou à la décrépitude indéniable qui atteint la sexa malgré l’exercice de la barre et son recours à divers cocktails de plantes médicinales, qu’à une conscience plus vertigineuse du néant de toute chose.

Olga s’est toujours défendu de prendre sur elle les misères mondiales et plus encore d’affecter l’air miné de celles et ceux qui feignent, en public ou sur Facebook, d’être touchés personnellement par le sort des victimes de tel ou tel conflit stratégiquement entretenu pour telle ou telle raison non avouée (le pétrole, etc.), entre autres séismes forcément injustes impliquant l’aveugle fatalité. Ce n’est pas cynisme de sa part, mais plutôt claire conscience d’un état de fait contre lequel elle, pas plus que Jocelyn, ne peut quoi que ce soit.

Elle vient de penser à  Jocelyn parce que lui seul, dans son proche entourage, partage avec elle la mémoire des ruines.

Elle se rappelle l’azur translucide de ce jour-là, se reflétant dans les eaux denses du Haut-Lac à la surface duquel se découpaient aussi les sombres créneaux des monts de l’autre rive, lorsque, peu après leur rencontre fortuite à la proue du grand bateau blanc dont elle venait de humer la chaude odeur d’huile des machines, Jocelyn, se penchant vers elle pour abriter, de ses deux fines mains, les siennes en train d’essayer d’allumer une cigarette malgré le vent du large, lui avait dit comme ça, contre toute attente et comme s’ils étaient complices, alors qu’ils se connaissaient à peine de l’arrière-boutique de la Maréchale, que toute cette splendeur lustrale était faite pour aiguiser, voire exacerber ce qu’on pouvait dire, ou plus précisément ce qu’elle et lui pouvaient dire, avait-il précisé de sa voix grave marquée par son imperceptible accent du Sud-Ouest, la mémoire des ruines.

Cependant l’accablement pesant sur Olga au moment de l’éveil, avant l’aube, ne relève pas de ces couches-là de la plus ou moins claire conscience, mais d’une sensation plus récente, physique et plus encore, comparable à une sorte de trou noir existentiel provoquant en elle un irrépressible vertige.

C’est en elle, c’est une faille en elle qui fonde assurément son extrême et noire lucidité, et cela fait sa vulnérabilité à chaque éveil, qui se retourne ensuite en force à mesure que la lumière rétablit les nuances et détails de tout ce qui constitue ce qu’on appelle « la vie ».

La remontée qui s’ensuit marque ce qui pourrait se dire son retour de jeune âge de tous les jours, qui la fait s’entendre avec Cécile et Chloé aussi bien qu’avec Marie ou la Maréchale, ou tout aussi gaiement saluer les oiseaux, les jolis coiffeurs et Jonas qui viendra tout à l’heure lui masser les épaules avant la visite de Jocelyn.

7 septembre /  19 mai

BLACKIE

 

L’une des particularités de Blackie, à part l’indétermination naturelle qui le fait alterner les genres selon les jours et les lieux où il se trouve, tient à cela qu’aimant qu’on l’aime et n’aimant pour ainsi dire que celles et ceux qui l’aime, il a acquis, pour delà toutes ses épreuves, déconvenues et autres sidérations provoquées par le Mal froid courant de par le monde, une sorte d’impassibilité souriante qui lui tient lui de défense immunitaire.

8 septembre / 20 mai

 

JONAS À TRAVERS LES ANNÉES

Jonas n’a jamais éprouvé la moindre pulsion réductible au besoin de tuer-le-père, selon la formule des magazines de santé, mais sa jeunesse et son souci de justice expliquent ses dérogations aux recommandations pacifistes de Sam ou même de Théo, autre disciple historique du vieux Waldau.

Un mot alors sur le vieux Niklaus. De celui-ci Jonas garde un premier souvenir d’enfance contrasté, lorsque Sam et l’un de ses compères Veilleurs l’ont emmené en pèlerinage dans la commune libre du maître chenu des objecteurs, où quelque chose a gêné le garçon chez le vieil anachorète – il ne sait quoi : on ne sait pas toujours pourquoi telle ou telle greffe ne prend pas, n’est-ce pas…

Toutefois, maintenant qu’il y repense, Jonas se demande si Max l’illuminé, menacé de mort en temps de guerre et plus gravement insulté que Samuel pour influence sur les jeunes chairs à canon d’alors, n’a pas cédé en sa présence à son propre culte en voyant chez cet autre enfant – étant entendu que Niklaus est un foutu vieil enfant demeuré – quelque forme de rival risquant de lui chiper la vedette.

Ce qui est sûr est que Jonas, fort de ses exercices, voit aujourd’hui la vie des gens dans cette sorte d’équanimité à la fois extralucide et bienveillante qui admet aussi volontiers la sainteté profane du vieux Waldau, défiant les pouvoirs mondiaux en agitant son drapeau blanc, que sa rouerie vaniteuse d’éternel Neinsager.

Dans l’immédiat, cependant, la réparation tient essentiellement aux liens établis entre Clotilde et lui, Chloé et Pascal, Cécile et son jules, ainsi de suite – ceci pour les survivants, mais les disparus ne seront pas moins présents dans les six chapitres à venir de ce roman.

Jonas est là pour en dire un peu plus des uns et des autres, ou plutôt pour le faire dire de telle ou telle façon. En tant que personnage à partie prenante  d’un roman en train de s’écrire, il devrait être entendu à proportion de la Qualité qu’on a déjà relevée chez lui. Le constat s’impose en effet, dès ce premier chapitre, que Jonas est le type de personnage de roman qu’on a envie de rencontrer, puis de mieux connaître, enfin d’aimer. Reconnaissons qu’il a du charme et du caractère. Et quels beaux yeux de poisson des grands fonds!

Ce qu’on peut dire en outre et par avance, pour amorcer le côté love story de la romance, c’est que Clotilde l’a dans la peau.

La peau d’Olga, la peau de Jocelyn, la peau de Chloé et de Cécile, la peau de Marie et de Rachel, la peau de Tadzio sont de la même tendre consistance que celle de Jonas qui a toujours prétendu que l’amour était une affaire de peau, sans en déduire une règle absolue pour autant, mais cette indication de douceur sera constante dans l’approche, par Jonas, de la vie des gens.

9 septembre /

 

QUAND LADY LIGHT SE FAIT BELLE APRÈS LES COMPTES

 

Il est une chose que Lady Light ne puisse reprocher au Romancier, qu’on pourrait dire l’observance conventionnelle de la distribution des tâches.  Ainsi, et dès le premier jour de leur vie commune définitive, a-t-elle pris en mains l’Administration générale et particulière de leur ordinaire, le laissant à sa fréquentation de l’extraordinaire sous peine, elle le savait, de le perdre.

Or Lady Light tenait au Romancier  quel qu’il fût, pressentant ce que serait leur vie et les autres vies qu’ils allaient mettre au monde, ça ne faisait pas un pli.

Lady Light n’en parle guère au Romancier, comme si la chose allait de soi, mais ce qu’elle constate est que le solfège résiste. La musique tient bon, Cécile a de vraies raisons de s’indigner mondialement et Chloé de prodiguer partout ses soins de spy-doctor, chacune sans se départir, la première, de sa  pétulance positive et la seconde de son  cran en zone dangereuse, donc tout n’est pas perdu. Comme le dit aussi l’e sage Armin qui sait de quoi il parle : il suffit de tenir la note.

D’un autre point de vue, s’il est vrai que le Romancier n’a aucune espèce de notion en matière de fonctionnalité marchande, le moins qu’on puisse dire est qu’il aura assuré dans sa partie, sans sacrifier jamais aux effets, comme Lady Light dans sa façon d’apprêter la crème soubise ou sa persévérance à développer tous les registres de l’harmonium, l’éducation des greluches ou  l’accueil clandestin de clandestins quand celui-ci lui a paru justifié.

Précisions utiles : à maints égards, Lady Light et ses filles incarnent des variantes représentatives du type de la femme moderne libre et responsable. En sa qualité de fille d’hôtelier, Lady Light maîtrise tous les aspects d’une organisation pratique accordée à un indéniable art de vivre, tout en assumant la gestion de l’œuvre du Romancier  entre deux concerts d’harmonium ; Cécile s’ést rendue utile puis indispensable auprès de nombreuses associations attachées au soutien ou à la survie de peuples divers  et de diverses espèces animales menacées, et Chloé travaille sur le terrain à la réparation des corps et de leurs membres polytraumatisés avec des compétences d’acquisition palliant son excessive sensibilité – toutes qualités  relancées par les liens plus ou moins étroits que le trio entretient  avec Jonas, parrain de Cécile, ou encore Rachel et la Maréchale qu’une naturelle complicité rapproche aussi, on verra comment.

On pourrait dire enfin qu’à côté de la femme résolument terre à terre, il y a de la fée et du médium en Lady Light, qui voit bel et bien, à l’instant, le Romancier rassembler ses affaires en considérant son travail accompli durant la matinée, s’en féliciter d’abord puis y revenir plusieurs fois après une station à la fenêtre de la Datcha, retourner à son ouvrage et se désoler d’y trouver tant de pendables insuffisances  et en soupirer, puis en rire comme il a appris à rire, enfant, de tout ce que la guerre lui a inculqué avant l’âge, et s’il fumait encore il en grillerait une, au lieu de quoi il rajoute vite fait une nuance de bleu vert dans les yeux pers de cette Lady Light  qu’elle-même attend de découvrir sans impatience aucune ; et plus tard elle le voit enfourcher son side-car après avoir coiffé son casque d’aviateur de la Grande Guerre trouvé dans les greniers de la Datcha, et le voici descendant par les zigzags de la route d’en haut, le voilà fonçant sur les corniches surplombant le Haut Lac, et maintenant c’est elle qui se jette un dernier regard au miroir avant de se pointer, clope au bec, sur le perron de pierre de la Datcha,  enfin on ne sait trop comment arranger la fin de ce chapitre mais ce qui est probable est qu’on entendra de la musique aux fenêtres ouvertes de leur demeure dont le plafond bleu de la  chambre des vieux amants semble bouger doucement sous l’effet de la lumière filtrant entre les feuilles reverdies du grand érable protecteur qu’il y a là.

La musique peut venir à ce moment-là.

Tout à l’heure Lady Light, les yeux mi-clos sur sa clope, entendra le bruit des pas de quelqu’un dans l’allée, et c’est une musique de toujours qui lui revient.

Ce qu’on pourrait dire un silence originel garde en mémoire ce bruit de pas dans la forêt, ou parfois dans les couloirs de bois de l’Espérance, ou dans elle ne sait plus quel jardin ou encore, à l’opposé de toute musique selon son cœur, derrière cette porte là-bas qui n’aurait jamais dû s’ouvrir sur ces pas  de l’effroi.

L’harmonium n’est pas pour Lady Light l’instrument d’une fuite ni moins encore l’accompagnement pompé de cantiques supposés stimuler l’élévation de chacune et chacun les yeux au ciel, mais une machine à retrouver l’harmonie que seul aura jamais égalé le premier  souffle d’un enfant.

Lady Light connaît le solfège sur le bout de chaque doigt, mais il y a longtemps qu’elle ne regarde plus les notes, comme Jonas retient tout par cœur à n’entendre les mots qu’une fois. De même Léa mémorise-t-elle les couleurs de la musique comme Théo entend pour ainsi dire la distribution des tons et des valeurs, sans jamais s’en laisser imposer par aucune des conventions privées ou publiques que Maître Waldau lui a appris tacitement d’ignorer, au dam des cagots du clan Mestral.

Pas plus que la musique selon Léa n’est soumission aux édits du clan, elle ne s’est jamais associée à la moutonnière procession des concerts et festivals ni à aucune forme de célébration. À l’harmonium de l’antédiluvienne chapelle anglicane de la Bella Tola dont un vieil accordeur de la plaine lui a transmis divers secrets d’entretien à la période de son premier sang, Léa s’est bonnement réapproprié là-haut l’instrument pour son seul usage et le dernier auditeur fervent que fut Maître Waldau, avant la transplantation de l’objet à la Datcha où sa fonction quotidienne reste de faire pièce, tout tranquillement, à ce que Lady Light qualifie de simulacre musical omniprésent alternant romances melliflues et trépidations.

La musique usinée est désormais partout, songe ainsi Lady Light en déployant, assise sur l’escalier de pierre, ses volutes bleutées ; le simulacre de la musique submerge tout de sa flatteuse  inanité, dégoulinant des façades extérieures de la ville-monde et des parois intérieures de ses ascenseurs ou de ses lieux d’aisance aux suaves parfums de synthèse, et c’est tout ce que tous deux, unis contre la mort, vomissent et combattent par amour, se dit encore Lady Light en entendant le bruit des pas du Romancier  sur l’allée, et voici qu’une comptine chantée et rechantée, lui venant de sa mère aux heures heureuses  de son enfance, remonte à ses lèvres avant que les lèvres du Romancier ne s’y posent.

PANOPTICON : Fait assez significatif : Lady Light était de ces gens, non point rares mais peu représentés dans la galaxie mondialisée des tabloïds friands de mauvaises nouvelles, qui tendaient à penser que la créature humaine est moins digne de décri et de mépris  qu’on ne le disait depuis des siècles, voire des millénaires, moins nombreuses les mauvaises natures que les braves et bonnes personnes et qu’enfin l’abomination de la désolation relevait d’une manière de projection de leur plus méchantes humeurs par les moroses et les maussades par trop racornis ou groupés sur eux-mêmes de façon par trop larvaire, et qu’en somme toutes les litanies de ce nihilisme sévissant en cette assez basse époque ne méritait que le plus joyeux dédain et force lazzis et horions opposés aux fâcheux qui s’enorgueillissaient de le professer d’un air grave et sans autres preuves à l’appui de leurs blêmes discours que leur vague impression que tout allait de mal en pire – et c’était sous l’égide d’une nouvelle forme de réalisme de plus en plus documenté qu’elle menait, en complicité avec ses filles et leur entourage amical, proche ou parfois plus lointain, ce qu’on pouvait dire une véritable croisade du penser juste et du sentir harmonieux en rupture non violente mais d’une très ferme détermination avec l’ordinaire ressassement du négatif dont le vilain Nitchevo était le parangon.

 

10 septembre / 22 mai

 

RHAPSODIE IX

 De l’enfance nous avons gardé le premier ravissement de promesse des guichets et des uniformes de garçons de cirque, le tambour distributeur de tickets, la palette ou la casquette de chef de gare, les pancartes signalant l’Ailleurs ou les gants blancs du magicien – tous et tant d’autres signes annonciateurs du terrier de rêverie.

L’accès au réel à valeur ajoutée connaît autant de portails publics que de secrets passages: il n’y a pas d’exclusive en la matière. L’anticipation de la joie compte autant que sa présentation et son accomplissement voltigeur, on peut croire ou ne pas croire que le secret du secret relève du double fond, mais Prénom Albert et ses pairs de labo ont jeté les transerelles et les passages quantiques se multiplient donc à l’envi.

La perception diagonale des rotondes, autant que des angles vifs, est d’ailleurs souhaitée dès le premier âge prélogique. Les voies du mol entendement, les traverses intimes ou imitées des métros aériens, les enjambements sémantiques à glissades connexes, entre autres les bouturages de génomes métaphoriques sont à revaloriser la nuit et le jour au dam des occlusions conceptuelles.

On a un corps et l’esprit tournique à la fois dedans et dehors, au-dessus et au-dessous des mille plateaux de collines et terrasses arborées ou non – ça dépend des places.

La pensée corporelle des lisières, la ménagerie vue de derrière les grilles ou les vitrages, ou de dedans les feulements d’odeurs endogamiques, excitent l’impatience des départs vers d’autres cols d’herbe vert cresson ou tout ourlés de fines corniches, ou le désir ultramarin de franchir la vague, et voici la foule en file qui s’en va vers les jardins espérés.

Ensuite, quand enfin les portiques seront en vue nous saurons mieux à quoi nous en tenir. Pour l’instant les couple angélique de l’ado et du Noir à carlette, First Name Huckleberry & Uncle Tom for example, est garant d’enfantines passions revisitées.

 

11 septembre / 23 mai   

 

QUESTIONS PRATIQUES

 

Ewa faisait volontiers la vaisselle, et le ménage de la grande arche du Wunderland lui figura un nouveau départ dans sa vie souvent soumise aux basses épreuves, en tout cas avant ses retrouvailles avec Tadzio, et de même que la bonne humeur indicible de celui-ci l’avait ramenée à une plus tendre considération  d’elle-même, le fait de pouvoir chanter tout son soûl en récurant les sols et en encaustiquant les vieux parquets de la demeure de Waldau, sans parler des lessives et de leurs bouffées de vapeur montant des cuves de cuivre – tout cela l’enchantait bonnement.

 

12 septembre / 24 mai

 CHORAL

 

Wanda franchit tous les matins le pont aux suicidés et se retrouve, le plus souvent seule, dans le jardin aux volières dont elle connaît chaque oiseau par son nom.

L’indépendance de l’oiseau est le plus souvent supérieure à celle du chien, a-t-elle souvent constaté sans inclure ses compagnons à elle qui, par  nature ou mimétisme, ont tous préservé leur quant-à-soi sans baver ni s’en laisser conter par l’esprit de telle rombière ou de tel maître-tueur.

Son actuel gardien, le vaillant Chaïm à dégaine de molosse, pelage ocre perle  et grands yeux tendres d’une insondable mélancolie quand il se tient à ses côtés figé comme une statue, figure la dignité parfaite de l’animal enclos dans son silence.

Certes joueur en son jeune âge, Chaïm le placide reste désormais posé comme le veilleur par excellence, calme absolument et non moins attentif à tout ce qui pourrait menacer celle dont le seul prénom de Wanda, prononcé par un tiers, le fait se busquer et sa queue soudain frémir de légitime possessivité.

Quant aux piailleries des volières, où des grappes de perruches vert pâle ou bleu camail tiennent le haut de la treille sonore, Wanda ne les entend plus depuis longtemps, appréciant cependant cette rumeur qui lui rappelle tantôt la canopée de telle forêt pluviale ou telles venelles bordée de canaux  du marché aux oiseaux de Bangkok.

Le jardin aux volières, autant que son coin de table au Maldoror ou l’arrière-boutique de la Maréchale, ménagent ainsi de ces orbes méditatifs dans lesquels Wanda se prépare à revenir à ceux qu’il lui importe de retrouver, tant il est vrai que les gens lui importent autant que les chiens et les livres.

En sa qualité de personnage de roman, et même de protagoniste, flanquée d’un grand chien déjà sympathique à la lectrice et au lecteur, Wanda se réjouit de pouvoir elle aussi se pointer à n’importe quelle heure chez ses voisins proches du Vieux Quartier, à commencer par la Maréchale et Clément Ledoux chez lesquels on ne peut manquer de retrouver des gens aussi attachants que Marie ou Rachel dont elle est devenue assez proche après la mort de Sam, au tournant de la seizième année de Jonas.

 

13 septembre / 25 mai

 

FACE AU SILENCE

 

Il convient de préciser que, jamais importunée par le ramage même jacassant des volières, pas plus que par les piaillements des kids dans les espaces aquatiques couverts, Wanda panique en revanche dans l’accoisement aphone des lieux rassis et même, hélas, dans une partie du Vieux Quartier  réinvestie par d’anciens licenciés en hautes études juridiques  à bedaines satisfaites de néo-socialistes hostiles à toute forme de bruit naturel, entre autres notables aggravés revenant de la capitale politique dans des wagons de silence.

Autant que la Maréchale et  Cécile, Wanda professe une horreur radicale de wagons de silence, dans lesquelles toutes trois, à diverses reprises, ont feint de se pointer par erreur en compagnie de telle commère de Douala forte en gueule et décidée d’en découdre avec les prostrés à calculettes, ou mieux : de tel groupe d’activistes à bandanas et banderoles poursuivant leurs vifs débats dans les compartiments sanctuarisés.

Wanda récuse évidemment l’application de l’expression silence de cimetières aux lieux habités par  la nouvelle catégorie sociale des nantis timorés, tant les tombes ont encore de choses à dire. Autant le dire alors par extension : que Wanda craint les nouveaux dominions urbains de la classe moyenne enrichie, évite la première classe des trains aux heures de faible affluence, zappe les émissions de développement personnel monopolisées par des femmes concernées, et fuit plus que tout les séances de karaoké des têtes blanches qu’on peut craindre à tout moment de trouver programmées n’importe où par quelque Tour Operator.

14 septembre / 26 mai

 

RHAPSODIE X

 

La pâte à modeler de l’enfance nous réserve des surprises à n’en plus finir. L’avenir de l’enfant est aussi long que la nuit qu’il se rappelle à l’éveil comme personne, mais attention aux parasites et perturbations. Le mal nommé pédophile n’est pas que maniaque à babines puériles et  piton piteux mais aussi mémère chiquant la chenille à dorlote, alors que le rêve de l’enfant est de s’envoyer en l’air en pyjama de pilou loin des poisses d’en bas à cheval avec Baby Face sur la torpille interstellaire de Little Nemo.

L’enfance échappe à toute théorie et n’a donc pas d’âge, hostile aux croupetons en cercles fermés. Le conditionnel de l’enfance (Toi tu ferais Calamity Jane, moi je serais Geronimo et viens que je te rapte !)  restera la clef des mondes, mais nul décri n’est souhaitable au déni de la chère discipline scolaire  aux ravissants cahiers bleus du premier jour, au contraire: rendons aux éternels Instits éternelle reconnaissance !

L’avenir durera longtemps à celui qui se lève allègre, jusqu’au Sahel et par les favelas, aussi fera-t-on front contre tout rabat-joie soumis aux ordres des Tours d’illusion. L’enfance des jardins espérés sera championne  en toutes disciplines épanouies, mais insensible aux flatteries fleurant l’idéalisme flagada ou le putanisme publicitaire. Malléabilité et porosité ne signifient point veulerie crédule de moules aveugles: qu’on se le dise.

Nous sommes tous de brillants sujets ! vous répéterez-vous crânement contre toute machinerie d’influence vous écartelant entre l’infini de la prétention et le zéro de la dépression. Et rectifions le tir tant que nous y sommes, réparons et guérissons de concert. Nous sommes ici en quête d’autres mélodie Nous retrouverons les rythmes de l’imprévisible. Nous puiserons aux eaux de mémoire de neuves évidences vieilles comme la nuit des temps – nous avons tout le Temps, mais ne perdons pas une seconde !

 

15 septembre / 27 mai

POSITIVE GIRL

 

Proche de Jonas à divers égards, Cécile l’était plus encore  des gens qui lui chantaient, plus fluide et détendue même qu’avec Lady Light et son père.

De fait, il y avait comme une transparence immédiate entre Cécile et les gens, ou plus précisément avec certaines gens qui lui inspiraient une immédiate confiance, alors qu’une pudeur la tenait toujours un peu à distance du Romancier et qu’avec Lady Light tout se passait comme en deça de toute altérité, entre effusion et fusion complice mais pure de tout copinage.

Dès son enfance Cécile avait aimé les petites et les grandes conférences, avec Loyse qui avait elle aussi pas mal de mordache, dans leurs bains sémillants, puis avec de petits et de grands voisins, en ville ou par les forêts, tous séduits par son attention pétulante et sa façon d’interroger chacune et chacun d’un air réellement intéressé, ou de raconter à n’en plus finir scènes et épisodes qu’elle empruntait à l’observation de tous les jours ou aux très longs romans que, depuis l’âge de dix ans, elle lisait et relisait parfois en leur ajoutant des péripéties de son cru.

Les gens ordinaires retenaient l’attention vive de Cécile autant que les fines geishas (elle décrocherait plus tard une licence de japonais) ou que les trolls et les fils de capitaines d’industrie : le snobisme lui était aussi inconnu qu’à son paternel ou à Jonas, de même que les préjugés médiocres.

En outre Cécile était aimée pour sa nature bienveillante, passablement éprouvée à l’adolescence où par trois fois elle connut le noir cafard de ces années à brèves chutes d’espoir, mais ensuite sa vivacité positive avait repris le dessus pour s’épanouir, après divers voyages – dans les bras de Florestan le mal rasé.

Une autre composante de la personnalité de Cécile enrichissait également ses relations avec les gens, et c’était son inépuisable mémoire  des détails et l’humour singulier de celle-là, recoupant souvent ce qu’on pourrait dire l’humour ou l’ironie de la vie.

16 septembre / 28 mai 

DRESSING CODE

Complément sur les tenues vestimentaires et autres signes distinctifs extérieurs du rebelle d’époque: divers auteurs politiques et poétiques en vue, dès les sixties et deux ou trois décennies au-delà, professèrent un désespoir alimenté aux meilleures sources du décadentisme à l’ancienne, qui devait renouer avec les vêtures et postures de la bohème romantique, tels le Nemrod première manière, avant le virage minimaliste de  Quelques Petits Riens, ou, en plus radical,  Serioja Sologoub, dit Nitchevo. Tous deux relancèrent, chacun à sa façon et en se tenant à distance l’un de l’autre en camarades-qui-se respectent, les invective d’un Juvénal (« Toutes les affaires des hommes : désirs, craintes, colères, jouissances, agitations dans tous les sens / Je fourre tout ça dans mon livre ! / Du jamais vu, un tel torrent de vices ! /Du jamais vu, une telle folie du fric et les poches comme des gouffres ! ») non sans  individualiser leurs postures respectives au moyen de pièces de vêtements et de parures assorties à leur style particulier. C’est ainsi que Nitchevo, fustigeant, dans son premier essai de néo-nihiliste avant l’heure intitulé La curée des blattes, « les cafards humains remuant au fond des containers souillés, trop accablés pour se rebeller contre les désinfecteurs chargés de les surveiller et punir », apparut –il une première fois vêtu d’un costume de velours côtelé noir à col chinois et les poignets ornés de bracelets de force en parfait accord visuel avec ses airs méphitiques. De son côté, pointant « la léthargie générale et l’universelle nécrose » dans son manifeste poétique au titre prémonitoire de Tout doit disparaître, Nemrod, plus sobre de mise en sa chemise anthracite de toile écrue, lança sans le vouloir la mode de la casquette de tankiste à la polonaise dont Wanda lui avait fait don pour l’occasion. Inutile de préciser qu’on n’en était alors qu’aux prémisses de ce qu’un analyste a présenté ultérieurement comme « les signes visibles d’un invisible désarroi »

 

17  septembre / 29 mai

 

DE BON CŒUR

Toutes les femmes qui ont connu Pascal Ferret « selon la Bible », et cela fait un club, se rappellent que l’ancien chroniqueur tous azimuts du Quotidien, sous ses airs intraitables, a le cœur tendre et la main douce.

Lorsque le vaillant Enée dit à ses compagnons que la peur gagne, durant l’effroyable tempête que se rappellent la lectrice et le lecteur, Forsan et haec olim meninisse juvalit, à savoir « Peut-être un jour trouverez-vous du plaisir à vous rappeler même ces choses-là », le poète suggère, comme pourrait le faire le Romancier à propos d’un épisode tragique où Pascal Ferret joua l’un des beaux rôles, que notre joie, à l’épreuve du temps, est plus forte que le pire malheur.

Or cette question de la guérison par le temps, impliquant d’insoupçonnées ressources de résistance intérieure, non moins importante que l’usage abusif du lignite ultra-polluant par l’industrie gazière, pourrait également faire l’objet du prochain entretien du Shadow Cabinet, prolongeant les échanges épistolaires récents du Romancier et du Marquis sur les mêmes sujets.

Au lieu de s’en tenir au mensonge, constituant une donnée essentielle de la Realpolitik ou, plus vulgairement parlant, du cynisme de plus en plus affiché dans la sphère mondialisée, les compères du Shadow Cabinet parleront plus volontiers aujourd’hui, après s’être régalés du frichti de la Maréchale (une chorba aux langues d’oiseaux suivie d’une tchaktchouka aux boureks de poulet, arrosées du meilleur Magon), de ce que l’écrit préserve entre les amis non sans illustrer, par leur façon même de pratiquer la libre conversation, ce que l’oralité module à visage découvert et dans la spontanéité, contre les faux semblants et la menterie sociale pesant aux cœurs et aux âmes.

Wanda aurait des choses à dire à ce propos, mais le Shadow Cabinet – on s’excuse : à l’exception de la Maréchale toujours en retrait dans le sanctuaire odorant de sa cuisine, reste essentiellement masculin, en tout cas dans sa forme instituée par la coutume. Nul sexisme en cela d’ailleurs : juste un relent de vieux groupuscule colonial, ou de chambrée militaire, ou de fumoir monacal, lors même que Sam et Pascal Ferret, autant que Jonas et Jocelyn, sans parler de Corentin Fortier le millenial qui échappe par excellence à tous les genres tout en préservant la magie des connivences viriles – autant dire tous les personnages à dominante masculine  de ce roman ont assez d’éléments féminins en eux pour couper court aux accusations de pesant machisme.

PANOPTICON : Une romancière géniale est-elle forcément une virago ou une vestals du culte de Sappho, et le genre a-t-il quoi que ce soit à voir avec les qualités particulières de tel ou tel ouvrage de fiction littéraire ? William Shakespeare fait-il preuve de réductionnisme en assignant à Juliette et Roméo des rôles conformes à la détermination des sexes séparés, et la paire fameuse du Quichotte et de Sancho préfigure-t-elle la pseudo-rupture à venir du roman gay ? À de telles questions, gravement abordées par certaines ligues de vertu plus ou moins influentes, les compères du Shadow Cabinet ne s’attardèrent  pas sauf pour en rire, alors que le Romancier  en tira, pour sa part, des observations confortant sa conviction selon laquelle tout roman est foncièrement hermaphrodite et, loin d’exclure les cas de figure opposés, peut se montrer aussi violemment hétérophile que parfois homophage, tout à fait étranger à toute morale courante dans certains cas (à vrai dire rarissimes) ou au contraire corseté pour la galerie et très curieux, voire bicurieux, dans la vie secrète de ses protagonistes, étant entendu que les contradictions, les tiraillements entre sexes et classes, races et générations, les conflits de toutes sortes, loin de brider le roman, le stimulent au contraire et en enrichissent les ressources de comique et donc de profondeur, ainsi que l’illustre la floraison réjouissante des ouvrages de qualité sous le règne du puritanisme le plus étroit ou des inquisitions les plus sévères. S’agissant du roman panoptique en cours, l’on y constatera l’absence flagrante de toute scène chaude explicite, au sens convenu, le Romancier étant de l’avis que l’usage actuel de la webcam supplée largement à l’ancienne fonction stimulatrice des romans et autres feuilletons à-lire-d’une-main. Que la lectrice et le lecteur se rassurent cependant : il devrait quand même y avoir un peu de magie érotique dans les pages qui suivent, non seulement pour le plasir immédiat mais aussi en tant que projections oniriques ou d’illustrations drolatiques, voire de rapports sociologique sur le terrain. Les mots en seront les signes de plus en plus manifestes, tant par le truchement de la Rhapsodie que par les modulations plus réalistes, voire hyperréalistes de la narration, à commencer par la place des mots, laquelle importe à un esprit à l’ancienne tel que celui de Jocelyn Choiseul autant qu’à un youngster du genre de Corentin Fortier, entre autres praticiens de la prosodie qui savent instinctivement comment bousculer, permuter, scander ou syncoper la place des mots et leur fonction rythmique ou chromatique dans une phrase en sorte de l’étonner elle-même et d’en saisir conséquemment la lectrice et le lecteur de stupéfaction puis de saisissement sensible. Ainsi de la perfection réalisée de trois vers pris au hasard : « On s’éloigne / Du pont en haut duquel rage un enfant têtu / Qu’on force à s’éloigner ; il pousse un cri pointu », etc.

18 septembre / 30 mai

 

DRAMATIS PERSONAE

La représentation du romancier comme une sorte de Démiurge ou de Dieu vivant, de Père ou de Maître, est un reliquat de patriarcat de façade sans rapport obligatoire avec l’intéressante réalité, mais cela se discute ici dans l’aperception d’une relation peut-être réciproque.

Les personnages pressentis par le casting ont tous marqué le Romancier par la peau, et dès leur apparition. Tous ne sont plus là sinon à l’état virtuel d’invocations: Sam et Clément Ledoux, cela va sans dire, et Théo ou Christopher, également défunts, mais Lady Light et Rachel peuvent assurer en matière de sagesse tutélaire ou de liberté acquise sur le tas, tant il est vrai que les années comptent, et parfois doublement, dans la fiction lestée d’expérience,

En outre, toutes générations mêlées,  Tadzio autant qu’Aymeric et le non moins remarquable Waldau survivant à ses amis Sam et Théo, ont trouvé sans peine leur place dans l’imagination du Romancier, recyclant en outre Pascal Ferret dont on sait  la love affairsur fond de tragédie avec Cléo et les liens d’intelligence sensible avec feus Théo et Clément Ledoux.

Le Romancier serait alors une sorte de médium, dont chaque personnage modulerait une voix dans une façon d’ensemble choral.

Reste à mieux arrimer celui-ci aux temps et aux lieux, sans sacrifier pour autant les effets de surprise à chaque ligne et chaque page se formant comme par génération spontanée et se modifiant à mesure : reste à surdéterminer, pour ainsi dire, le pitch en évolution et le synopsis en symbiose avec la réflexion « sur pièces » et « en temps réel » du Romancier au travail.

L’aventure est pour lui réellement inédite, qui implique la présence plus intensément ressentie de Lady Light à ses côtés, dans les étranges conditions d’une pandémie à la fois terrifiante et révélatrice.

19 septembre / 31 mai

EROS PICTOR

L’indiscrétion mondiale consacre l’extension du vide affectif, se dit Pascal en observant ce qui se passe aux écrans en dédales, convaincu de ce que la croissante dévotion pour l’insignifiance réalise une espèce de destruction panique de la forme personnelle.

Pascal n’en finit pas de répéter que ce que nous voyons nous regarde. Cependant les gens ont peur de se regarder, et c’est pourquoi ils se montrent tant et plus. À la lettre, les gens ne peuvent se voir, mais l’exhibition se multiplie à foison: le nouvel Espace Webcam en est le théâtre mondial où tout est devenu fantasme de quidam se filmant en train de se regarder fantasmer, et ce qui est montré dissimule à la fois toute vérité selon la chair.

Théo ne ne se regardait lui-même qu’à la dérobée, pourrait-on dire. Le meilleur exemple en est son fameux Autoportrait aux flammes datant de ses années exacerbées, peu avant la rencontre de Léa. Il y a dans ce personnage quelque chose d’un fou, tant il a l’air égaré, mais il y a plus encore : c’est l’homme de chair en sa plus ardente vérité, cependant vu comme à son insu, nu dans le grand miroir de son atelier de la rue des Cascades.

Théo, se dit Pascal, n’est jamais allé plus loin dans l’expression de la nudité, et donc de la solitude, que dans cet autoportrait brossé en une nuit de vertige, au bord d’un abîme que son corps semble défier alors même qu’il se consume dans une sorte de rouge effroi.

Pascal sait que Théo aura dit, cette nuit-là, une vérité selon la chair, et ç,aura été une apparition dans la nuit qui n’a rien perdu de son incandescence, mais ensuite Théo s’est retrouvé du côté de la vie, devant l’émouvante beauté de Léa, avant les rides et cette nouvelle douleur aiguë, au milieu de son sternum, qui lui a évoqué, lointaine et pourtant bien précise, la fable chinoise du peintre et du crabe, telle qu’il l’a racontée à Pascal lors d’une de ses visites à Belleville.

On en rappelle la story : l’empereur commande au peintre le plus beau crabe qui soit, sous peine de mort. Le peintre ne demande alors qu’une condition, et c’est d’en prendre le temps, ce que l’empereur accepte. Jusqu’au jour, des années et des années plus tard, où l’empereur, croyant avoir été berné, fait venir à lui le peintre et l’enjoint de lui produire le crabe parfait, que le peintre exécute en un tournemain avant de rendre, serein, son dernier soupir.

Or Théo n’aura pas eu le temps de réaliser, enfin, le portrait de Léa.

Pour l’instant, cependant, ce sont ses propres mains qui retiennent l’attention de Pascal

Au moment où il peignit son dernier Autoportrait aux flammes Théo avait les mains  de son âge, quoique pures encore de ce qu’on appelle des fleurs de cimetière, et se mettre à présent  à dessiner les siennes serait pour Pascal un commencement de purification par le geste, comme au temps de leur dire bonsoir  sur le drap quand on a dix ans et qu’on est bien coiffé et bordé, mais Pascal ne dessine pas.

Dans une vie antérieure, comme il l’a aussi raconté à Pascal, Théo se serait bien vu bâtisseur de cathédrales : une paire de mains parmi d’autres, obéissant à Dieu sait quel plan.

De fait, cette question des mains l’a toujours intrigué. Que les mains puissent avoir leur façon de penser et leur agissement point forcément réfléchi, en tout cas distinct de la Raison, lui apparaît comme un fait aussi étrange que ses propres goûts et dispositions en la matière.

Or Pascal ne voit plus, à l’instant, moins de trente ans après la mort de Théo, que les mains du vieil artiste qui frémissent encore d’avoir ajouté quelque infime touche de couleur au tableau du monde

Ou c’est le Romancier qui revoit, à l’instant, les multiples mains rouges, ouvertes à cinq doigts aux murs de telle caverne de Cantabrie. Autre message du temps, se dit-il. Mais pourquoi ce besoin de marquer ?

Le Romancier et Lady Light, les yeux levés, ont longuement regardé ces mains peintes aux parois d’Altamira, et la question leur est venu naturellement : pourquoi ?

Le corps originel est un idéogramme de l’Esprit, aura noté le Romancier le même soir sur son feuillet du jour. La Lettre en a traduit la peur avec cette fable étrange d’une Chute qu’on n’en finit pas de relancer, d’esquiver ou d’évacuer depuis la nuit des temps, mais ce qu’il en retient essentiellement est cette beauté qu’on dirait de ce matin.

De quoi s’agit-il ? Où commence le corps de l’homme dans ce foisonnement de bisons ? Quel genre d’artiste était celui qu’on ne sait quelle lubie a pris de laisser là sa marque, et comment expliquer cette incroyable pureté du trait ?

La grande affaire de la chair n’est en rien éclairée par la Lettre prétendue sacrée, pense alors le Romancier, mais un mystère demeure à n’en plus finir.

Et comment les artistes d’Altamira vieillirent-ils ? se demandait Théo tel autre jour de sa dernière année  en constatant que son corps grinçait plus que jamais de partout et que son système d’équilibre lui jouait des tours dans les escaliers des jardins de Belleville…

 

20 septembre / 1er juin

 

INCARNATION

La chair n’avait rien de glamour aux yeux de Théo, qui  s’attristait pourtant de la voir flétrie, et même avilie jusque dans l’intimité personnelle, par les milliards d’images produites et reproduites sur ce qu’ILS appellaient le Réseau.

La chair selon Théo était autre chose, qui relevait d’une pensée silencieuse et paisible, par exemple dans une clairière.

La chair ainsi ne serait autre que la vie, et toute la vie, pas forcément crucifiée mais pas exaltée non plus à la manière triomphale, imbécile ou myope, de celui qui n’en finit pas de se dire en forme alors qu’il est promis au sort de tous.

Cependant Théo se demandait, comme en témoignent ses derniers carnets, s’il arriverait jamais à ses fins, tant il se sentait au-dessous de tout ce qu’il eût aimé traduire de ce qu’il voyait, tellement loin de la vraie Léa.

Or le temps se faisait, il le sentait aussi, de plus en plus court.

Secundo, la toile se fait de plus en plus, comment dire ? attentive, c’est cela : attentive et comme en attente. Oui c’est cela : la toile qui le regardait s’impatientait elle aussi à ce qu’on eût dut, et cela engageait tant les gestes de Théo qu’il en était intimidé tout en se trouvant justifié et encouragé, c’est cela : l’impatience de la toile lui rendait sa confiance en quelque sorte, et donc vlan ! il s’y remettrait tout à l’heure.

 

21 septembre / 2 juin

HIC ET NUNC

Précision géographique nécessaire : L’isba d’été de Pascal, dite aussi le Nid d’Aigle, surplombe ce pays au lac immense ceinturé de forêts et surmonté de créneaux de roche grise aux nuances vieux rose ou bleu de Prusse selon les heures, se détachant sur le ciel là-haut dont les rouleaux de nuages semblent à l’instant suspendus à d’invisibles cintres de théâtre, prêts à crouler en lourdes pluies printanières ; et c’est en side-car qu’il a gagné son atelier tôt l’aube, monté de la Datcha du Romancier sise elle-même dans un vallon boisé de la ville, là-bas de l’autre côté de l’oblique avancée des monts à vignobles.

Cela précisé, ce paysage de haute vue n’a jamais été pour lui sujet d’évasion panoramique mais, au contraire, de retour au récit terrien et temporel à strates de solide matière, et c’est par Cléo, la tragédie et la résilience de Cléo qu’il y est arrivé aujourd’hui.

PANOPTICON : La formule résumant le sentiment de Cléo, vingt-cinq ans après le supplice subi par son enfant, se résumait aux termes de Ne touchez pas à ma douleur, qui avait prévalu durant et après les temps de l’enquête, la découverte du journal du tueur et le deuil qui n’en finirait jamais, étant entendu que la douleur ne finirait jamais après qu’on lui eut, à elle autant qu’à l’enfant, ôté ce qu’elle ressentait comme « la vie », alors que ce qu’on appelle « la vie » continuait comme si de rien n’était – et ce n’était rien de préciser que tout se passerait désormais « hors du temps » puisque ce qu’elle vivait n’était plus vécu dans ce qui était supposé dicible, et que l’indicible se confondait pour elle à la blague éternelle du méchant Dieu restant concélébré par les purs de tout acabit qui la plaignaient ou lui conseillaient de regarder ailleurs et de laisser le temps agir. Or plus que toute autre blague, celle de la pureté n’en finissait pas de réjouir Cléo, au sens d’une joie mauvaise, pour ainsi dire panique, mêlée d’incrédulité et d’effroi, comme au temps incessamment rejoué des réjouissances romaines du Cirque aboutissant à tout coup à la réalisation spectaculaire de l’assouvissement collectif de la plus pure cruauté qui se puisse imaginer quand les fauves dont chacune et chacun se disait qu’ils ne LE feraient pas LE faisaient fatalement et à belles dents – ainsi la pureté des innocents se trouvait-elle bonnement honorée par la pureté des fauves de toutes espèces, tigres ou futurs affranchis, panthères ou prélats, etc.

22 septembre / 3 juin

COMPUTATIONS

 

Ce qui se passe ensuite ne peut se dire avec des mots, ou alors ce serait une espèce de redondance dictée par la Tête, que le Romancier  récuse. La musique, quant à elle, viendra peut-être après mais jamais pendant l’acte de computation. Car celui-ci relève d’une pensée concentrée qui laisse toute latitude aux mains, lesquelles n’en ont plus alors qu’à leur propre délire sur le clavier, relançant l’attention flottante du Romancier   qui module en fantaisie ses notes et esquisses du moment, avant de passer à l’Acte ; et c’est là que tout ce qui tombe du ciel va converger.

Il en va de même du journal fameux de Waldau, dit aussi le Schloss, dont les larges feuilles de même format s’empilent en strates patientes. Lorsque la pile atteindra sa hauteur d’environ deux mètres le but sera proche, la boucle pour ainsi dire bouclée.

Par analogie, la computation des feuillets imaginaires  du Romancier a prémédité ce qui deviendrait son ordinateur à double avatar de fichier numérique et de papier mille-feuilles, dont il joue désormais comme d’un orgue à multiples registres.

Parfois une formule lui revient à l’improviste, surgie d’il ne sait où ni pourquoi mais voici qu’il lui est rappelé qu’« accoiser les flots n’est pas que l’affaire de l’arbre », ce qui lui évoque une sentence à la manière narquoise du vieux Waldau.

Puis il revient au visage de Lady Light qu’un Théo, peu portraitiste à vrai dire, n’aurait su rendre en ses nuances. De fait il y a, chez elle, un fonds terrien qui n’alourdit en rien l’ovale parfait de son visage. Il y a toujours de la rose fraîche en elle, de l’aube pure et de l’incarnat, de la jeune fille en fleur des alpages qu’il a repérée d’un regard dans un bar, cette année-là, et l’âge n’en a pas altéré la lumière glissant sur les rides ; et la terre l’enracine toujours, et il y a toujours en elle de l’arole farouche.

Arbos serait, paraît-il, féminin à l’origine, lui a dit un jour Clément Ledoux, très savant en ces matières étymologiques

Or tout cela a été repris de ses notes volantes de voyage, enluminées de myriades de petits dessins maladroits sur  les feuilles virtuelles  de sa propre arborescence.

Un mot revient souvent, au demeurant, en tête de page desdites feuilles, et c’est le mot JOY, récurrent reflet de la face divinement réjouie du premier homme au nom d’Adâm, dit Le Glébeux, peint sans pagne encore, donc le membre battant bien là, prêt à se lever au commandement du Désir édénique,

Le Romancier, sauf à Lady Light, n’en a jamais parlé à quiconque, la chose relevant pour ainsi dire du secret de fabrication, mais la joie, la gaieté, l’allegria n’en est pas moins le carburant moteur de son récit et le sang symbolique coulant dans les veines de ses personnages, comme le foutre monte à la queue. Sa base la plus solide est là, mais pas question, cela va sans dire, d’euphorie ou de niais applaudissement à tout et n’importe quoi.

Profonde est la gaieté de Lady Light à l’harmonium, quand elle chantonne quelque cantate du Cantor sans cesser d’actionner les registres et moduler; et sous les pluies acides ou les traits  de quelque ennemi morose elle ne se départirait point de cette belle humeur indéniablement céleste ; pourtant son sourire est grave et c’est cela que le Romancier note à l’instant sous le mot JOY accompagné d’un bref crayonné de la femme de sa vie  au fusain saisi de mémoire sur le rappel d’un instant entrevu au vol ce matin même.

Ainsi aura-t-on un premier aperçu des multiples potentialités dont le démiurge dispose avec cette sorte  d’orgue de papier, sur lequel les données affluent, se combinent et se fécondent, et plus que jamais avec Cécile et Loyse, ses très agiles agentes de renseignement lui balançant à tout moment des SMS (Save My Soul) d’un peu partout.

Or rien ne s’oublie vraiment qui a vraiment passé par le cri : rien ne s’oublie et mille feuilles immatérielles sont là pour le lui rappeler tous les jours sans compter toutes les nuits et leurs messages des multiples autres mondes.

 

23 septembre / 4 juin

COULEURS ET DOULEURS

Retenons alors que, plus que la chair et l’esprit détaillés en nuances, la couleur a été la grande affaire de Théo, étant établi que la couleur reflétait  ce qu’on pourrait dire la substance du monde aux mille lumières et paysages.

Jamais, jusque-là, Théo n’a vraiment réussi à tout dire de ce qu’il voit quand Léa le regarde, pourtant il a ressaisi, et dans la moindre esquisse, comme une sorte de premier axiome, cette vérité selon la chair que Léa  ne ment jamais, ou seulement par omission au motif qu’elle n’aime pas, non plus, blesser qui que ce soit; et Léa sait le secret qui blesse Théo, au ressouvenir de Christopher.

À ce propos Léa fait mentir la sentence selon laquelle  qui ne dit mot consent. Tout au contraire : le silence de Léa en dit plus alors qu’aucun reproche formulé, sans contrevenir à sa sincérité non plus qu’à sa libre parole ordinaire ; et le fait est que Théo ne l’en admire que plus de charger son apparente réserve, non sans garder sa parfaite droiture de regard, de tant de rigueur voire parfois d’ironie en suspens.

Or le portrait qu’il aimerait faire de Léa devrait suggérer aussi cette force intraitable qui, Théo le sait, vient de l’enfance, et qu’il suffira d’indiquer de façon discrète voire imperceptible au regard de surface.

Léa connaît donc le secret de Théo mais n’en soufflera mot à quiconque, même si d’autres qu’elle devinent le motif de la douleur de Théo.

L’on ne dira pas qu’il y a de l’immature chez celui-ci, mais de l’enfance et de l’adolescence, d’une incorruptible fraîcheur au dam de tous les jeux de masques et de rôles auxquels il se prêtait sans les prendre jamais trop au sérieux, sauf quand le vrai sérieux s’imposait de soi.

Léa solitaire fumant sa clope : tel est le plus beau dessin qu’ait réussi Théo préparant le portrait de Léa. On note alors que, pas plus qu’elle n’est capable de mentir, Léa ne semble disposée à laisser tomber cette sale habitude de fumer, tout au moins un jour sur deux, comme il en va de nombreuses décisions prises par elle tel jour et qu’elle contredit le lendemain, sans la moindre difficulté ni la moindre apparence d’incohérence ou d’irrésolution, alors même que ce balancement des points de vue la rend tellement autre que les autres et tellement attachante – ce qui devrait se voir aussi sur le portrait.

Tels sont en effet les natifs du signe des Dioscures, qui oscillent à tout moment entre leurs deux pôles et n’en finissent pas d’hésiter, voire de tergiverser, dont certains cependant, et c’est vrai pour Léa, tirent de leur double nature un entendement plus ondoyant des nuances de la réalité.

Cléo tient sa clope, sur le plus beau des dessins de Théo à notre connaissance, comme s’il en était d’un crayon ou d’un diapason de musicien, et tout le dessin semble fait d’un seul trait comme il en irait d’un seul trait de pinceau chinois, mais ce n’est pas tout à fait exact, et peu importe d’ailleurs : c’est un dessin d’une ligne parfaite dont l’épure va jusqu’à figurer, par du vide, le coin de meuble sur lequel Léa est accoudée, pesant à peine de tout son corps détendu et paraissant allégé dans sa posture à la fois nonchalante et ferme, rêveuse et la cibiche réduite à un trait oblique qu’on pourrait prendre, sur la main de Cléo, pour un anneau d’alliance qu’à vrai dire elle n’a jamais porté, pas plus que Théo.

Dans une autre époque on eût peut-être parlé de main de maître  au vu de ce dessin, mais les temps qui courent exaltent plutôt le bâclé et le graffiti, le pseudo brut ou le pseudo déjanté dont Théo s’est toujours fait le contempteur véhément. En revanche il est plus que probable que ce dessin sans âge eût comblé l’empereur de la fable chinoise.

Or un dessin, si parfait fût-il, n’est que l’approche d’un portrait appelant les couleurs, et c’est donc à d’autres révélations des vérités de la chair  qu’aspirent à présent les mains de Théo.

Cependant Théo n’aura pas ce dernier bonheur, remarque le romancier qui songe à un portait de Lady Light enfant que celle-ci a gardé après la mort de sa propre mère.

Assez curieusement alors, la Lady de trois ans, sagement disposée sur une chaise lilliputienne  au proscenium de la toile à fuyante perspective, semble presque une petite vieille sans rien de commun, c’est le moins qu’on puisse dire, avec la Léa déliée du dessin de Théo, mais précisément se marque ici le passage du trait de crayon aux couleurs, et la très grande huile traitée à l’ancienne, très composée et très intimiste à la fois, aux dominantes feutrées voire fanées dans l’orbe vert tendre et rose cyclamen de la lumière tombée des grandes fenêtres de l’hôtel familial, paraît écraser un peu l’enfant Lady non sans révéler aussi, sur l’ovale de sa face par trop marquée pour son âge,  des traits que Théo  aura retrouvé à sa toute fin  dans la vérité de chair de Léa.

24 septembre / 5 juin

RHAPSODIE XI

Nous ne cesserons de nous retourner sans cesser d’aspirer à  nous retrouver à foison. L’avance pour l’avance est encore un slogan des tours d’illusions que les statues de sel de la Mer Morte sont censées rappeler pour jamais à menace, mais nous avons soupé de ces terreurs de tribus et sacrées tremblotes.

Ce que nous cherchons, même sans le savoir, dans les mots en fugue, n’est en aucun cas ce délit de fuite que fustigent les commandeurs du Dogme, mais le fait est que nous n’avons pu résister au défi d’exploration lancé par l’homme-jardin, et c’est pourquoi fusent les lazzis féeriques à la confusion des doctrines fumigènes.

Le Là-bas ne nous attire pas comme un ailleurs vaporeux de théière théosophique, mais comme un maintenant à venir au sous-sol de mystère nautilant en chaque chose menue à reflet d’infini. Regarder mieux, promis-juré, nous occupera dès que nous aurons fini de décamper, larguée la dépouille de vieille peau à vains repentirs. Se retourner ne sera jamais plus blanchir le sépulcre des vertus énervées, mais accéder à plus de temps et plus d’émois fertiles. Les mots seront des gouges à retrouver l’âme du bois, des désirs de flûtes épurées, des intentions de poèmes ou de mandalas aux intérieurs de luminaires traluisant au bout de l’obscur.

La fugue s’invente elle-même pour moduler la mélodie de son écoute tandis que le bruit gagne jusqu’aux étages du puits imbécile au tréfonds de techno, ainsi le couple d’originels  paumés fuit-il dans les couloirs envahis d’idéologique fumaga de l’Eden International.

Nous fuyons l’ici sursaturé de certitudes, portés par une aspiration d’aruspices, fuyant le feu froid,  l’eau sèche et le soleil noir des tours d’illusion, tout au dessein de l’homme-jardin qui nous laisse faire…

Attendre le réversible est une autre façon de rayonner avant l’heure. Les ailes brisées incitent à la  patience autant que le manque de tonus de la crawleuse tabagique ou que la fatigue du souffleur de verre. Tous ont droit à l’attention équanime de l’homme-jardin aux cerfs-volants diaphanes tenus d’une main de pierre dans un gant de chair.

Nul égard en revanche ni la moindre flexion pitoyeuse concédés aux traders spéculant sur les produits à structures.

Celui qui n’accepte pas ce monde y bâtit sa maison de mots-musiques à didascalies apprises dès l’enfance latiniste de naguère, ou dès lors  dans les écoles de slam des slums.

L’ange blessé  se refait une santé au val du dormeur et nous devinons en lui le rouge des ardents aux désirs jamais assouvis  de consolations enfantines le soir au coin du bois de lit, émouvant guerrier au repos du faire semblant.

Dans le seul pas retenu à t’attendre, la rêverie nous aura précédés, qu’on va rattraper à la courate !

Un certain humour est requis même en voie de précipitation. À vrai dire rien ne presse que l’urgence extrême d’échapper aux formats d’illusion par les ellipses hélicoïdales où l’ondulatoire et le corpusculaire font  cantine et cantique communs – la poétique des catas reste à rêver dans les labos de la surexactitude  délivrée de toute gadgetomanie et autres tours de dupes.

Quant à celle qui tarde parce quelle n’en  peut plus, nous l’attendons pour tout ce qu’elle est supposée faire fructifier aux avenants.

 

25 septembre / 6 juin

MARIE

Jonas, pendant ce temps, avait commencé de s’inquiéter de la dégradation de l’état de santé de Marie dont Cécile lui avait parlé quelques jours auparavant.

De Marie elle-même, il n’avait pu longtemps obtenir le moindre aveu malgré le lien quasi quotidien de leurs téléphonages, mais la vieille militante était du même bois serré que Sam, et d’ailleurs son mal ne l’empêchait pas de se démener au front des multiples Assoces dont elle faisait partie avec quelques dinos de la vieille garde et de réjouissantes recrues des nouveaux fronts de résistance – Cécile et Loyse en étant de ses plus proches.

Jamais en mal d’indignations sourcilleuses, mais joyeuses aussi, elle perdait ses beaux cheveux mais gardait son élasticité active de toujours, incessamment relancée par sa conviction que réparer la baraque donnait à sa vie un sens conforme aux idéaux de Sam et Rachel alors que Jonas , de son côté, les  vivait à sa façon jamais prévisible mais qu’elle avait toujours sentie juste et bonne pour lui et les gens qu’il accompagnait.

Pour lui maintenir la boussole au nord ardent et le morbier à l’heure d’été, la très très vieille Rachel, désormais fluette comme une pensée, restait son roseau de mémoire et son chêne accroché à Dieu sait quelle terre errante mais jamais oubliée.

Par Marie Jonas revenait à la maison sous le lierre et cette source pure ressuscitait en lui le regard et la présence de Christopher, assis un soir devant Rachel et l’écoutant lui dire la vérité des années damnées, ses mains dans les siennes.

Christopher tremblait de sentir dans les siennes les mains de Rachel, qui tremblaient de la terre n’en finissant pas de trembler.

À préciser que le personnage de Christopher, secrètement aimé de Théo en son temps, préfigure celui de Tadzio dans une autre tonalité, chacun vivant son innocence à sa façon, fonction aussi de l’époque en cours et des accointances de toutes espèces de l’enfant mystlérieux avec l’ami secret.

 

26 septembre / 7 juin

PANIQUE

La peur s’empara de Nemrod au pic de la cinquantaine, lorsque son Féminaire lui acquit enfin, contre toute attente, le très très grand public à l’international.

Wanda se rappelle assez rudement les faits : ils se trouvent alors en tournée de promotion européenne, Nemrod et elle, accompagnés des communicateurs bataves de la Nemrod & Co ; et la soirée festive à l’hôtel amstellodamois The Poet, après la séance de signature et les plateaux télé, s’est achevée en beauté avec le strip de la courriériste pipole du tabloïd De Morgen. Mais c’est plus tard que cela se passe, dans la Suite Romantique du septième étage du Poet qu’elle partage avec Nemrod quand, se trompant de porte en revenant du jacuzzi commun, elle surprend Nemrod, dont elle a d’ailleurs oublié l’insomnie depuis qu’ils ont cessé de partager leur couche, en train de se manuéliser tout en sacrant comme un dément : « Mais crénom rien ne vient, cela ne lève même plus, crénom de crénom ! »

Se rappelant de son côté l’époque non moins troublée que représenta, pour lui, la sortie et le très très grand succès de Féminaire, qui lui sembla d’emblée le plus faux des livres publiés jusque-là par son père, Jonas s’attendrit pourtant en songeant, par delà les années,  à la peur tournant à la panique de Nemrod, puis au début de rapprochement qu’aura marqué, en ces mêmes années, la rencontre, stupéfiante pour l’auteur adulé, de Tadzio.

Le relief et le retentissement de l’épisode seront plus explicites en cours de troisième saison, plus précisément  consacrée à l’étrange adolescent, mais on peut le souligner déjà : que la seule présence de Tadzio, et ses silences, autant que ses questions, rares mais très dérangeantes, auront complètement estomaqué Nemrod, qui parlera plus tard de véritable révélation pour lui, aboutissant à sa première décision de ne plus écrire.

Jonas est le seul témoin de la rencontre de Tadzio et de son père, mais aucun de celles et ceux qui ont connu l’adolescent ne saurait émettre le moindre doute quant à a véracité de son témoignage – Jonas étant en outre connu pour son incapacité, parfois redoutable, de mentir. Cela, soit dit en passant, fait d’ailleurs partie du statut de base de son personnage, établi conjointement avec le Romancier, comme il en va des affabulations de Wanda ou des sourires entendus échangés par Lady Light et Léa.

Cela étant, le Romancier n’a pas encore décidé si le roman doit en passer (scène à faire ou pas ?) par les retrouvailles du vieux Nemrod et de son fils, et si tous deux participeront à la fête marquant la  fin de la dernière saison.

26 septembre / 8 juin

ANGELUS NOVUS

Tous les personnages de ce roman panoptique ont connu Tadzio, soit pour l’avoir rencontré, soit pour en avoir entendu parler par les précédents. Les premiers seuls savent de quoi ils parlent, et d’abord parce que la première question qu’ils se sont posée en sa présence muette les renvoyait à eux-mêmes.

« Qui es-tu, toi qui me regardes ? » était, de fait, la première question que Tadzio posait de son seul regard à quiconque se trouvait pour la première fois en sa présence, et dans cette seule présence se dissolvait toute réponse.

Simplement Tadzio regardait la personne qui se trouvait devant lui, et la personne s’identifiait elle-même et, le plus souvent, se souriait intérieurement tout en se demandant qui diable était ce Tadzio ?

Est-ce à dire que Tadzio fût une sorte d’angélique illuminé ou de passager inspiré des interzones ? Chacun en décidera à sa guise.

Jonas, qui avait mémorisé des milliers de sentences utiles ou belles, et qui fut à certains égards le plus proche interlocuteur muet  de Tadzio, après Niklaus Waldau, et son mentor à certains égards comme le vieux Sam  avait été le sien, trouva cependant, en l’enfant mystérieux,  une mémoire plus profonde et pénétrante que la sienne, essentiellement faite d’empilements de faits dont la superposition des strates se lisait parfois en transparence.

Comme s’il parlait en langue, à la manière des prophètes anciens et très barbus, Tadzio, par exemple assis à la terrasse ensoleillée de L’Espérance, les yeux mi-clos et souriant à Jonas, murmure d’une traite : « Cent millions d’entre nous sont des enfants qui vivent dans la rue. Cent vingt millions vivent dans des pays où ils ne sont pas nés. Vingt-trois millions d’entre nous sont des réfugiés. Seize millions d’entre nous vivent au Caire. Douze millions gagnent leur vie en pêchant à bord d’une petite embarcation. Sept millions et demi d’entre nous sont ouïghours. Un million d’entre nous travaillent à bord de chalutiers frigorifiques. Deux mille d’entre nous se suicident chaque jour »…

27 septembre / 9 juin

Le RIRE DE TADZIO

Jonas, pour sa part,  fait  rire Tadzio en affirmant d’abord que les maisons de Naples, pour la plupart, ont plus de cent pieds de haut. Ensuite Jonas évoque les sept pieds d’épaisseur des gros murs de brique et les neuf volées d’escaliers menant au premier étage, et  le rire de Tadzio redouble quand Jonas précise qu’à chaque fenêtre de chaque étage est scellée une grille toute semblable à une cage à oiseau ; puis un fou rire inextinguible secoue Tadzio quand Jonas lui  explique que, plus on monte dans les étages de ces fameuses maisons de Naples, plus les gens aux fenêtres rapetissent jusqu’à devenir, sous les toits, réellement semblables à de petits  oiseaux ; et cela les fait rire tous les deux quand ils se regardent et se voient ainsi tout joyeux de vivre ensemble ce beau moment sur la terrasse de L’Espérance.

Or ce qui se passe entre Jonas et l’Adolescent relève d’une accointance, immédiate et réciproque,  tout autre que cellle qu’auront déjà pointée certains surveillants de la morale transatlantique convaincus qu’il y a de la pédomanie, avérée ou sublimé, dans l’air. Mais qu’on ne se rassure pas pour autant à trop bon compte, car il est vrai que Tadzio et Jonas seront très amoureux l’un de l’autre et qu’une sensualité pour ainsi dire platonicienne les appariera parfois, notamment au bain à remous, comme il en est des otaries ou des nuages.

Quelles que soient les insondables menées de la Providence, l’on peut dire en outre que l’Adolescent était fait pour apprendre beaucoup de Jonas, de même que celui-ci avait paru destiné à tout recevoir  de Sam, lequel avait lui-même hérité des lumières de Niklaus Waldau.

Sans trop insister non plus sur le thème gréco-mondain à la traîne, force est cependant de préciser que Tadzio apparut aussitôt, à Jonas venu le masser, dans sa parfaite nudité, comme en transparence.

Juste façon de le sentir et de l’exprimer : tout habillé ou en pagne de fonction sur la table de massage de L’Espérance où il travaille tour à tour Ewa sa mère et Jonas son moniteur de chant, Tadzio apparaît ainsi dans l’aura de sa mystérieuse enfance, sachant à l’évidence  sa fin proche.

28 septembre / 10 juin

PROJECTIONS

Ce que le Romancier tient à souligner, quitte à se répéter, à propos de la modulation particulière de son ouvrage en matière de différenciation, c’est que les personnages de ses romans  ne sont pas des projections fantasmatiques de ses névroses mais des électrons libres qui sont là pour dire autre chose que ce que disent les magazines de santé physique et morale.

À vrai dire, la question ne saurait être abordée sans extrême délicatesse. S’agissant de Tadzio, en lequel le Romancier voit le noyau doux de son ouvrage, la lectrice et le lecteur ne seront pas loin de la vérité en se figurant un véritable innocent, au sens variable du terme. Mais la nature de son immunité reste à préciser, jamais réductible à aucune forme de pureté justement honnie par Cléo.

Le bruit le plus infernal ne dérange pas plus Tadzio que le silence obtus de certains couloirs administratifs ou bancaires, tant l’immunité lui est naturelle, comme à la fourmi conséquente la capacité de s’abstraire momentanément du Système collectiviste si, pour telle ou telle raison, s’impose à elle la nécessité de se défendre en tant qu’individu responsable.

On nnote au passage que Waldau a transmis à Tadzio tout ce qu’il sait des hyménoptères et des laboratoires pharmaceutiques dirigés par les moines taoïstes à l’époque de l’empereur Qin, lequel aura exigé comme on sait, de ceux-là, l’élaboration d’un élixir  d’immortalité fiable, sous peine de mort.

Tadzio reste très conscient de ce qui, par séparation d’angle, distingue l’Un du Multiple, le chien Chaïm de Wanda ou le bondissant Youpi de Rachel – tous deux tellement vivants et personnels -, de la foule en meute des clebs sans nom qu’on massacre par décret policier, tel jeune soldat unique au monde dont la femme espérait le retour, des milliers de fusiliers ou de fusillés commis à la surveillance passée ou future du Tyran, ou ses victimes.

Tadzio ne se prononcera jamais en matière d’organisation sociale ou politique, mais sa lucidité de témoin reste d’une acuité extrême, au moins égale à celle de Jonas et plus douloureuse aussi, sans qu’un mot jamais n’en soit dit, tant le sentiment de l’inéluctable et la certitude intime de ce qui l’attend le prennent à la gorge quand il oublie de s’oublier.

Et dire que ça va m’arriver. Et dire que c’est moi que ça vise. Et dire que c’est moi qui ne sera plus moi, pourrait-il dire s’il le pensait jamais –  et dire, Jonas, que je ne serai plus là pour me pleurer avec toi !

Ces deux-là eussent-ils été capables, pour autant, d’infléchir les tendances mortifères de la foultitude ? Hélas on est prié de déchanter, sauf à considérer que c’est ailleurs que CELA se passe.

Le sable est sans parti, a enseigné Niklaus Waldau aux enfants de partout, et Sam l’a recopié à son usage, sur quoi Jonas l’a transmis à son tour à Tadzio qui le savait de science enfantine infuse.

Une ermite proche de Lady Light, précisément, au nom de Theresa Mancuso, aura noté quant à elle sur un feuillet : « Ce dont nous avons désespérément besoin, c’est d’affronter la réalité telle qu’elle est ».

Or jamais la réalité telle qu’elle est ne sera réductible à quelque statistique que ce soit, mais Tadzio en aura joué comme de comptines ou de mantras, sans penser à bien ni à mal, comme lorsque Lady Light, à l’harmonium, change de registre en souriant avec sa malice particulière de confidente d’éventuelles créatures  ailées jamais fatiguées de son jeu de soufflets.

Reste à savoir de quoi Tadzio  aura réellement été le messager ?

Jonas en témoignera: cela fait partie du job que lui a confié le Romancier.

 

29 septembre / 11 juin

FACE À NEMROD

Il va de soi que Tadzio, ne parlant couramment que le polonais, n’a jamais lu une ligne des ouvrage de Nemrod, mais il est non moins certain que ses antennes, autant que les récits ferroviaires de Jonas, dans les trains qui les ont emmenés partout, ont contribué à lui donner, sinon connaissance des écrits du célèbre père de son ami-pour-la-vie, du moins une image pour ainsi dire intime de sa personne essentielle ; et c’est si vrai que Nemrod tombe à la renverse lorsque, à leur première rencontre, l’Adolescent, après l’avoir fixé longtemps, lui demande s’il est conscient du froid que les mots éprouvent de plus en plus dans le monde actuel ?

Personne n’a jamais dérangé Nemrod de la sorte, même pas son fils quand il le gorillait – d’ailleurs Nemrod a finalement apprécié que  le sacripant le défiât ; et l’on verra plus tard que l’amour contrarié de Nemrod pour son fils rebelle lui a tenu lieu de repère en dépit de toute apparence.

Mais quand ce Polac de moins de vingt piges, à l’étonnant visage d’un autre siècle, le rencontrant pour la première fois à l’époque du fracassant succès de Féminaire, lui pose cette question sans exiger de sa part la moindre réponse, Nemrod achoppe.

Le premier rapprochement de Jonas et de son père remonte probablement à ce moment-là : Wanda confirmera plus tard que quelque chose s’est passé au moment de la rencontre de Nemrod et Tadzio, qui n’a aucun équivalent dans la carrière de celui-là et aura marqué le dernier tournant de celle-ci, ou plus exactement la dernière bifurcation du parcours visible de l’écrivain en voie de disparition rédemptrice.

Un adolescent malade toise le fameux auteur et lui demande tout à trac : et si l’encre vous blanchit ? Et si vos mots vous prennent au sang ? Et si vous étiez interchangeable ou à empiler ?

Jonas a constaté de visu l’effroi se peignant sur la face paternelle, accusant un trouble inaccoutumé chez le vieux bouc.

Est-ce à dire que Nemrod ait été été fasciné physiquement, ou plus exactement : sensuellement, voire sexuellement, par ce Tadzio de moins de vingt ans, tout de blanc sapé, la chemise ouverte sur son torse glabre, ses yeux tranquilles et ses mains candides ?

Rien de plus probable à ce moment-là, mais c’est justement le prédateur machinal, le bretteur dominant aux réflexes reptiliens exacerbés, forcément attendus, qu’ont défié tout innocemment les questions de l’éphèbe quasi mourant dont la fragilité fondait autant de force frontale, toute douceur et franchise implacable : un enfant nu devant un chef de guerre.

Tadzio, sans le vouloir sans doute, avec ses mots tombés du ciel, a ramené soudain Nemrod à tout ce qu’il a fui à un moment donné, là-bas au milieu de nulle part, en sa propre adolescence gueuse où chaque chose avait son poids et chaque mot sa loi ; et dès ce moment-là Nemrod, ébranlé jusqu’au tréfonds, aura commencé de se retrouver.

 

30 septembre / 12 juin

JONAS ET TADZIO

Jonas s’est beaucoup occupé de Tadzio dans la période qui a suivi.

Pour le dire simplement, et sans incriminer en rien l’absence d’Ewa très occupée par les soins à prodiguer aux patients impatients de survivre  de L’Espérance  : Jonas a été une mère pour Tadzio dès le début de sa maladie.

L’Adolescent a eu beau se comporter, par élégance, comme si de rien n’était : mais les faits sont là, le corps a mal , le corps défaille et la carcasse choit dans les escaliers divers. Cependant un corps de seize ans ans reste souple en dépit d’un cœur mal en point.

 

PANOPTICON :  L’idée que le personnage de Tadzio ne fût qu’un messager allait de pair, chez le Romancier, avec sa perception  d’une réalité remontant à sa propre enfance, sourdement éclairée par  la mort prématurée d’un de ses camarades au surnom de Toupie. Or y aurait-il jamais plus grand scandale apparent que la révélation soudaine de la corruption cellulaire du diaphane enfant ? Quelle plus accablante preuve de la mauvaise organisation de la prétendue Création que cette suite de faits traduits par la pâleur croissante, la lenteur agaçante des gestes de ce  voisin semblant proche de se casser sans qu’on le touchât, la langueur des regards de cette petite chiffe qu’on avait envie de bousculer ou même de boxer, juste pour voir, quelles odeurs nouvelles aussi se dégageaient de son petit corps gracile enveloppé de tricots et dont le bonnet cacherait bientôt un crâne quasi dégarni, quel déclin d’énergie se percevait dans ses fatigues perceptibles dès les premières heures de la matinée, à croire qu’il le faisait exprès presque à y voir un vivant reproche alors qu’on n’y pouvait mais – et bien pire un certain matin : quelle plus désolante conclusion avait signifié, au tournant de sa dernière absence qu’on pressentait définitive, la présence immobile et muette des objets restés sur son pupitre, son plumier bleu, une petite éponge et un encrier de plomb encore rempli d’encre dont il restait ici et là quelques taches effacées, et ce marron, cet absurde et joli marron que Toupie avait laissé là malgré sa propension naturelle au maintien strict de l’ordre et de la propreté que lui avait enseigné sa mère couturière ; et c’était là, de même que dans les pages à venir du roman panoptique la lectrice et le lecteur percevraient, par degrés , la progression du mal affectant un Tadzio pourtant bien mieux portant en apparence que le petit leucémique – Tadzio qui se livrait encore à de vaillants échanges de tennis dont Jonas sortait parfois vanné, Tadzio qui nageait la brasse coulée ou la nage papillon, etc.

 

 

1er octobre / 14 juin

RHAPSODIE XII

 

Serait-il enfin permis, ici et maintenant, d’échapper un instant, une heureuse minute, aux lourds discours, aux vers de pierre, aux pieds de plomb ?

Nous aurons cherché longtemps, dans l’air sali des pourtours, par les terrains vagues semés de déchets carnés ou cramés, de stérilets et de crachats, partout enfin où le terne et l’opaque ont figé toute parole et brisé toute mélodie, n’était-ce que l’écho remémoré d’un petit air d’accordéon, musette dans la ruelle ou l’arrière-cour et prairies alors retrouvées en catimini, juste en passant, le pied à peine levé du violoniste tsigane du val boisé de Kangra, juste retrouvée la légèreté d’un rire clair, juste au recoin de l’œil un clin de verdure émeraude, juste une esquisse de foisonnement allègre !

Mais quoi ? Serait-ce demander le Pérou que d’aspirer un instant à cet éclat de joie dans la précipitation rageuse et la maussade institution ?

À l’encre sympathique alors je recopie, blanc sur blanc, à l’attention de l’ami secret, ces mots saisis  au souffle juste en passant: « L’oiseau, dans la figuier qui commence tout juste à s’éclaircir et montrer sa première feuille jaune, n’était plus qu’une forme, plus visible du vent », et tout s’effacerait en douceur aux enlacés que le seul mouvement ferait survivre –  le chant et le geste retrouvés.

Car flûte après tout: si le droit nous est là-bas interdit par saturation de bruit et de gesticulante robotique, reprenons ici et maintenant, en douce, ce pas de deux des dieux matinaux, Lady Light, reprenons…

 

2 octobre / 15 juin

 

JEUX D’ENFANTS

Une enfance enchantée n’est pas forcément incompatible avec l’aménagement d’une conduite d’eau en zone de sécheresse, et Cécile, qui avait eu dès sa deuxième année, en la personne du Romancier, un agréable cheval de promenade à elle seule, transformable selon les jours et les régions en mulet ou en zébu, avait développé, très tôt, la double capacité de se mettre en joie tous les matins à l’apparition du Lapin Blanc que figurait son père en pyjama bleu, et de compatir au sort des malheureux qui n’avaient ni cheval ni terrier plein de victuailles, ni de contes à entendre tous les soirs, mais la misère et la faim dans le monde dit réel.

Jonas adolescent fut le premier amoureux de Cécile enfant, qui continue de l’aimer comme s’ils n’avaient cessé de s’épouser à travers les années de multiples façons, dans une suite de jeux de rôles dont ils sont restés seuls, avec Loyse, à connaître les règles.

Pour qui se rappelle le vif débat sur la prééminence de l’inné ou de l’acquis, dont on sait les conflits parfois ravageurs qu’il a suscités entre gens pourtant éduqués, la façon de vivre la peur, de l’ignorer ou de la surmonter, de la subir ou de l’exorciser trouva, chez certains personnages de ce roman, des réponses variées et point forcément contradictoires, mais qui font question.

En tant que figure centrale, quoique traitée « en creux », de la troisième saison encore en gestation de l’ouvrage en cours, Tadzio peut d’ores et déjà se distinguer comme individu mystérieusement étranger à toute peur et ne laissant aucune trace derrière lui quoique sans le vouloir, donc à l’opposé de ceux qui effacent  tout souvenir de leur passage par crainte de l’irrémédiable.

On sait qu’il est matériellement impossible de prouver un lien de filiation directe entre le vieux Niklaus Waldau et Tadzio, pas plus qu’entre Waldau et Sam ou Jonas, et pourtant l’appariement secret de ces divers personnages est indéniable sans que rien ne les fasse se ressembler non plus de face ni de profil.

La beauté de Cécile est d’une jeune noble de la première Renaissance italienne en version noiraude – le blond vénitien de Loyse marque sa différence -, Jonas ne ressemble qu’à lui-même et Niklaus Waldau conserve, sur tous ses portraits, son air de cheminant hirsute, râleur en apparence et pétillant de malice aux commissures.

Comment la gravité profonde du vieux Waldau, son rejet de l’alcool et de toute chair animale, ses colères écologiques formidables, son attention aux petits enfants, sa souplesse corporelle et sa longévité psychique et spirituelle (il survivra, au terme physique du roman, à l’état de figure pour ainsi dire immortelle, au même titre que Sam et Tadzio), ses inextinguibles curiosités  et son génie des rapprochements  inopinés – comment tout cela se retrouve-t-il chez Cécile la noiraude (la blonde Loyse réserve d’autres surprises à la lectrice et au lecteur) à l’état patent  ?

L’expression matériellement impossible ne concerne point, on le sait aussi, certains êtres échappant à tout déterminisme, tel Tadzio à l’évidence qui ne sera jamais décrit physiquement dans le roman, sauf par approximation au crayonné.

Mais qui oserait rabaisser Tadzio au statut d’ectoplasme ? Qui se risquerait à  dire qu’il n’a aucune chair, au sens des origines ?

D’un point de vue précisément matérialiste, au sens très élargi incluant la théorie des cordes, ce qui solidarise sourdement Cécile et le vieux Waldau, à travers Sam et Jonas, autant que les autres protagonistes du roman, est en somme l’humilité amoureuse devantcela simplement qui est, et la même piété sans mots, plus encore : la même ferveur curieuse et la même intransigeance furieuse à l’égard des simulateurs et des faussaires.

Jamais Tadzio n’a craint de traverser une forêt même de nuit, pas plus que Niklaus Waldau n’a redouté les pirates des sables ou Cécile et Loyse les camés des rues basses de notre ville. Wanda porte toujours sur elle une bombe de spray au poivre, et les parades de l’aïkido, qu’elle a apprises aux mêmes cours du soir fréquentés par Lady Light et ses filles, lui sont également un recours éventuel à l’agression, mais on ne saurait dire pour autant qu’elle soit hantée par la peur endémique des temps qui courent, laquelle est pourtant un sous-produit de composantes effectivement terrifiantes qu’on ne saurait sous-évaluer – ce sera la dimension politique implicite de la quatrième saison du roman panoptique.

Au reste, le refus des édulcorations factices et autres simagrées de celles et ceux qui positivent les yeux fermés, se retrouve chez Cécile et Loyse autant, avant elles, que  chez Sam et son mentor Waldau, chez Léa et Théo comme on s’en doute et chez Wanda, alors que Nemrod continue, à ce point du roman, de parader et pérorer sur les estrades sans s’avouer à lui-même qu’il a la peur au ventre, au cœur et au sac, et de se comporter en conséquence en parfait homme de lettres du début du XXIe siècle.

3 octobre / 16 juin

MISSIONS

Jonas sourit aujourd’hui en pensant à ce terme de mission. Comme si quelque institution que ce fût lui avait jamais rien demandé !

Ou plutôt on précisera :comme s’il n’avait jamais cessé de n’en faire qu’à sa tête après le choc, absolument imprévu, subit et décisif pour lui, de la chute de Sam dans son labo, comme foudroyé sur place, pas moins pire qu’une balle dans la tête.

La mort propre d’un homme propre, raillera Rachel absolument furieuse, sur le moment, contre ce sale type qu’ils appellent Dieu et qui a permis, déjà, ce qu’elle a vu quand elle était haute comme ça. Rupture d’anévrisme qu’ils ont dit, et et ça ne pardonne pas, mais moi je te dis, petit : rupture définitive d’avec ce salaud-là qui m’a pris  mon oiseau de bonheur.

Cela sur le moment car jamais Rachel ne mettra un nom sur ce qui reste à ses yeux, comme à ceux de Jonas et de Léa, un sacré mystère.

N’empêche que de ce soir-là, devant le corps gisant du vieux Samuel qui lui semble avoir doublé de longueur et de maigreur christique sur son lit de la maison sous le lierre, date, pour Jonas la décision secrète de sa première mission dans les Tatras, en réponse à la dernière question posée par son mentor sur son Cahier de recherche encore ouvert.

À l’encre violette de sa grande écriture penchée de savant protestant : Qu’en est-il, à l’heure qu’il est, du sort du Grand Tétras et du Tétras-Lyre, dans la Vallée des fleurs qui s’étend au pied de la Tatranska Polianka.

Et cet ajout au crayon rouge que Sam aura probablement noté quelques instants avant de tomber comme une masse : Prévoir une rando à la Velicka Dolina, en compagnie du Petit.

De ces hautes régions des Carpates où survivent l’ours brun et la martre des pins, le pic tridactyle et le merle à plastron, Sam avait parlé diverses fois à Jonas, qui avait assimilé en peu de temps, fort de son éberluante disposition en la matière, les particularités distinctes des langues slovaque et polonaise, facilitant d’autant ses premières incursions le long de la Magistrala et ses rencontres de villageois plus ou moins inquiétés par les événements récents survenus depuis peu en ces régions.

Cependant le temps n’était pas encore venu, pour Jonas, de s’approcher vraiment des gens.

Cette première mission qu’il s’était donnée, en mémoire de Sam et en plein accord avec Rachel et Marie, était essentiellement d’un naturaliste dont les observations seraient consignées, sous forme de dactylogrammes séparés, dans le Cahier de recherche de Sam ; mais ce premier périple solitaire, prélude aux innombrables virées dans le monde qui s’ensuivirent comme on sait, fut aussi marqué par le début des lettres de Jonas à Marie dont l’ensemble pourrait constituer, sur une vingtaine d’années, une chronique dont Wanda, pense à l’instant le Romancier, serait avisée de tirer ce qu’on dirait le Journal d’un surnaturaliste.

L’expression est de Marie la prétendue matérialiste, telle que la lui ont inspiré les premières lettres de Jonas envoyées de diverses auberges perdues des Carpates, et traitant apparemment de l’aspérule odorante ou de l’oseille des cimes, non sans parler entre les lignes de tout autre chose,  et la formule a été corroborée par Rachel: que le naturel de la Nature, aux yeux de Jonas, confine au surnaturel.

Là se trouve, indéniablement, l’origine des accointances ultérieures du fils spirituel de Sam, lui-même héritier de Waldau.

L’idée de Rachel, que nous sommes confiés les uns aux autres, a fait de la maison sous le lierre une arche que Jonas assimile aux cabanes qu’il a construit dans les arbres.

Sam ne lui a jamais dit de faire ceci ou cela, comme s’y risquait Nemrod qui ne voyait en lui qu’une espèce de pâle réplique à former un peu plus.

Sam lui donnait envie de regarder les scarabées rien qu’en les regardant. Sam avait une façon de féliciter Jonas qui donnait à celui-ci l’envie d’être meilleur car il savait que Sam en remettait pour l’encourager.

Plus tard Jonas s’aviserait de ce fait que Sam portait une cravate dans son labo, et qu’il rougissait lorsque quelqu’un dérogeait à la décence.

Somme toute, Jonas doit à Sam de l’avoir délivré de la triple baleine de son père, du Gros Animal social et de la peur du cosmos.

Tadzio n’a certes pas connu Sam, mais Jonas sait que l’un et l’autre se fussent bien entendu sans trop se parler ; en outre, jamais Christopher n’aurait osé dire, à Sam, ce que Tadzio a dit à Nemrod sans le vouloir, comme traversé par une obligation de vérité.

Christopher  ne connaissait rien de la Nature au sens des nomenclatures, mais ses aquarelles étaient enluminées par cela même qui inspirait tant d’attention fervente aux marcheurs têtus, dans les déserts et les hauts plateaux sauvages, tels que furent Niklaus Waldau et Sam le veilleur.

Or, Marie la militante a raison de parler de surnature. La nature seule n’est qu’une baleine obtuse : il faudrait tendre à l’arche mais on reste, par les temps qui courent, terriblement séparés.

On ne la fait pas à Marie, et pas plus à Jonas par voie naturelle de conséquence.

Si Jonas est très redevable à l’enseignement jamais coercitif de Sam, les silences de Marie, les regards étonnés de Marie, les haussements d’épaules de Marie, les soupirs de Marie faisant écho aux soupirs de Rachel, sans compter tout ce que Marie aura donné à profusion, auront également compté pour Jonas en son approche des gens.

Des années plus tard, le fils de Nemrod reviendra en ces hautes terres pour d’autres observations sur le terrain, mais cette fois il rencontrera des gens qui lui évoqueront le monde perdu que lui a raconté Rachel.

4 octobre / 17 juin

LA FUREUR DE RACHEL

Si bouleversante, sur le moment, qu’eût été la mort subite de Sam pour Marie et Rachel, et plus encore pour Jonas, dont l’amour qu’il vouait au vieil homme était sans pareil, la maison sous le lierre ne connut le deuil que le temps de la rage et des pleurs, mais bientôt Marie résolut de mettre de l’ordre dans les papiers de son père, Jonas reparut transformé après s’être caché quelque temps dans son arbre, et Rachel aussi revint au jour avec de la joie dans les yeux qu’expliqaient, expliqua-t-elle, les renouailles de son dialogue avec Samuel.

Mais Rachel ne se priva pas non plus, cela va sans dire, d’engueuler son gredin quand il venait à lui manquer ou tardait selon elle à lui répondre. Sans doute savait-elle que, bientôt, Jonas s’en irait à son tour, mais ne serait-ce pas, alors, pour Sam, une façon de repartir de par le monde et de lui écrire, d’un peu partout, de ces lettres qui continueraient de les aider à vivre, elle et Marie  ? En Rachel se trouve concentré, aux yeux de Jonas, le meilleur de ce qu’il a trouvé et trouvera jamais chez les gens. Enfin Jonas se rappelle ce soir où, tenant les mains de Tadzio dans les siennes, Rachel lui dit un peu solennellement ces mots qu’il entendit lui aussi : « Nous ne somme que les feuilles d’un grand arbre ; nous ne sommes que les syllabes sorties de la bouche de Dieu . »

 

5 octobre / 18 juin

 

TRENTE-TROIS ANS PLUS TÔT

Marie et Nemrod avaient alors moins de trente ans, Jonas était annoncé, et voici qu’un soir, Nemrod affublé du masque mou du futur père, avait déclaré, à la future mère naguère élevée au rang d’Amour Fou, qu’il avait rencontré sa sœur en esprit.

Nemrod se disait nihiliste à la Schopenhauer, tandis que cette Wanda, Polonaise en exil politique précaire, ne jurait que par Leibniz. Surtout elle avait quelque chose, avait-il insisté, des élus du pur intellect; à quoi Marie s’était contentée d’ajouter, non sans perfidie, que lui, Nemrod, la valait bien avec sa paire de couilles.

Or, dès leur première explication, évidemment redoutée par Wanda, mais qui finit, sur un immédiat accord de leurs complexions physiques et métapsychiques respectives, par d’inattendues embrassades, Marie n’avait pu se retenir de lancer à sa supposée rivale : « Et merci bien, ma p’tite Wanda, de me débarrasser de cette paire de couilles ».

Il aura certes paru un peu cocasse à la future (ou prétendue) égérie de Nemrod de se voir traitée de p’tite Wanda par Marie dont elle était l’aînée d’à peu près dix ans, mais l’état récent de mère de sa nouvelle amie y était probablement pour quelque chose, autant que  le statut d’étrangère vaguement exotique de Wanda, pas loin de la p’tite Gitane ou de la p’tite moujik – ou peut-être était-ce la façon de Marie d’exorciser ce qui représentait sans doute à ses yeux de femme un certain danger, ou même, quelque part, une certaine humiliation, malgré la proclamation de son soulagement ?

En réalité, Marie est sincère, qui n’a pas supporté le poids terrible du premier regard de Nemrod sur Jonas, lourd d’un reproche informulé mais combien présent, sans un élan de simple allégresse ou de naturelle reconnaissance mais transformant aussitôt sa trop visible panique en exaltation et collant aussitôt une majuscule à l’Enfant, à croire que le même soir il écrirait un Eloge de l’Enfant qu’il proposerait le lendemain à quelque revue littéraire .

Plus trivialement parlant, Marie se rappelle que, le soir de la naissance de Jonas, là-bas à la clinique dominant le Haut-Lac,  Nemrod l’a approchée en silence après le départ des visites et, l’air suppliant, mimant l’abandon, qu’il n’a pu se retenir de frotter son zob dressé à ses flancs encore endoloris en lui laissant entendre, à mots couverts, qu’il ne la partagerait pas longtemps avec le locataire de la baleine…

Le comique de la situation les fit rire toutes deux : qu’au lieu de s’assassiner elles s’entendent ainsi à l’amiable, se passant pour ainsi dire le baby, sans avoir besoin de préciser qui désignait celui-ci.

Jonas d’ailleurs, bientôt, suffirait amplement à Marie tant il demandait à être cajolé, d’une part, tout en développant bientôt ses propres fables dérivées des vérités avérées de la Nature, avec l’aide à plein emploi de son père de substitution, en la personne de Sam.

Une théorie du vieux Waldau, fondée sur l’expérience du désert et la méditation cheminante, loin des enchevêtrements familiaux ou sociaux, veut que nous soyons confiés les uns aux autres, et que cela se fasse le plus souvent à l’insu de notre claire conscience mais pas à n’importe quel moment.

Or, dans la vie un peu lasse de Marie, quand le reproche muet de Nemrod commença de lui peser au point que Rachel et Sam, sans  qu’elle leur eût dit quoi que ce soit, s’en inquiétaient pour elle et le poupard, Wanda  devait ainsi marquer un tournant.

Dans le cours accablé, mais non avoué, de ses jours, Wanda lui apparaissait ainsi comme la sœur aînée qu’elle appelait de ses vœux et qui lui permettrait  d’être accueillie et d’accueillir à la fois, Jonas et la Polonaise s’attirant de la même façon, comme par d’invisibles aimants dans les regards ou par leur façon respective de prendre la lumière ; et c’était d’une façon analogue que Léa et Théo s’étaient reconnus, ou Théo et Christopher, ou Tadzio et sa propre mère, etc.

Pour Marie, c’est en somme dès la naissance de Jonas qu’un sentiment, déjà présent en elle, s’est accentué jusqu’à cristalliser en conviction : qu’elle pourrait désormais vivre sans Nemrod.

La promotion sociale soudaine du farouche poète qu’elle a aimé pour sa très pure véhémence et son aura de sans feu ni lieu, loin de lui procurer la moindre satisfaction teintée de reconnaissance partagée, malgré son inconditionnel soutien de la première heure, l’a confortée dans son intuition qu’elle ne serait jamais, pour lui, après quelques mois de bonne folie effervescente, qu’une espèce de base sûre sur laquelle, orphelin plus ou moins autoproclamé, il prendrait encore appui  de loin en loin non sans sans défendre son aire ni se défendre de recourir à elle pour diverses besognes non poétiques genre lessives.

Mais pour tout dire, et dès la parution de Quelques Petits Riens, Marie, vivant seule avec Jonas depuis des années, avait trop à faire avec celui-ci et ses diverses activités de femme libre  pour s’intéresser vraiment à la poétique du vieux fourneau de pierre ollaire ou des appeaux de bois doux, ni même, par la suite, aux espèces sonnantes et trébuchantes qui en découleraient à flot.

 

6 octobre / 19 juin

NEMROD LE BUTÉ

D’aucuns se figurent que Nemrod a un secret et que ça le verrouille et l’empêche de se montrer un peu naturel, mais Wanda, qui le connaît mieux que quiconque, n’en sait à vrai dire rien.

Elle connaît ses angoisses et sa peur de l’insomnie blanche, qui ne sont pas feintes. Elle sait qu’il y a en lui une réelle soif d’autre chose que de l’effet publicitaire ; elle a toujours parié pour ce qu’il y a de meilleur en lui, mais dire qu’il a un secret qui l’empêche de s’ouvrir et de se lâcher lui est impossible vu que Nemrod ne s’est jamais livré à aucun aveu clair à ce propos, multipliant en revanche les allusions accentuées par autant de demi-sourires censés en dire long et autres regards affectant l’abattement. Mais ne joue-t-il pas, là encore, une comédie doloriste à sa façon ?

La figure récurrente du tisonnier, dans les écrits les plus persos de Nemrod, que Wanda a longtemps été la seule autorisée à consulter dans la malle dite solennellement de l’Intranquille, l’a naturellement intriguée, et le tour sibyllin de ses réponses, à ce propos, laissant entrevoir quelque chose sans rien révéler pour autant, lui ont fait croire qu’il y avait bel et bien là une piste vers quelque scène capitale remontant aux années sensibles de Nemrod.

L’enfant Nemrod aurait-il été battu au tisonnier par son père, dont il ne lui a jamais parlé que par sous-entendus arrachés comme à son corps défendant, ou par sa mère  qu’il a évoquée deux ou trois fois sur le même ton contrarié, ou l’objet en question se rapporte-t-il à quelque autre personnage de ces années, peut-être un oncle ou un curé, un aïeul ou un fermier ?

À vrai dire, l’époque est tellement saturée d’anecdotes de ce genre que Wanda a préféré s’en tenir, faute d’en apprendre plus par l’intéressé lui-même, à une position combinant distance et disponibilité, non sans une réserve d’ironie lucide.

Au reste, Wanda n’a jamais eu  la patience, ni l’obstination têtue, ni non plus l’indiscrétion plus ou moins mesquine, voire sordide, du biographe ou de la chercheuse creusant le matériau confidentiel. Sa curiosité a toujours été primordiale et continue de l’être, mais Wanda préfère trouver vite en se fiant à son instinct, souvent assimilable à une arme, plutôt que de chercher sans prendre le risque de s’égarer ou de tomber sur un os ; et le fait qu’elle ait trouvé, c’est le mot, le manuscrit de L’Ouvroir dans son courrier, peu après la disparition de Nemrod et sans un mot d’accompagnement, prouve assez que l’écrivain, malgré leurs vacations respectives les éloignant le plus souvent l’un de l’autre, n’a jamais cessé de reconnaître en elle la meilleure interprète de ce qu’il n’aura jamais avoué jusque-là qu’entre les lignes, possiblement libéré – comme l’espère en tout cas Wanda – dans les pages de cet ouvrage probablement testamentaire.

 

7 octobre / 20 juin

RHAPSODIE XIII

Le trouvère se trouvera là prêt à trouver. Les angles des pyramides sont propices au funambule. Un extrait de cerveau de momie suffit à refonder une lignée de tailleurs de pierres à partir des lunaisons où celles-là se substituèrent aux crânes –  avant ou après, selon la conception du Temps envisagée et la considération des circuits filtrés par la corne d’Amon.

L’équilibre des parties pensées et dansées s’est maintenu mystérieusement en dépit des sept cents mille volumes brûlés en Alexandrie, y compris la story de Manéthon cristallisant (disent les mémoires virtuelles) les secrets antiques, mais une coupe de la douleur du danseur de corde relevé d’une longue infirmité est une mer du monde, et le monde entier, perdu comme lui, veut prendre son envol à cause de son amour plus léger que le désir l’élevant au-dessus de l’eau claire que son reflet même ne troublera pas.

On ne se délivre pas du corps au seul bagne de la barre, mais l’Apprentissage ne souffre aucune négligence, de sonnet subtil en pierres à joints vifs imitant le ciel au-dessus des tombeaux, et nul qui s’est défait des leurres des Tours d’illusion ne restera sans eau pour le boire.

Le déferlement de la jactance à hautes doses de Logomax fut l’un des motifs de notre retraite aux arceaux de protection, moyennant certaines interventions supposées angéliques mais non identifiables entre les signes. Pour autant nous n’aurons pas cessé de pratiquer la multiple prose ni même de clabauder aux terrasses du Purgatoire virtuel ou dans les tavernes numériques, mais jouer avec les mots restera sacré entre nous soit dit.

Aux Tours d’illusion où règne diabolie d’utilité à monnaie de singe, nul n’est censé dire n’importe quoi sous peine de camisole ; jusqu’au parler en langue de l’ancien inspiré qu’on recycle en thérapie – c’est dire.

Du rire de l’amour fou restons du moins les témoins à refrains dilatoires mais porteur de brises de joie. Patience dans les hauteurs et les refuges de soubassements: nos attentes en loques seront rapiécées par les adorables couturières surgies d’on ne sait jamais où, mais le désert apparent bruisse de féminines attentions le long des blocs. Elles viennent au-devant de nous comme le nuage candide. Gardez tendrement la tendresse en vous car elle va servir quand rien ne servira plus que le voir invisible et le savoir insu des jardins espérés où le thé de menthe aura le goût de menthe des patios de votre Orient passé.

Vos maisons sont en ruines mais ne craignez pas: craignez la peur de ne plus avoir d’avoir.  Ou reconstruisez les maisons pour une plus juste soif qui fera venir l’eau sans fraude.

Les raccourcis vont se multiplier au fil des vos éveils prochains, mais n’éventez pas le secret de votre neuve allégresse, et tant de liaisons inattendues, tant de crépitements de circuits raccordés à flammèches et girandoles, tant de coupes non pareilles à la table de la lune.

Le Poème est une cage de Faraday. Tous vocifèrent à l’entour, salaloufs et sicaires de tous les sigles ramassés par les escadrons au tréfonds des favelles  jouxtant les barres des Horizons Barbecues, mais nul griot ne moufte dans le roseau.

Tout le jour ils vont vitupérer et trépigner sous les baies blindées de la Tour du Lien où se tissent les litanies à flux tendu de suavité simulée, et des colliers de fleurs virtuels à lénifiance feinte feront l’appoint pavlovien, vous pouvez copier/coller: tous seront bientôtfans furieux à l’arrosée du Dinar, puis la montée se fera vers d’autres extrêmes, des discos aux tranchées, jusqu’au vert militaire et au sang bien noir.

Cependant le Poème tient bon en ses arceaux d’osier à mailles plus serrées que doubles croches de fugues aux espaliers de hautes portées.

On voit bien de quelle guerre il s’agit toujours et encore: le langage une fois de plus est l’antidote  autoprogrammé dans le vers-qui-de-plusieurs-vocables-refait-un-mot-total, et le verbe revigoré se fait chant de cristal dans la nuit des hulottes.  Autant dire que l’on frôle là le tison d’écume et le sang de gloire en regain de montage.

Le Poème s’allume de ses feux réciproques dans la guérite de douceur imperméable à la pluie givrante des cris les plus gutturaux et des cimeterres, et vous verrez ce que vous verrez de la vidéo tournée en temps réel remastérisé par le DJ soufi de service, et les regards bientôt relevés de loin en loin, et les visages s’éclairant à la seule écoute de ce murmure.

Mais là encore: minute, papillon ! Car le temps convertible suppose lente, douce, obstinée préparation, sans lequel rien ne perlera de la secrète semence.

 

8 octobre / 21 juin

DE BONNE COMPOSITION

Le sens commun de la Maréchale, autant que les intuitions et la débonnaireté de Clément Ledoux auront valu à la Polonaise, dès son installation au Vieux Quartier, le meilleur accueil qui soit. Avec ceux-là, jamais Olga n’a eu besoin d’affabuler. Au milieu de leurs livres et de leurs chats, elle s’est tout de suite sentie chez elle, et l’amitié gourmande qui s’est développée dans l’arrière-boutique des Fruits d’or lui est un refuge plus précieux que celui d’aucun cénacle à prétention mondaine. Pour ne citer qu’un détail, elle a reconnu, chez le couple déjà bien enveloppé à l’époque, et non moins solidement installé dans les murs cassés de l’ancienne trappe à bouquins séditieux de l’anar Nitchevo, cette qualité de douceur et de rude bonté filtrant par ce qu’elle a aussitôt désigné, chez l’un et chez l’autre, par l’expression, littéralement traduite de sa langue maternelle,  des yeux-qui-rient.

Certains chiens rient aussi, rien qu’avec les yeux, dont Olga se souvient avec une tendresse particulière, comme de certains passages lumineux de certains livres.

Tadzio assis devant elle, au Maldoror, silencieux et souriant absolument, incarnant à la fois l’enfant mystérieux et l’ami secret, diffusait la même sorte d’aura tenant à la fois de l’animal et de l’angélique messager, comme de ses chiens les plus personnels et de quelques livres.

Le zoophile n’a rien compris à l’animal, qui entend le soumettre comme un esclave ou comme un objet, sans que l’animal soit supposé le mordre ou lui dire son fait. De même le pédomane abuse-t-il de son pouvoir d’enlaidir, qui fait insulte à la surnaturelle animalité de l’enfant.

L’enfant, sans désir jamais d’en avoir un à elle, le chien, se multipliant par tous les noms plus ou moins légendaires qu’elle leur a donnés, et les livres, dont tous les titres se réduisent ce matin à celui de L’Ouvroir duquel elle va reprendre tout à l’heure la dactylographie des feuillets couverts de l’encre bleue de Nemrod, auront en somme  constitué la trinité profane d’Olga, sans l’empêcher d’apprécier la crème soubise et le pot-au feu de la Maréchale, autant que les SMS-fleuves que Jonas lui envoie jour et nuit.

Le despotisme de l’homme de lettres est à géométrie variable et multiples ruses pas toujours faciles à déjouer, mais en la matière Nemrod était plutôt du genre massif et matois, non sans panache à l’ancienne.

Marie, en tout cas, n’avait pas détesté les premiers avatars, d’un véhément romantisme, du jeune émule du comte de Lautréamont oscillant entre la fronde libertaire et l’expressionnisme lyrique à foucades. L’idée d’une carrière lui était alors absolument étrangère et cette pureté se retrouvait dans  les premiers manifestes poétiques que représentaient Exacerber l’étincelle ou Foudres viscérales. En outre, le mélange de fraîche forfanterie et de gaucherie rugueuse du lascar, autant que son charme frotté de sauvagerie où  Marie flairait aussi la bête d’amour, avaient touché Rachel et même Sam, en dépit de la prévention naturelle de celui-ci à l’encontre des gens de lettres, et la vigueur affirmée et non dogmatique de la révolte de Nemrod, tranchant sur la fade moiteur satisfaite du milieu académique et littéraire de ces années-là, lui avaient acquis d’autres sympathies encore, notamment de Léa et de Théo.

Quant à l’égomanie de Nemrod, déjà pressante et parfois oppressante, Marie s’y était faite à proportion d’autres aspects  du personnage, qui la valorisaient au contraire. Ainsi avait-elle accepté les règles de plus en plus contraignantes de l’organisation quotidienne du poète liée à son Ascèse de Création, exigeant, dès leur installation dans le pavillon en banlieue,  une pièce, à lui seul dévolue, pourvue d’une table, des rames d’un certain papier, tout un assortiment de crayons et de plumes, d’encres et de buvards, une rose pour la semaine et des cigares.

Tout le temps de leur première cohabitation, Marie se sera chargée de ce qui touchait à la matérielle, dont on peut s’épargner de détailler les nombreux aspects au motif qu’il s’agit là des personnages d’un roman, mais l’amour et l’eau fraîche des premiers temps n’empêcheraient pas, bientôt, les amants de se désaccorder parfois, soit que Marie eût fait le moindre bruit pendant les heures absolument silencieuses qu’exigeait l’Ascèse de Création, soit que Nemrod se fût senti pris à la gorge par l’excessif silence de la page blanche.

Quant à Wanda, sa force, à la fois instinctive et acquise d’expérience, aura été, d’une part, d’acclimater à sa façon l’orgueil, sinon la vanité, du littérateur, et ensuite de ne jamais se livrer à aucune comparaison ni aucune compétition entre eux.

Wanda se fait une assez haute idée des choses de l’art, mais la pose artiste lui a toujours paru pendable et souvent miteuse, comme elle l’a très clairement signifié à Nemrod chaque fois qu’il donnait dans ce travers.

Wanda ne se considère artiste en aucune façon, quand bien même sa manière, tellement élégante et délicate, de résister au despotisme parfois  grossier de Nemrod, relèverait bel et bien d’une sorte d’art de vivre ignoré de beaucoup de prétendus créateurs. Il ne serait pas exagéré de parler, à ce propos, d’un véritable art de la pointe, en matière de diplomatie relationnelle, comparable à celui que nous verrons Jonas pratiquer avec les gens, ou Tadzio dans sa spécificité rarissime. Telle étant l’aristocratie naturelle observable à tous les étages de la société, à distinguer clairement de tout guindage d’origine ou d’arrivisme, et de toute arrogance écervelée.

A cet égard, il est indéniable que les rodomontades à la fois irréfléchies, crânes et touchantes, du premier Nemrod des temps de Marie, auront passé grâce à l’humour de Rachel et aux bourrades de Sam, le protégeant de la cuistrerie ambiante, ou de la muflerie, des milieux dont il peinait à se distinguer ; après quoi le soin d’Olga serait d’affiner encore le rustaud.

L’angoisse de Nemrod, face au Gros Animal que figure la société, tenait en partie à son extraction de fils de terreux. Se voyant lui-même en petit Poitevin de rien du tout fuyant les cours de fermes, il aura dû prendre sur lui, comme on dit, pour s’affirmer plus difficilement, en France snob, que ce ne  fut le cas pour Wanda débarquant à Cracovie des plaines croûtées de merde sèche de Lipce Reymontovskie.

Mais le Nemrod fondamental est ailleurs, et l’attachement fidèle, voire inconditionnel, de Wanda à l’auteur de L’Ouvroir, tient à ce qu’elle appelle son Noyau, et peu importait qu’il fût lié à tel ou tel secret : là se trouvant aussi bien le cœur et le moyeu mystérieux du génial faiseur.

Wanda est à peu près seule à avoir parié, malgré ses errances et autres complaisances, pour le meilleur de cet apparent histrion, tenant de l’Arlequin transformiste et du faussaire à double jeu plus profond qu’on ne l’aurait subodoré.  Mais Wanda s’en est tenue mordicus à cette intuition première selon laquelle il y avait, dans la vie et l’œuvre de Nemrod, ce Noyau d’où partait son cri de saurien préhistorique quand il lâchait son foutre ou son remerciement au ciel lorsqu’il bouclait une vraie page d’écriture.

Pour ce Nemrod fondamental, dont elle se fichait orbitalement  que son Noyau relevât de l’essence ou de l’existence, Wanda s’était montrée prête à faire la vaisselle et à rincer ses caleçons ou, plus tard, à lancer un plan marketing indispensable  à ses livres devenus vendeurs, à dater de Quelques Petits Riens et tout au long de ses périodes successives, de l’érotisme haut de gamme à son fameux Retour au Quotidien, jusqu’à la nébuleuse des hétéronymes. Contrairement à ce qu’il en allait pour Nemrod, le jeu social amusait Wanda, qui y associait volontiers ses amis ou Jonas quand il en avait le loisir. Nemrod se disait agoraphobe, tout en se faisant un devoir de rencontrer son public, mais c’était pour son propre agrément à elle, ou celui de la Maréchale l’accompagnant, que Wanda multiplia les tournées de dédicaces de salons en salons, dès la flambée de Quelques Petits Riens, calant assez de rendez-vous à son auteur pour le retenir en signature, et l’exténuer si possible, pendant qu’elle découvrait , en bonne compagnie, les régions d’abord proches et de plus en plus lointaines, ensuite, au fil des nouvelles traductions du livre-culte, jusqu’en Islande telle fois, avec Cécile, ou avec Rachel à la Foire de Pétersbourg, au Japon ou sur des paquebots à croisières réservés aux seniors. Est-ce à dire qu’ainsi Olga se vengeait, d’une certaine façon, de la tyrannie que Nemrod lui avait bel et bien fait subir parfois ? Ou bien récupérait-elle les dividendes  de sa mise initiale ?

Mesquines remarques, objectera le Romancier d’un ton ferme. Bien plutôt, Wanda jouait le jeu. Tirait certes les ficelles, mais se réjouissait aussi loyalement, pour Nemrod, de la reconnaissance de ses livres de plus en plus grand public, du mémorable Féminaire, cent fois réimprimé et traduit, à la série policière de l’Inspecteur Bartleby, sous son premier pseudo de Nancy Dolan, en passant par les « romans durs » de sa période néo-réaliste à la Tchékhov. Pourtant, insistaient les échotiers mal intentionnés et autres critiques envieux, Nemrod n’avait-il pas trahi la cause de la Littérature avec une grande aile ? Foutaises, répondait Olga, et d’ailleurs vous n’en avez que faire, faux derches que vous êtes, qui ne lisez jamais et n’aimez rien !

 

9 octobre / 22 juin

L’OUVROIR

Finalement, devait remarquer Wanda au moment de déchiffrer le manuscrit de L’Ouvroir,  on en revient aux dits de Monelle, selon laquelle tout doit disparaître de ce qui est écrit, pour que seule reste la Parole murmurée les yeux fermés.

Or c’était ça aussi le défi revendiqué de Nemrod, que de garder les yeux fermés pendant l’insomnie, ou de le prétendre.

Il s’agissait bien entendu, et dès le début des années d’insomnie, précisément, d’échapper selon lui  à la tyrannie des mots – mais quoi de plus illusoire, avait toujours pensé Olga,  que de chercher à la déjouer par d’autres words, words, words ?

On a dit parfois, à l’époque des Petits Traités de l’Insomnie préparant indéniablement la synthèse de L’Ouvroir, que l’écriture du dernier Nemrod se réduisait à une espèce de saut vers le haut, mais là encore Wanda  ne voit là qu’une de ces sentences de rhétorique outrée  qui ne rendent pas compte de ce que vise vraiment ce livre indéniablement tyrannique à sa façon, à tout le moins  totalisant, à l’instar de toute vraie poésie, mais contenant sa propre échappée, moins dégagé des servitudes de ce qu’on dit la matérielle, le chien, les draps, les impôts et tout le toutim, que de cet idéalisme pseudo-poétique dont se repaissent les picoreurs blêmes.

L’Ouvroir sent bon les pieds, a tout de suite remarqué Olga en lisant à haute voix les premiers feuillets du manuscrit tout persillé de bleu. L’Ouvroir ramène à Marie les couilles du jeune fou qu’elle a aimé, sur un plateau d’or fin.  L’Ouvroir te livre sa vie virginale de poème de l’aube griffé sur un mur millénaire par un passant profond au pied-léger. L’Ouvroir attache son attentive  présence aux célestes bénédictions. L’Ouvroir aide la mère à déshabiller l’enfant qui aime qu’on veille sur sa vie.

 

10 octobre / 23 juin

UNE CORRESPONDANCE

Wanda savourait la pulpe bien mûre des griottes dont la Maréchale lui avait laissé la veille un plein sachet, tout en déchiffrant le dernier SMS-fleuve de Jonas.

Elle lui évoquait tous les jours, depuis quelque temps, les pages nouvelles de L’Ouvroir, comme s’il s’agissait de composants de sa propre vie, et le fils de Nemrod en redemandait, toujours curieux de ce qui sortait de l’atelier paternel en dépit des océans qui les avaient longtemps séparés au propre et au figuré.

De son côté, Jonas parlait des gens qu’il avait rencontrés depuis que, par l’entremise de Pascal Ferret et de la vieille Olga, il avait fait la connaissance d’Ewa et de Tadzio, lequel l’avait reconnu au premier regard comme un grand frère et un ami secret.

PANOPTICON : La rencontre de Jonas et de Tadzio allait marquer un tournant dans la narration du roman en cours, comme si l’on eût réuni deux aspects d’une seule personne, ou deux faces d’une réponse possible à deux questions probablement insolubles, sans que l’écart des âges comptât plus qu’il n’avait compté durant les semaines passées par Tadzio au Wunderland, alors même que Waldau était physiquement et psychiquement d’une nature tout autre que celle de son jeune hôte.  Leurs multiples curiosités, ou plus exactement l’inépuisable étonnement que tous deux manifestaient fit de Jonas et Tadzio des complices immédiats mais point du tout inséparables puisque leur première entrevue de trois jours fut bientôt interrompue par le retour de Jonas à L’Espérance où Tadzio n’accompagnerait Ewa que des mois plus tard, mais qu’à cela ne tînt puisque Jonas le premier, et ensuite Tadzio avec autant d’allant et de constance, entreprirent, et par tous les moyens du papier ou de l’intercommunication numérique, une correspondance d’une singularité et d’un charme dont le Romancier se fit un bonheur de faire partager les messages à certains de ses personnage, selon les dispositions de chacune et chacun, tant à Lady Light la première qu’à Jocelyn qui en parlait à Olga ou à Pascal qui en répétait les formules à Vivien par voie téléphonique. Le terme platonicien d’Agapé convenait particulièrement à ces échanges, nota le Romancier toujours soucieux de distinguer les nuances et détails relatifs aux multiples acceptions de la relation amicale ou amoureuse…

Fin de la deuxième saison

 

Troisième saison

 

11 octobre / 24 juin.

LES AVEUGLES

Un bon naturel probablement inné concentrait le regard de Niklaus Waldau sur ce qu’on peut dire la beauté des choses, tant que des êtres qui sont des choses vivantes et mobiles, mais l’idée qu’on y ajoutât par quelque moyen cruel que se fût l’avait révulsé dès son enfance, quand il lui fut révélé que dans certains pays certaine pratique consistait à crever les yeux des oiseaux pour en embellir le chant.

Certes on eût pu inférer en défense de cet artifice que les oiseaux entre eux se griffent et s’exterminent parfois à coups de becs,  mais le petit Niklaus ressentait en son tréfonds la fausseté de l’argutie malgré sa conviction croissante de cela que la beauté et la bonté ne s’atteignent le plus souvent, comme la simple venue au monde, qu’au prix de la souffrance subie – cependant qui oserait prétendre: imposée.

Or le fait de crever les yeux aux oiseaux pour en obtenir un chant plus pur relevait d’une force pensée au détriment de ce que l’enfant éprouvait en son cœur de douce bête proche du loriot face à l’épervier, et comme un instinct forestier, l’ange des bois se défiant des gens de cour et des intelligents féroces, bien avant qu’il entendit parler de la leçon de choses vécue par le jeune soldat des Flandres.

Waldau raconte l’histoire à Tadzio une nuit étoilée de juin où tous deux se trouvent allongés dans l’herbe, sous le ciel crépitant d’étoiles. C’est donc ce garçon qui, en son adolescence, et pour complaire à l’esthétique de son père chasseur épris de musique de cour, se sera fait un devoir d’aveugler les pinsons au moyen de fines aiguilles, sans état d’âme, juste pour la beauté qui en résulte au dire de son père ; et ce même garçon se retrouve un jour dans les tranchées de la Grande Guerre – celle-là même contre laquelle le jeune Niklaus a dressé son drapeau blanc pour se retrouver aussitôt  arrêté et emmuré -, bientôt gazé et revenant de là-bas dans  cette même nuit où jamais plus il ne reverra d’étoiles scintiller telles que nous les voyons de nos yeux muets, et se rappelant cependant le chant des oiseaux dont il a pris la vue.

 

12 octobre / 25 juin

ACCOINTANCES

L’alchimie des vraies rencontres reste à étudier finement, qui permettra de mieux saisir le pourquoi et le comment des affinités entre personnes que rien apparemment ne semblait rapprocher, comparable cependant avec cette parenté, guère plus explicable, par le philistin, que Jonas dit à fleur de peau.

Ainsi de la rencontre et de l’immédiate reconnaissance réciproque de Jonas, précisément, et de Tadzio, ou de la complicité non moins immédiate solidarisant Wanda et Marie, ou Marie et la Maréchale, ou la Maréchale et Théo, ou encore Pascal Ferret et Wanda, à l’insu de Nemrod.

Ledit Nemrod, en dépit d’un rhizome terrien tenace malgré les apparences, aura mis bien  du temps, ainsi, avant de percer le sens réel de l’ironie de Wanda, qu’il a pris pour un trait de la présumée intelligence artiste du peuple polonais ataviquement porté à l’exaltation et, pour des raisons historiques objectives (la pauvre Pologne dépecée, etc.), à l’autodérision, elle aussi caractéristique de la polonitude. De même n’a-t-il guère perçu, par la peau, la défiance instinctive de Marie envers toute forme de mensonge pieux, et moins encore la réserve tendre, sur fond d’inflexibilité acquise par expérience, qui a fait Rachel se tenir de plus en plus à l’écart des cris et des démonstrations de détresse non vécue du prétendu poète maudit.

Mais autant Wanda fut, dès le premier regard, de la famille de Rachel, au corps plus ou moins défendant de Nemrod, autant elle s’est sentie en phase, sous d’autres aspects, avec Sam le scrutateur universaliste des milieux naturels, naturellement, donc, familier de la flore et de la faune des Tatras, alors qu’il y aura tout un retour amont à consentir, de la part de Nemrod, avant de laisser libre cours à son humour personnel de très vieille souche celte voire néolithique, allez savoir…

Savoir n’est pas, cependant, le verbe qui convient le mieux au rapprochement immédiat du vénérable Waldau et de Tadzio le candide, plutôt dire : curiosité des choses et bienveillante attention «pour rien»…

 

13 octobre / 26 juin

TRANSFORMATIONS

Comme les femmes, selon le cycle de sang, ou les peintres célèbres, tel un Pablo Picasso, ont leurs périodes, Martial Jobin avait passé, à l’époque du studio des Hespérides, par tous les états virtuels et les étapes fantasmagoriques que lui suggérait son inassouvissement physique et quasi métaphysique de tronc humain juste relié par son cerveau malade à une mentule restée vivement érectile.

Or le cerveau maudit, le terrifiant reptile accroché à sa colonne de feu, l’avait conduit maintes fois aux limites de la démence qu’un spasme indéfiniment répété dissolvait dans la stupeur hébétée ou le rire du trapéziste élastique retombant sur ses souples pattes, jarrets fléchis et fesses au profil tendu de la réception concentrée.

Ensuite, dépassée la manie manuelle de sa première période d’après l’Accident qui l’avait bouclé dans le cercle vicieux d’une jouissance sans joie, le troll de la  période suivante avait endossé, grâce aux nouveaux réseaux de meute,  toutes les identités possibles avec une fébrilité jouissive centuplée par l’anonymat.

Tout lui fut alors possible, mentalement s’entend, fort de ce nouveau pouvoir à la fois occulte et prédateur, non plus confiné dans le voyeurisme mais agissant à toute heure et partout en toute plasticité chicanière et ricanante, où les mots plus que les images attaquaient tout un chacun et chacune au plus sensible.

Tantôt femme de lettres et tantôt légionnaire, prônant suavement le vivre-ensemble ou semant la défiance et le discrédit dans les familles se croyant soudées comme peu d’autres, jouant les négociateurs entre conjoints en bisbilles sous les noms empruntés d’amis de longue date des parties adverses, multipliant les messages de reconnaissance sans bornes ou d’insidieuses calomnies, lançant des bruits de couloirs en dévaloirs puis les démentant à merci avant de s’adresser finalement à lui-même les pires menaces tournant à vide

 

14 octobre / 27 juin

RHAPSODIE XIII

Nous avons énormément péché et c’est pourquoi nous sommes si purs. Nous nous sommes d’abord soumis aux ordres  de la Tour de Vertu, garante de l’antiphrase morale, puis nous avons fait les fous, selon les critères cauteleux de ses hiérarques à robes sans poches ni macules.

Notre jeunesse fut donc olé olé à souhait, jusque dans les herbes et les orbes déréglés par afflux pulsatile, jamais cédant cependant à l’alacrité lascive par trop veule non plus qu’au repentir pusillanime. Le fait est que nous avons osé, au dam du grand sourcilier teigneux des gardiens du simulacre abstinent.

L’oseraie est corpusculairement fluide et souplement ondulatoire sous le simoun sensuel redouté des frigides du Dogme et des vindicatifs du Manque, mais nous n’avons pas été décervelés pour autant, goûtant fort les abords abrités des oueds et autres  torrents s’échevelant du haut du ciel.

Ce qu’on dit cercle vicieux ressortit aussi, convenons-en par équanimité ne devant rien aux Tours d’illusion, au morne jouir normé, mais notre amour de chair  fut une bonne école du Tendre.

Dans le noir nous nous sommes dirigés aux lueurs d’yeux et d’yeuses restés fines loupiotes. Nous avons suivi le fil de longe du petit cheval de bois tournant dans le manège de nos enfances, et nous voici maintenant dans la disposition prochaine de La Chose aux jardins espérés.

La Chose est consubstantielle à la Lettre et à l’Esprit qui le distinguent de toute forme de conso. La Chose ne se consomme pas ni ne se débite au distributeur de tickets pour l’au-delà. La Chose excède tout ce qu’on en dit couché ou debout à la hussarde. Eh mais foin de gazettes et parlotes ! Sachons plutôt La Chose en la vivant bien vive !

Nous nous poussons dehors sans impatience. Nous sommes au parfum. Le petit chat, l’oiseau sur le macadam, notre petit Filou que nous avons tant cajolé nous tirèrent nos premières larmes de crocodiles, après quoi tout s’oublie quoique pas vraiment.

L’horizon est-il le mur du ciel ou la mer à saveur de vin que l’aurore aux doigts de rose fait paraître éternelle ?

Longtemps nous l’avons su de sûre certitude, trépignants de discours à renfort de citations et autres formulaires du Savoir sachant ensaché, puis nous sommes devenus, comment dire ? Plus réels, ou plus précisément: plus sensibles au plus-que-réel.

Avant de tenir, dans tes bras, ta mère ou ton père aux yeux clos à jamais, tu ne sais à peu près rien de tout ça, pas plus qu’avant de tenir, dans tes bras, ton premier enfant.

Ensuite nous avançons plus tranquillement vers les là-bas bleutés qu’on dit parfois Ailleurs à majuscule, et c’est là qu’il faudrait laisser venir l’immensité des choses, mais cela aussi s’oublie ou se néglige avant le lâcher-prise qui seul permet de tout mieux voir, de mieux tout sentir et de le dire, enfin ça dépend des cas.

Nous n’avons pas encore réussi à découvrir le secret, mais nous sentons, nous pressentons, nous supposons, nous subodorons, nous savons même qu’il est là, jamais éventé par la Tour du Savoir.
Cela relève-t-il d’un article numéroté du Code de la Foi ? Pas forcément, mais rien n’est à exclure de notre anti-système d’inclusion.

Le récurrent Arthur R., notre guide en ces régions préambulatoires, nous souffle ce matin, ou ce soir – peu importe le temps puisqu’il est suspendu voire aboli avant d’être retrouvé – que la liberté serait et sera cette disposition associative remontant aux conditionnels de l’enfance.
Nous nous poussons gentiment dehors, le plus petit le plus grand la plus ceci et tous ceux-là, sans oublier qu’il nous reste encore, à acclamer tant et plus, la fête inconnue et colorée

14 octobre / 28 juin

OLGA EN ABYME

Olga lisait en elle-même en s’attardant, souvent longtemps, sur les pages  des Arias de la mortelle joie, de Jocelyn, dont la mélancolie la réjouissait étrangement, douce brûlure du temps.

«Le Temps est un enfant assis sur la plage / Qui déplace des grains de sable», venait-elle de lire en avisant, par la fenêtre de sa suite de L’Espérance, la silhouette à capuche du vieux Jobin sur sa chaise roulante disposée au bord du vide, et  le dernier vers du tercet disait : « le Temps est un enfant qui bâtit des ruines ».

Cela la ramenait à ses propres enfances diverses au bord de diverses eaux, en Mazurie ou en Crimée, selon les époques, aux rives de la Baltique ou en Dalmatie, et voici que son ami la rejoint au fond d’un jardin où il lui murmure qu’il a senti passer le lourd attelage des années. « Il l’a senti passer /Mais lui parti), Le ciel retrouvera sa limpidité /Et les nuages leur indifférence et leur inconsistance »…

Tout faux, pense-t-elle alors, tout faux mon cher : les nuages naissent et sont globalement (elle insiste sur la notion de globe) plus attentifs que nous autres et parfois (pas toujours) plus consistants, naissant et roulant sous le vent (ou au-dessus) qui déplace les grains de sable et déporte les enfants de rivages en continents – j’en sais quelque chose  et je vous ai à l’œil, moi lente Parque au milieu des papiers en désordre, vous m’entendez sans me comprendre tout à fait et, malgré le cours de nos âges et leurs enseignements, et fors tant d’oublis,  ni vous ni moi n’aurons jamais su ni ne saurons jamais exactement ce que ressent l’autre au moment ou tel et telle se pénètrent et sont pénétrés et que se mêlent les soupirs et les cris, mais c’est sans acrimonie qu’on se rappelle l’étreinte et son mystère.

15 octobre / 29 juin

LE LEGS DE NEMROD

L’Ouvroir stupéfie décidément Wanda, au fur et à mesure qu’elle se l’approprie en recopiant les feuillets couverts de la fameuse encre bleue de Nemrod,  L’Ouvroir la rajeunit, L’Ouvroir la fait toupiller sur la pointe dure de Nemrod qu’elle se figure en bouillant Achille, L’Ouvroir l’ouvre en effet comme une fleur et lui fait pousser des branches et des antennes à tout capter  – L’Ouvroir est exactement ce qu’elle attendait de Nemrod en leur jeunesse idiote et belle, elle toupillant sur son pic et lui se la jouant rebelle, mais le Gros Animal allait rendre ses verdicts quand un gosse, dix ans après l’autre môme mal léché, lui a suggéré de brûler ses vaisseaux et de se retirer sur quelque île de méditation ou sur quelque colonne tranquille, et voici donc, par SMS, mon cher Jonas, les stèles ponctuant les 2666 pages de L’Ouvroir dont tu prendras connaissance en priorité en tant que fils jamais soumis de ton insortable père.

Et dans la foulée Olga, lui révèle par SMS, en première mondiale et par manière de buzz privé,  la distribution des sept parties de L’Ouvroir constituées par L’Ouvrage de MémoireLe Livre de l’Exercice,  Le Jardin des Délices,  Le pilori des ColèresLe Journal des renoncements La Colonne de l’Ascète   et  L’Institut de Douceur.

Jonas ne demande pas mieux qu’à voir. Jamais à vrai dire, jusque-là, les livres de Nemrod ne l’ont vraiment  étonné ni fait revenir sur son jugement de procureur de dix ans et des poussières, selon lequel le littérateur qui l’avait engendré se payait de mots, mais il ne demande finalement qu’à être surpris comme il l’attend de la vie.

Sam l’avait dit à Rachel et l’enfant Jonas l’avait entendu, retenu et répété en son for intérieur: hélas Nemrod, tout bardé de talent qu’il fût et fort habile aussi à se vendre en se faisant plaindre, se payait de mots.  Mais Wanda, moins catégorique évidemment, et pour divers motifs objectifs que la sociologie d’époque et la psychologie subjective expliquent, sans parler de ce qui ne se dit pas, a parié pour Nemrod en fermant les yeux sur les limites de sa comédie, sûre qu’un barde tellurique couvait sous le faiseur et l’acrobate et qu’un jour, bronzé ou brisé, le génie se révélerait tout vif.

 

16 octobre /  30 juin

NOUVELLES D’EWA

Les journées d’Ewa au Wunderland étaient paisibles et saines, en dépit de l’infection mondiale aux imprévisibles sursauts, et le lien profond et croissant qui unissait son enfant et le compère sans âge que figurait Niklaus Waldau la confortait dans l’idée que certains êtres sont faits pour se rencontrer au dam  des écarts  spatiaux ou temporels, certaines mains fines n’attendant que de nouer certains cravates de sobre crin – et l’appel des oiseaux faisait le reste.

Ewa aimait regarder Tadzio dormir ou bondir. La beauté très particulière, à vrai dire unique de son fils –  beauté de profil tant que de face ou de dos les fesses cambrées ou d’iris oculaire ou d’inflexion vocale, la sidérait à tout coup autant que celle d’un faon au lever du jour ou d’un faisan chatoyant sous le rayon oblique d’une clairière, d’un poulain lustré sur le noir du macadam ou le vert d’une pelouse, d’une princesse égyptienne de douze ans ou d’un lutteur à la culotte du haut Wunderland aux muscles roulant sous la peau bronzée et le sourire d’une candide laitière ; et c’était une autre fête que d’entendre Tadzio converser avec Waldau ou de les voir s’éloigner sur leurs vélocipèdes aux gros pneus non moins gonflés que leurs mollets à l’effort, là-bas sur les chemins plats puis grimpant en danseuses sur les coteaux verdoyants, continuant de se parler en dialecte ou en polonais, sifflotant en remontant la pente comme on remonte le temps et finissant le long des haies à ramasser des baies ou des escargots s’il pleuvait, heureux comme deux dieux ou deux elfes endiablés.

 

17 octobre / 1er juillet

 

RHAPSODIE XIV

Bombée et à mégatonnes mais jamais elle n’exploserait au-dessus des populations endormies, ça jamais elle n’oserait, jamais Bombée et à mégatonnes mais jamais elle n’exploserait au-dessus des populations endormies, ça jamais elle n’oserait, jamais ne se le permettrait, jamais ne se serait pardonné ce péché mortel mondial. L’extraordinaire énergie de Petite. Soldat Petite la bientôt générale à la Dourakine médaillée des plaies et rechutes, jusque plus un fil de soie sur l’occiput. Petite peaufinant alors son numéro complice avec le clown Patate pour l’agrément des autres glapions chauves de la Division. Ah la paire !

Rien ne se compare au sourire désarmé d’un enfant malade, mais Petite à ce moment-là bouscule: allez allez les violons, rengainez l’étui !

Les théologues de la Tour du Vrai disposent de dossiers anamnésiques anciens ou plus récents, et c’est toujours avec la même componction carnassière qu’ils rôdent autour de Petite, qui les moque. À l’un d’eux qui vient vers elle ce matin pour la remercier de lui donner du courage, elle tire le nez. À tel autre qui lui demande si elle croit qu’il y a quelque chose après, elle répond allègre: après quoi ? ne se le permettrait, jamais ne se serait pardonné ce péché mortel mondial.

L’extraordinaire énergie de Petite. Soldat Petite la bientôt générale à la Dourakine médaillée des plaies et rechutes, jusque plus un fil de soie sur l’occiput. Petite peaufinant alors son numéro complice avec le clown Patate pour l’agrément des autres glapions chauves de la Division. Ah la paire !

Rien ne se compare au sourire désarmé d’un enfant malade, mais Petite à ce moment-là bouscule: allez allez les violons, rengainez l’étui !

Ainsi le minime fut-il magnifié quelque temps, pour devenir légende et force. Ainsi l’immortel en Petite a-t-il investi l’esprit du conte et survit-il dans nos capsules mémorielles.

À la fin Petite était vraiment très, très, très fatiguée.

Vous croyez que c’est facile, vous autres fringants et pimpantes, de se vider comme ça de ses humeurs rieuses sans faire exprès. Vous croyez ou vous ne croyez pas, d’ailleurs c’est égal – à un moment donné tout est égal aurait-elle pu soupirer. Mais non: bombe atomique d’un dernier sourire: Petite surnaturellement se redresse et fait la pige à tout ce qu’elle sait qui vient que nul ne peut savoir.

Enfin bref: Petite sera l’un des bons souvenirs d’enfance que vous vous raconterez plus tard, là-bas par les allées des jardins espérés, les impayable mines de Petite, les facéties, les niches, les farces et attrapes de Petite.

 

18 octobre / 2 juillet

JONAS AUTOUR DU MONDE 

On constate avec satisfaction (Sam le premier et Niklaus Waldau plus tard) que Jonas est un type concret qui aime les pensée et les actes pratiques, aimant la nature pour ses noms d’abord et ses odeurs ensuite, les oiseaux et les fleurs volantes aux couleurs diaprées et polychromes et aux antennes aussi vibratiles que les ailes des colibris à la parade d’amour, et tout ce qui rampe et fuit ou ce qui bondit soudain du sombre boisseau d’automne ou des fougères après l’averse, la salamandre ou le spasmodique écureuil affolé par on ne sait quoi, tout ce qui frôle soudain ton front ou tes jambes nues de petit citadin ravi de rejoindre tes camarades de ruisseau d’à côté la maison sous le lierre, tout ce qui a été nommé par  familier du marais poitevin, dénommé par Marie dans le potager entre jonquilles et rhubarbes, par delà les  carreaux de potager menacés en sous-sol par la courtilière ou les vers blancs, ou surnommé au bonheur variable des parlers vernaculaires entre buissons et futaies, tout ce qui tournoie dans les pages du Petit Larousse illustré que Jonas à son premier lustre reçoit de Sam et qu’il recopie à la ronde d’encre bleue dans les premiers volumes de fabrication chinoise de sa propre petite encyclopédie à valeur de cabinet de curiosités.

Ainsi Jonas avait-fait entrer la nature parmi les siens et partout où il allait et venait, d’années en années et par les continents.

Jonas était un solitaire du genre à ne pas donner le moindre galon à ce qu’on dit la solitude, ne pensant même pas l’être tant il appréciait la compagnie de certains au nombre desquels, bien entendu, les esseulés étaient ses préférés, et c’est pourquoi la solitude irradiante de Tadzio lui avait paru d’emblée une invitation au partage, de même que, sous les semblants horriblement conviviaux des comportements publics de Corentin Fortier de par les réseaux sociaux et autres plateformes d’exhibition continue, la situation réelle du futur et énième « enfant terrible de sa génération » lui était apparue comme celle d’un embusqué volontaire à la lucidité inaltérée.

Or ce matin-là, après avoir vomi sous la douche et s’être épilé le torse en tirant la langue à son image haïe, Buddy écrivit sa lettre quasi quotidienne à Jocelyn que celui-ci recevrait quand La Poste serait en mesure de la lui confier en ces temps incertaine.

 

19 octobre / 3 juillet

ON THE ROAD

« Mon cher Marquis, écrivait donc Corentin à celui qu’il n’avait rencontré qu’une fois, jusque-là, au Rosebud, mais qui lui était devenu comme un confident au fil de leurs échanges épistolaires à l’ancienne, je me sens ce matin comme un personnage de roman tombé d’une autre planète dans les circonstances confuses que vous ne savez que de loin, ignorant que vous êtes des embrouilles de la jactance mondiale, et ce que je vous ai raconté ces derniers jours et semaine de la patience d’ange que je dois manifester sous les airs de bad boy revêche que Julia m’impose de montrer à nos followers, alors que tout ce qu’elle dit et fait m’énerve sans cesser de relancer mes érections misérables d’esclave à la fois soumis et couvant sa rébellion.

Du moins s’est-elle montrée quelque peu inquiète, ces derniers temps, à ne me voir guère attelé à mon prochain roman ni au projet brésilien dont je vous ai parlé, et je l’ai vue hier soir, pantelante après notre dernier partage de diverses substances ajoutées à quelques shots antérieurs de tequila, me regarder comme une chienne battue d’opéra italien au cinquième acte et me demander soudain, la voix rauque qu’elle a d’habitude en état de manque, si ce n’était pas le moment pour nous de nous retrouver en nous cassant  quelque temps rien que nous deux n’importe où et sans en avertir nos followers respectifs, et c’est alors que, je ne sais pourquoi, le nom de Pergame, à mon souvenir ville disparue, m’est venue à l’esprit, que j’ai murmuré d’un air distrait et indolent qui, contre toute attente a fait Julia se busquer soudain le cul nu dans les draps froissés et me lancer comme ça: on y va, je gère, j’en ai ma claque de nous voir dans ce décor de couvre-feu, et découvrant peu après sur son smartphone qu’a Pergame venait de s’ouvrir un B&B éco-responsable la voilà qui se relève avec l’énergie qu’elles ont toutes quand une nouveau motif de positiver se présente – mais je vous passe les détails tant l’idée seule du voyage me tue, enfin je vous écrirai tantôt on the road

 

20 octobre / 4 juillet

CROSSOVER

C’était sous l’impulsion de Julia que Buddy et sa compagne, en tant que modèles de relation ouverte, cartonnaient sur les réseaux en multipliant chaque jour les selfies et les vidéos de toutes leurs postures et activités, au point de se dédoubler virtuellement et même plus.

Le sexe et le climat même combat, avait noté Julia sur l’omoplate gauche de Corentin qu’elle chevauchait, se servant d’un crayon de tatouage violet marquant un  beau contraste avec la peau très blanche de l’auteur culte  à venir, lequel aimait et n’aimait pas se sentir ainsi dominé, physiquement au propre mais aussi au figuré du point de vue des symboles déchiffrables par leurs followers dont plusieurs millions avaient adopté le qualificatif de Captain Julia – de fait c’était maintenant en termes de millions que la couple assurait ses prestations quotidiennes.

Corentin éprouvait de plus en plus, à de tels instants, la sensation de n’être plus tout à fait lui sans se retrouver pour autant dans la peau d’un autre, alors que les images de lui et de Julia, sous la douche ou sur leur couche, réduits à tel ou tel détail de leurs anatomies confondues ou reprenant leurs jeux de masques interchangeables, accentuaient son impression de progressif éloignement lui rappelant ses exercices conscients de décentrage mental à l’occasion de ses premiers voyages lointains, à Shanghai puis à Séoul.

Certaines expressions verbales de Julia, au début de leur relation, avaient amorcé en lui ce mouvement de retrait intérieur lié à la crainte d’être mal jugé, que marquait un silence prudent. Elle parlait par exemple de dynamique de baise, qui supposait selon elle un certain mode opératoire, à vrai dire sans rapport avec ce qu’on disait ordinairement les préliminaires – tout en ressortissant bel et bien à la technologie érotique, cela restait en somme abstrait. Était-ce une façon pour Julia de maîtriser la situation ? Il s’était posé la question sans s’en ouvrir à elle.

Elle gère alors que je glande, pensait-il à propos des préparatifs du voyage à Pergame qu’elle assumait à tous les niveaux en multipliant les démarches sur Booking, TripAdvisor et les sites d’info relatifs à l’état de la pandémie dans les Balkans et environs.

Il y avait de la femme capitaine en Julia, cela se précisait de plus en plus nettement aux yeux de Corentin qui se battait les flancs en se reprochant sa propre passivité en matière d’initiatives concrètes et de prises de décision au final, juste bon à la soutenir et à la seconder ici et là dans ses recherches sur LookEarth en vue de tracer un itinéraire qui ait culturellement du sens, des bords du Haut Lac à la côte d’Izmir

– La Croatie c’est cool, mais je me demande si l’on peut, aujourdui, traverser la Serbie sans se poser de questions avec ton américaine décapotable, lui avait dit Julia en jetant un oeil au premier tracé qu’il avait marqué au feutre rouge sur un décalque de la carte de l’Europe, en ajoutant que le souvenir des massacres l’interpellait m’eme si le Tribunal International avait fait son job.

Julia décidait : la chose ne l’avait pas du tout dérangé les premiers jours où ils étaient essentiellement occupés à s’envoyer en l’air, tout à l’ivresse de leurs échanges de sueurs et de salives, tout en empoignades de corps à corps où sa virilité semblait encore dominante – et les affects sentimentaux étaient bel et bien au rendez-vous entre râles et soupirs -, mais la façon de tout verbaliser et de tout commenter de la meuf, selon l’expression de Buddy, sa façon de tout rapporter dès le début, textes et images, sur Facelook et Pictogram, l’avait tout de même déstabilisé par sa tournure de fait accompli alors qu’il lui semblait que toute démarche venant de sa part était soumise, aux yeux de Julia, à un consentement en bonne et due forme.

Ne suis-je pas limite réac ? s’était évidemment demandé Corentin avant même leur cohabitaion dans le loft, mais les préoccupations liées à son nouveau roman en chantier et à la websérie en préparation aux bons soins de Blackie, lequel les rejoindrait à Pergame, avaient suffi à rétablir son humeur globalement positive de mec sympa.

 

21 octobre / 5 juillet

BLACKIE

Au contraire de Corentin et de Julia, avec laquelle il avait noué une espèce d’amitiés amoureuse frisant le lesbianisme, Blackie se montrait d’une prudence extrême en ce qui concernait son image publique, et le fait qu’il se montrât d’une liberté  totale dans les clubs ou les cercles privés qu’il fréquentait en 3 D, n’avait rien de paradoxal.

Blackie en effet était réel et d’un bloc. Blackie était charnel et fessu, le cul d’un danseur ou d’un footballeur, alors concernait sa représentation sur les réseaux sociaux, avec la susceptibilité et le souci d’un prince africain à la parade en grand uniforme, ou plus exactement d’une princese bottée.

À l’époque des fiertés affichées, Blackie se montrait beaucoup plus farouchement opposé à la tendance en question que Buddy, lequel n’en pensait pas moins tout en craignant les éclats de sa nouvelle amante en cas de positions par trop inappropriées.

En fait je m’en bats les roustes, avait-il fait valoir un jour à son ex-amant et agent à propos des sextapes que Julia commençait de diffuser sur les réseaux, au scandale de Blackie que cette exhibition publique insupportait, non tant par convenance morale que par réserve naturelle.

– Tout ça sonne archifaux, avait-il dit à Corentin, qui en était en somme pleinement d’accord, mais Julia, putain, était Julia.

Que Blackie invoque la pudeur et le respect de sa personne, sur les résaux sociaux, alors qu’il se montrait d’une liberté que le corps de Buddy restait d’un intello émacié au tonus limité et vite fatigué à la course, inversement proportionnel à sa dégaine verbale.

Cela étant c’était par Blackie, lançant l’idée sur le mode de la raillerie sans malice, que l’idée du voyage différé germa dans l’esprit de Corentin, qui n’eut guère de peine à convaincre Julia très occupée ces derniers temps à focaliser l’attention de ses followers sur la difficulté de vivre des créateurs sous confinement même partiel –  Julia tenait plus que tout à cette expression de créateurs, au dam de Buddy.

Blackie avait donc lancé comme ça par manière de boutade:

– Yéchi, le voyage en Turquie ça craint ces jours, tavka le faire autour du Loft  – pas vu pas pris…

Et de fait, même si Julia regimbait en pointant  la dégonfle, Corentin avait saisi l’occasion de prendre un peu de recul en ces temps maussades de fermeture instituée. Ainsi fut-il décidé de voyager en apparence, avec force rapports quotidien et détails sur les réseaux sans quitter le loft des Envierges,

 

22 octobre / 6 juillet

LE VOYAGE

Ni une ni deux, et non sans remettre de l’ordre dans le loft de la rue des Envierges donnant sur les jardins en cascade, Corentin s’attela, sur Facelook, au récit des préparatif de son voyage à Pergame « au niveau du couple », avec l’immédiat afflux d’intérêt de ses milliers de followers.

L’ennui perso que lui avait toujours inspiré le voyage, au moins dans sa version formatée, n’empêchait pas Buddy d’en connaître tous les nouveaux codes, où la notion de projet revêtait une signification particulière, orientant les choix des voyageurs en fonction des multiples guides disponibles sur papier ou en ligne, à commencer par l’incontournable YouTrek garant à tout coup d’authentique.

En d’autres circonstances, Julia n’eût jamais admis l’arnaque consistant à raconter un voyage à ses followers sans le vivre en 3D, mais le bouclage récent des frontières, les relents nauséabonds liés à l’histoire encore fumante de ruines et de charniers de certains pays balkanique – dont la Serbie qu’il faudrait bien traverser -, et les vitupérations récentes du Président turc lui avaient paru autant d’obstacles à un trip sympa destination la Grèce des dieux et l’Anatolie des poètes.

Corentin s’inspira de sa permière traversée des States, sur la fameuse route 66, quelques année plus tôt, pour étoffer la présentation de leur road story. Une touche romantique était toujours bienvenu pour souligner l’intense sentiment de liberté que Julia et lui, dès leurs premiers podcasts communs, avaient choisi de valoriser. L’idée d’exclure la seule mention des monotones et polluantes autoroutes avaient d’abord semblé impérative à Julia, lors de leurs premères concertatoins relatives à la tournure de la nouvelle page en construction qu’il s’entendaient réserver au voyage à Pergame, mais Corentin avait objecté que les aires d’auroroutes constituaient un terrain de rencontre privilégié avec les routards de toute provenance, avec la possibilité d’exercer un regard critique sur ces hauts lieux de consommation foutraque, sans trop peser pour autant.

– Les aires c’est l’antichambre de l’Enfer, avait affirmé Julia après réflexion, et ça va booster le contraste avec notre ressenti. Mais tu explores aussi les arrière-pays au GPS, vu que la touche humaine reste le top de ce qu’attendent  nos followers.

Le Romancier souriait en imaginant le périple virtuel des deux millenials, aussi intéressé par l’honnêteté butée de Julia que par la réserve râleuse de Corentin ne se pliant aux désirs de son amie que pour ménager leurs moments d’effusion sentimentale ou sensuelle (tous deux étaient portés sur la chose avec une intensité qui lui semblait garante de quelque mois supplémentaires de complicité) et parce que tout débat intellectuel au goût du jour le fatiguait, lui semblant forcément convenu alors que Julia pensait évidemment le contraire.

23 octobre / 7 juillet

PAPIERS

Pascal se ressentait de plus en  plus de ses douleurs articulaires, qu’il défiait à renfort de marches en forêt avec Foxy le jeune chien folâtre dont Cléo avait fait l’acquisition  à son insu quoique prévoyant son accord, sans imaginer à vrai dire la complicité croissante qui s’établirait entre ses deux compagnons, l’ancien et le nouveau.

Pascal se rappelait ces mots des carnets de Théo:  «Quand son corps devient infréquentable, il convient de le servir poliment, juste ce qu’il demande, et de penser à autre chose, avec enthousiasme». C’était tout à la fin, dont lui-même ne ressentait pas à l’instant l’imminence, mais Théo était devenu l’ombre diaphane de lui-même, s’excusant à tout moment de tenir à peine debout et ne cessant pour autant, au fil de ces courtes marches au voisinage de son atelier de la rue des cascades, d’annoter ses leporelli à crobards en vue de petites toiles qu’il aurait encore la force de brosser en matinée.

« Les gens de la rue sont des bouteilles, des quilles, les automobiles des savons échappées de mains maladroites ; Dieu que le monde est beau ! », écrivait-il encore, ou ceci datant de ses derniers jours, qui tenait pour ainsi dire de la prière : «Je peins ce que je crois avoir vu. 4/5 de mon élan m’attache à notre vie et à tout ce qu’elle nous donne de merveilleux, mais 1/5 m’attire vers la vie éternelle d’où tant de bras se tendent pour m’accueillir».

Léa lui avait raconté , avec tous les détails affreux de la décrépitude qu’il vivait lui-même depuis quelque temps, n’était-ce qu’à regarder le matin ses vieux pieds bleus aux ongles de corne que Cléo lui proposait de soigner pour se voir rabrouée à tout coup – Léa lui avait dit les interventions multiples et les faix espoirs de rémission, la poche d’évacuation et sa puanteur fauteuse de honte, mais jusqu’à la toute fin Théo avait peint et pour finir plus rien que que des fleurs à dimensions de flocons.

 

24 octobre / 8 juillet

HIÉROGLYPHES MUSICAUX

 

La surveillance policière des souks, pour motif sanitaire, et la culpabilisation graduelle du peuple par les classes dites supérieures et l’Autorité, provoquèrent chez Amalric une réaction en chaîne qui le rapprocha d’un jour à l’autre des cercles de lettrés révoltés de la capitale égyptienne, autant que des cafetiers voisins de sa rue.

Lui qui savait plus de choses, jusque-là, que le jeune Omar, se mit bientôt à l’école de celui-ci  dont une espèce de sagesse atavique  filtrait les propos ; autant dire qu’il se rapprocha aussi de la famille d’Omar aux multiples ramifications.

Aymeric était sensible au sacré, sans trop savoir d’où ça lui venait, et ses connaissances et autres expériences personnelles en matière de physique et de métaphysique n’interféraient guère dans l’acceptation tranquille de la religion d’Omar, non moins personnelle à vrai dire.

Autant que Tadzio à sa façon, et dans un tout autre entourage, Omar faisait bon accueil à l’Ancien. Il y avait une façon, dans son très vieux pays, de se tenir droit au coucher du soleil, qui ne devait rien aux prônes des pouilleux gesticulant au coin des rues ou à la télévision nationale.

Le partage tranquille de bons vieux textes de sagesse à tous égards, qu’ils tinssent à l’entretien de l’âme éternelle ou du corps offert à l’Aimé ou à l’Aimée, nourrissaient tous les soirs la tendre connivence du supposé précepteur et de son élève, sans que la parentèle d’Omar ne se demandât jamais qui enseignait à qui et comment au vu des très bonnes manières des deux jeunes gens  à table ou dans leur retrait d’étude.

Ahmed le Serein, père d’Omar au métier de commerçant d’épices et de soieries, donnait le ton de ce qui signifiait, sans conflit possible sous son toit, l’adoubement du beau Français aux mains de scribe et à la voix filant sa musique dans la lumière studieuse où son fils apprenait ce qu’il fallait savoir  des premiers pharaons noirs.

 

25 octobre / 9 juillet

ANGST

Vivien en ces jours, et sans en parler à quiconque, même pas à Pascal au téléphone, avant et après son bref séjour àl’isba, éprouvait en sa poitrine une espèce de vide glacial lui nouant le ventre où lui ceinturant parfois le poitrail, qu’il appelait son trou noir.

Pascal, un jour, lui regardant le torse dénudé au sortir de leur douche matinale à la cascade  voisine, lui avait dit qu’avec cette maigreur de noiraud, ces os en fibre, cette poitrine accusant un peu le creux, ces épaules à la fois anguleuses et délicates, ces  muscles peu faits pour le soulèvement de trop gros poids, l’oiseau pointu qu’il était ne souffrirait jamais d’états d’âme trop vertigineux ni de préoccupations altruistes trop humanitaires, et pourtant une angoisse le tenaillait bel et bien qui, contre toute attente, l’avait rapproché mentalement des victimes de la pandémie en cours, au point qu’il rêvait d’hôpitaux et de couloirs d’hôpitaux, de salles d’hôpitaux puant l’hôpital et d’accessoires d’hôpitaux de toutes espèces, et comme une peur aux tripes ne cessait de le contracter du matin au soir sans qu’il en fît le moindre état à des tiers.

Cédait-il à l’insidieuse  pression des pouvoirs dont on disait de plus en plus qu’ils entretenaient l’inquiétude pour mieux arraisonner la multitude, conformément au plan secret d’une complot mondiale ? Vivirn n’avait pas encore abordé la question avec Pascal, pas plus qu’avec Jonas ou aucun autre des ses compères, mais son instinct lui dissait que non : que ce n’était pas du dehors ou d’en haut que lui venait cette angoisse mais du tréfonds de lui-même et lui révélait bien autre chose que les effets de la  maladie endémique, même si ledit effroi le renvoyait bel et bien dans le dédale des hôpitaux.

Vivien ne connaissait guère, à vrai dire, les réalités de l’hôpital, et pourtant il fut bientôt hanté à ses réveils moites, dans l’esseulement de ces jours caniculaires, par des visions  de grabataires aux pauvres mines, il vit défiler des blouses blanches et d’autres bleues à badges indicatifs de grades, il fut accablé de sollicitations psychiques sans doute en osmose avec l’obsession sanitaire générale,  on lui réclamait de l’oxygène et des familles entières étaient parquées dans les isoloirs de l’attente comme aux abattoirs, pourtant on rassurait de toutes parts, c’était un devoir d’Etat de rassurer et les assurances y allaient de plus d’investissements que jamais, cela le tenaillait des heures durant et le laissait accablé par des relents de mauvaise conscince qui, décidément ne lui ressemblaient pas, il échangeait cependant de lents et lourds regards, il se faisait soudain un devoir citoyen (lui ) de se sentir concerné, il s’impatientait de voir la fin de ce cauchemar tout en se disant vaguement qu’il lui était donné enfin l’occasion d’approcher la vaie vie des vraies gens, et l’hôpital se transformait en mouroir où lesdites vraies gens se trouvaient entassés tandis que les minsitères annonçaient gravement tris sévères et vaccins à mériter, et le trou noir s’ouvrait plus largement en lui .

Pendant ce temps la confusion s’accentuait dans les grandes largeurs, où l’anxiété  diffusée partout comme une brume ou un gaz, avec son parfum  de gel désinfectant évocateur de pharmacie, se répandait sur les corps et dans les esprits de toutes et tous toussant de plus en plus.

Sur quoi Vivien, rebondissant sur les ressorts naturels du petit athlète adolescent en maillot rouge qu’il avait été à treize ans sur les rangs des canaris nantais, se ressaisissait   en se traitant de fiote ou de drap mouillé,  et ces nouvelles dispositions l’engageaient du même  coup à faire face à l’Adversaire.

Pourtant le trou noir restait là, et Vivien savait qu’il en allait de sa vie même, de ce qu’il avait été jusque-là et de ce qu’il serait de son vivant ; et curieusement il commençait de l’admettre, ce trou noir, curieusement il lui devenait familier et peut-être même ce trou noir l’aidait-il à vivre ?

 

26 octobre / 10 juillet

JOURNAL SANS DATE II

Le jours se succédant. – La prochaine séquence de temps pour ainsi dire suspendu, et donc sans date, débuta avec le confinement strict après qu’il eut été question, et dans le monde entier, d’une première vague qui légitimait cette mesure  extrême, recommandéee par certains experts en cour dans les administrations et les ministères, mais immédiatement contredite par d’autres experts se prétendant mieux informés et commençant de formuler l’hypothèse d’un complot de l’Etat profond.

Ce fut un temps de confusion publique générale, où l’utilitaire englua l’utile dans le futile aux fins de domination momentanée, tout devenant politique au très petit pied, pour ne pas dire publiciaire à tout bon marché.

Ainsi certains puissants affectèrent-ils de se trouver soudain touchés par l’infection, dont une médication de leurs pharmaciens payés les tireraient bientôt aux yeux des foules médusées.

Ce qui comptait alors, comme au bon vieux temps du siècle précédent coupé en deux blocs s’affrontant à coups de slogans ou de missiles, c’était l’effet de massue sur les masses opposées comme deux fronts de vagues suspendues, tout se trouvant aussi bien en suspens, à l’arrêt à la fois virtuel et réalisé, le souffle du monde également coupé et chacune et chacun retenus dans la même incertitude.

Le mensonge publicitaire crépitait du matin au soir sur les écrans minuscules consultés du soir au matin sous les capuches, autant que sur les panneaux géants relayant à flux continu l’émission mondiale aux milliards de doigts fébriles, à commencer par ceux supposés ou avérés du Président américain trépignant d’infantile fureur au milieu de ses poupées et autres peluches, sorciers stipendiés et pantalons militaires, sans masques ni visages à son instar infiniment ressassé.

 

27 octobre / 11 juillet

D’AUTRES FLEURS

 

Favorable par principe aux nouvelles pratiques juvéniles, Olga s’était enquise, auprès de Jonas engagé quelque temps comme  nouveau jardinier intérimaire à L’Espérance, des possibilités d’installer, sur la terrasse de sa suite, un ensemble de caissons de terreau dans lequel implanter des fleurs et peut-être des légumineuses aux parties visibles décoratives, pour son seul agrément visuel et secret.

La vie se simplifiait à ses yeux, non sans satisfaire en elle son besoin naturel de tranquillité et de silence, comme au temps où, vidée, elle se retrouvait seule dans sa loge de concertiste, au milieu des mille offrandes florales dont elle ne savait que faire et dont elle ornait donc volontiers le plastron de tel ou telle  qu’elle aimait à ce moment-là.

J’étais déjà la bonne petite vieille quand j’avais l’air d’une prodige de quinze ans, se disait-elle in petto, et maintenant je me sens, à la lettre, à la fleur de l’âge en ma nonantaine, donc va pour les caissons et les bulbes !

Ses mains aussi avaient été de folles fleurs en mouvement sur le clavier, tout aux notes endiablées du Burlesque de son cher vieux Straus de dix-huit ans filant sa douce mélodie sous les pluies de croches et les ruisselements de gammes. Le visible rend compte de l’invisible quand je joue les yeux fermés, avait-elle confié à Jocelyn, sans doute le mieux à même de l’entendre et de souscrire, mieux: de partager ce sentiment dont il avait fait l’expérience à sa façon en sa très petite enfance, un jour, disons à trois ou quatre ans, qu’il se trouvait assis très bas sous une fenêtre par laquelle il avait senti que là-haut, très haut dans le ciel aux blancs nuages pommelés formant comme une longue et lente  paupière ourlée, un œil, ou plutôt un regard  le regardait avec autant d’attention curieuse que de bienveillance perçue comme une protection, pour ne pas dire une assurance de bonne vie même dans les tracas.

 

28 octobre / 12 juillet

MÉDECINES DOUCES

À Vivien seulement Pascal ne cachait rien de l’altération de son état de santé, sachant son ami de bon conseil par le truchement de ses anciens complices  maoris.

– Pour tes crampes nocturnes, rien de tel qu’une lampée de vinaigre sucré le soir,  et tu te programmes un choix d’huiles essentielles mentales sous forme de lectures d’avant sommeil, soit un roman dur de Simenon, disons L’Homme qui regardait passer les trains, ou le quatrième livre d’Esdras par manière d’homéopathie, lui avait dit Vivien la veille en visio-conversation durant laquelle ils avaient évoqué, précisément, la notion diversifiée d’apocalypse dans le Livre hébraïque.

Les débats théologiques du lointain passé, comme des contes un peu fous de quelque autre planète, représentaient un vrai délassement à la fois cosmique et comique pour les deux compères que les images plus ou moins délirantes de l’apocryphe en question ravissaient autant que les gloses sans fin qu’elles avaient suscitées, ainsi du combat livré  à la mer pour la repousser au bénéfice de la forêt  finalement dévorée par le feu.

– La figure maorie du Ciel Père et de la Mère Nature me parle à vrai dire plus intimement que le jugement sans fin des impies, avait hasardé Pascal que les évocations de fautes babyloniennes et leur expiation indisposaient autant que ses douleurs articulaires, mais il savait gré à Vivien de lui rappeler qu’on peut exorciser le mal par le mal, à l’opposé des théories lénifiantes du Nouvel Âge.

De la même façon, les multiples théories complotistes qui attribuaient la responsabilité de la pandémie à quelque État profond relevant du satanisme le passionnaient comme autant de manifestations de la sempiternelle crédulité à base d’angoisse, ou plus exactement : le fascinaient, comme il en allait de la mystérieuse Bêtise humaine, d’autant plus solennelle qu’elle se perpétuait sous les oripeaux du sacerdoce ou de l’expertise.

 

29 octobre / 13 juillet

SABLES ET NUAGES

La question de la formation des déserts occupa Tadzio en ce début d’été, tout à fait à l’écart des préoccupations urbaines ou médiatiques, et les souvenirs de Waldau le pèlerin, qui avait arpenté les terres désertiques des bassins plats de Chine, lui furent de bon secours.

L’imagination spatiale et extratemporelle de Tadzio lui permettait, comme à peu des garçons de son âge à cette époque particulière, de voir sur son tout petit écran l’immensité déferlante du sable transporté par le vent, et non seulement de le voir, de concevoir, physiquement et en ondes psychiques aussi, ce que signifiait cet universel émiettement dans les zones basses des territoires et le long des plages.

Le sable était comme un dépôt, et dans la mémoire de Tadzio gisait aussi la connaissance antérieure, peut-être atavique, du fait que les particules d’argile s’agglomèrent quand les sols s’assèchent, surtout dans les périodes interglaciaires, et tel était aussi en lui le dépôt tapissant pour ainsi dire le tréfonds de sa mémoire, propice à toutes les rêveries remontées de son enfance et de ce qu’on pouvait pressentir comme l’enfance du monde.

Que le désert fût vivant, comme s’était  plu à le lui rappeler Waldau, non sans un brin de pédantisme, en lui parlant des fleurs minuscules qui parsemaient les étendues qu’un regard distrait eût déclaré stériles, ne faisait que confirmer son propre sentiment qu’une vie persistante verte et rose à fleur de terre, se perpétuait jusqu’au plus dur de l’hiver ou sous les feux blancs de l’été, comme en lui s’entêtait un affect de printemps même au plus sec de sa solitude d’orphelin de père (son père ayant foutu le camp, autant dire qu’il était mort) au tournant de ses douze ou treize ans, là-bas dans le gris ferreux des combinats.

Quant à la source de tel atavisme, Tadzio ne savait pas encore, à vrai dire, à quoi s’en tenir…

 

30 octobre / 14 juillet

FACETIME

La tête de Mike Godkilla, sur le petit écran de son smartphone, semblait à Pascal celle d’une espèce de mérou bienveillant, aux yeux plus globuleux que nature et à la lippe débonnaire. Or son visage fondamental était à vrai dire tout autre, et ce tout autre n’était pas de l’avocat sociable et social qui s’était fait connaître pour sa défense inexorable des humiliés et des offensés, auquel on prêtait une compassion pour ainsi dire évangélique, mais d‘un observateur inquiet et plein de reproches dont l’angoisse latente avait frappé Pascal lors de leur première rencontre américaine, plus de vingt ans auparavant.

– C’est inacceptable, venait-il de lui lancer d’un ton à la fois courroucé et las, englobant à peu près tout de ce qui se passait ces temps de par le monde. Réellement inacceptable. Et Pascal avait renchéri : tout à fait inacceptable.

– Et c’est aussi du plus haut comique, avait enchaîné Godkilla, dont le surnom lui était resté après qu’un de ses maîtres d’école, devant sa classe, l’avait attrapé par l’oreille en le taxant de déicide au seul motif qu’il se nommait Goldstein.

– Le plus drôle est qu’il semble qu’il n’y ait rien à faire, observa Pascal sans en penser un mot, et que tous tant que nous sommes nous soyons désemparés…

– Nous sommes dans l’incertitude, ajouta Mike d’un si détaché que Pascal comprit que son vieil ami, lutteur impénitent, avait quelque chose de solide à lui confier.

– Accouche…

– Nous ne sommes pas désespérés, mon ami : nous sommes dans la perplexité. Mais c’est à toi que j’aimerais dire ce que j’ai à dire, ou disons que j’aimerais que tu le lises. Je te l’envoie en pièce attachée…

 

1er novembre / 15 juillet

TÉMA LA MEUTE

Les followers s’impatientaient, un peu partout, d’accompagner Julia et Buddy sur la route, littéralement on the road, genre road story comme aux temps mythiques de la route 66 ou des chemins de Katmandou de leurs aëux désormais cacochymes.

Dès la première heure du matin, les 100.000 abonnés de Julia venaient aux renseignements, alors qu’une nouvelle sextape à peine floutée les renseignait sur les derniers ébats de leur couple fétiche qui s’était mélangé, avait fusionné et finalement explosé, provoquant aussitôt des kyrielles de messages enamourés et autres pictogrames d’adhésion  ou d’effusions figurées.

Corentin consentait à tout cela, ne pensant à vrai dire qu’à ses fins immédiates qui étaient, selon son expression, de « percer le cul de Julia », laquelle prenait la chose comme une façon de défi militant. Mais que pensait vraiment Julia ? Avaient-ils jamais abordé la question autrement que par le biais des médias sociaux ou des propos de bars et autres boîtes ? À quel moment la barrière de la honte était-elle tombée, et ce fait relevait-il d’une émancipation souhaitable ou au contraire d’un mensonge plus dommageable que la bonne vieille pudeur de toujours et d’à peu près partout ?

Il y avait là comme une innocence abstraite, avait-il constaté non sans certaine tristesse lucide qui paraissait échapper à sa compagne alors que Blackie, au contraire, la ressentait à l’avenant.

Les mecs seraient-ils plus sensibles à cette fausseté ? se demanda Corentin avec la conviction que jamais sa mère ne se fût permis le début d’une telle exposition à la meute, mais pourrait-il en parler à Julia avant la rupture qui lui semblait s’annoncer désormais ?

 

2 novembre / 16 juillet

JULIA ET LES ACCESSOIRES

Bien que l’idée du voyage virtuel lui eût paru éthiquement douteux, mais craignant tout de même les araignées et les frôleurs balkaniques, Julia finit par trouver certain attrait à la perspective d’en mettre plein la vue à ses followers, et ce fut avec un entrain particulier qu’elle prépara un inventaire fictif des sextoys qu’elle était censée emporter «au niveau du couple».

Le rire palliait au moins cette période de vacillement général, et cela réjouissait Corentin plus encore qu’elle-même, le garçon jouant volontiers son rôle de lascarà la coule.

– On va les faire saliver grave ! avait-il lancé par manière de bravade, et bientôt il pallia sa méconnaissance en la matière en découvrant, en quelques clics,  la riche palette des boules de geishas et des canards vibrants, des chapelets et des godes bifides à bourses de capitaines.

Julia était pliée et c’était, avec le rire fusé de Buddy, le liant qui les rapprochait le plus joyeusement, plus profond que les extases sensorielles. Le rire  était bel et bien déclenché par l’énoncé ou l’imagerie rose des accessoires, mais le rire n’était en rien mécanique et tout lui serait bon au fil de ces semblants de préparatifs à valeur de préliminaires amoureux.

PANOPTICON : La déréalisation du sexe avait progressé, durant ces dernières années, à proportion de l’extension mondiale de l’offre pornographique relayée, par les médias sociaux et l’ensemble de la nébuleuse internautique, jusque dans les derniers bastions du puritanisme étatique, que ce fut en Chine communiste ou dans les théocraties islamistes les plus sourcilleuses en la matière.

 

3 Novembre / 17 juillet

COMPULSION

Dans un  texte encore en travail dont il ne parla à personne, sauf à Blackie pour en rire, Corentin avait entrepris de TOUT DIRE de ce qu’il vivait «sexuellement» avec Julia, à titre réel ou numériquement figuré pour leurs followers.Le décalage était immédiatement statistique, et cela fut le point de départ d’une nouvelle réflexion de Buddy.

Ce que je sais de nous est peu de chose, se disait-il, disons en chiffres approximatifs, 13% la concernant et 87% touchant à ma perception physiologique et sensitive augmentée le matin à l’éveil, lorsque je bande comme un innocent cheval que prendrait la fataisie de tout dire.

Julia me suce et je l’encule, soit, mais à quelle cadence avouée et qu’en dirai-je sur Facelook sans bluffer ou en rabattre pour d’aussi mauvaises raisons ? Je sais que je peux dire à peu près tout à Jocelyn mais le ferai-je jamais et que me dirait-il lui de ce qu’il a « sexuellement » vécu avec sa Laure idéale, lui qui est à peine atteignable au phone fixe et m’envoie des lettres indéchiffrable neuf fois sur dix ?

L’époque aussi bien, depuis le début de l’asthénie générale, se vouait à la statistique comme à une drogue jusque-là sporadique, ou pour certains un soutien de leur relativisme à valeur quasi compulsive.

Se rappeler qu’en telle année (1896) un tsunami avait fait au Japon 27 000 victimes, ou que les vagues déferlant sous l’effet d’un typhon avaient noyé 138.000 habitants du Bengladesh tel jour de 1991 pouvait pondérer l’inquiétude d’un jeune auteur culte virtuel soudain atteint d’asthénie à la seule pensée que 45% des agents immobiliers de l’État de Californie nourrissaient des fantasmes à caractère incestueux voire pédophiles, tandis que lui-même jouissait à 100%, ce qui s’appelle jouir de joie, à la lecture d’une page des Penséesde Blaise Pascal ou à l’écoute d’un de ses vieux CD de Robert Johnson ou de Nina Simone…

 

12 novembre / 18 juillet

 

RHAPSODIE XV

Au top du running tout fait corps en parfaite fusion scandée à frénétiques turbines et pistons, et là c’est carrément l’Xtase à giclées. Toutes et tous sont en outre en phase avec les milliers d’alvéoles hyperactives de la Tour du Format et sur les nébuleuses  d’écrans réseautés au moniteur central de l’Hypercoach.

Le méga projet des Jeux Olympiques du Sexus reste à finaliser dans l’optique souveraine de la Performance, nation par nation et toutes sectes redimensionnées à la conviviale, mais l’entraînement à sec fonctionne déjà en mode programmatique intensif et l’on n’arrête pas une équipe qui gagne.

La multinationale avant-garde des Battantes de l’Aérobic est actuellement la mieux rodée sous l’aspect des mouvements collectifs à la coréenne, réglés selon les nouveaux algorithmes appréciés dans les entreprises. Le potentiel d’intégration du Drill gymno-industriel révèle chaque jour de nouvelles ressources en termes d’individualisme dépassé. La vanité typique de l’ancienne pom-pom girl cède le pas à l’orgueil autrement légitime de la Battante anonyme mais à la fois irremplaçable dans le système floral du Show médiatico-militaire. Cet effacement au bénéfice du groupe  mérite révérence et d’autant plus que le fuselé des corps y gagne.

Côté Performers, dont tout a été dit et répété des exceptionnelles avancées en matière de sublimation stéroïdienne, les observateurs signalent le nouvel accent porté, au stade du recrutement, sur le brainbuilding.

Mister Sexus à venir aura surdéveloppé son mental gagnant, sous peine de perdre des parts de marché. Mais cela, qui le souhaiterait dans le périmètre sécurisé des Tours d’illusion ?

 

13 novembre / 19 juillet

VENISES

 

La lagune pourrie, ces jours d’infection générale supposée, rutilait plus que jamais le long des Zattere où Jocelyn, la mine songeuse, se réjouissait plus que jamais d’être au monde.

L’Italie nous sera toujours un refuge, songeait-il en se figurant la silhouette noire à cheveux en bataille du vieil Ezra, poète idéchiffrable à ses yeux, peut-être bien insondable en son hermétisme, mais quoi ? Ce qui l’avait intéressé diablement entre seize et soixante ans lui semblait-il ce matin aussi digne d’attention que ces gondoles suspendues au-dessus des eaux bistres à bord desquelles de vigoureux vivants aux visages encore fermés s’affairaient à calfater ou recoller les embarcations dites « de rêve » dans les publicités ? Et qui ouvrirait ces visages, alors que les troupes de femmes étrangères se faisaient rares même au Rialto ou vers les Piombi ?

Les mêmes vices et les mêmes passions se répétent partout, nous rappellenttous les jours les médias et le papier journal dont je ne me suis jamais même torché, pensait encore Jocelyn, mais à présent quelle sera ton ultime pensée à l’heure dite, et quoi de plus obsédant à l’instant de se rappeler sa mort à Elle, et Jocelyn faisait tournoyer sa canne de jonc en se promettant de répondre dans la journée au petit Corentin à propos de babioles.

Comme ces garçons s’amusent ! se dit-il encore en voyant les seaux de couleurs disposés le long du quai où s’affairaient les gondoliers dont les visages s’étaient ouverts au son d’un lointain carillon, du côté des Gesuati, là-bas où tout à l’heure il déjeunerait à la terrasse de la Calcina.

Comme la vie est encore amusante une fin de matinée d’été, et comment ne pas encourager ces jeunes gens à s’affliger de babioles, mais crénom je t’en foutrai, jouvenceau de mes deux, à te plaindre pour si peu !

 

14 novembre / 20 juillet

SEXTAPES

 Contre toute attente, Blackie fut le premier  à recommander plus de pudeur et de retenue à Julia son amie, lui interdisant absolument de publier aucune des images qu’elle captait de lui à foison, tantôt le cul nu dans son tablier de cuisine, sous la touche ou sur sa couche en posture de mignon barraqué.

 Julia se donnait en specatcle par conviction militante, hitsoire de casser les codes.

Pourquoi pas une robe ? avait-elle lancé un soir à Blackie, après quelques lignes de poudre magique, lui faisant valoir que le bronze ambré de son torse de Bantou – évocateur des combattants de l’arène romaine dans un péplum récent réhabilitant le cinéma populaire des années 50 – marquerait un contraste saillant avec des fronces de tulles ou des rûchers de viscose à rehauts de strass. Mais Blackie était resté fermé à ces arguments d’intello ravagée, en laquelle il ne reconnaissait pas du tout « sa » Julia.

– En tant que vraie princesse je n’ai pas à me plier à ces mascarades, lui avait-il répondu, et pas question non plus de l’autoriser à diffuser les vidéos qu’elle avait volées de lui se manuélisant sous la douche.

L’époque, comme en suspens et partout, semblait désormais ouverte aux retournments les plus imprévus. Au regain de moralité puritaine, toute de surface et de simulacre, qui faisait qu’on lynchait de plus en plus aux tribunaux de la rue, commençait de s’opposer  certaines consciences en alerte, et curieusement ces délurés notoires que représentaient un Blackie ou un Buddy, fêtards de naguère aux dégaines de clubbers blasés,   se posaient incidemment en observateurs détachés, réservés en actes et tout pensifs.

 

15 novembre / 21 juillet

CONFUSION

Le sujet de la websérie de Corentin Fortier produite et diffusée par Blackie découlerait, avaient-ils décidé de concert, de l’écrit toujours en  travail de Buddy recoupant en somme toutes les situations imaginables liée au grand n’importe quoi de l’époque où géostratégie militaire mondiale et péripéties privées interféraient à tout moment entre ministères et cabinets de thérapeutes.

– Nous devons, pangolin futé, considérer la tribu nombreuse, avait lancé Corentin en prenant à deux doigts le menton glabre du Bantou : nous devons sonder de ce côté-là…

Et Blackie : – Yes Buddy, et je sens quelque chose au-delà de la tribu qui se vit, donc peut-être en deça comme je la rêve parfois dans ma forêt mentale ou je ne sais où, mais je le sens très fort le matin quand j’ai le bâton, selon ton expression, et que soudain tout à l’air de débouler en moi par assauts d’images et de mots en langage oublié…

Le magma prenait ainsi de la consistance, dont il faudrait tirer des récits, ceux-ci paraissant aux deux personnages l’émanation nouvelle et en somme toute naturelle de leur symbiose.

Je me sens avec lui comme en phase et dans une autre dimension, s’était souvent dit Corentin après qu’il eut laissé parler Blackie, ou l’écrivant à Jocelyn : mon négro m’inspire et m’aspire vers le haut, je ne sais trop à quoi cela tient, il y a chez lui comme une latence enfantine et grave, peut-être découlant de l’attachement à la fois diurne et nocturne qui le relie à tout instant à sa mère, même quand il se délie d’elle en ruades à la fois  mâles et femelles, j’veux dire que Blackie comme vous relève de la compagbie angélique que je ne retrouve en Jukia que lorsqu’elle pisse et chante seule sur la selle ou qu’elle module ses inventions  au violoncelle tadis que Blackie sur la table de poker y va de son tam-tam…

 

16 novembre / 22 juillet

SKYPE

Olga, très visuelle de nature, raffola bientôt de la nouvelle technologie du Skype, à laquelle Tadzio se prêtait, de son côté, avec une complaisance aussi totale qu’innocente.

Olga fut la première à percevoir la qualité supérieure de  l’amour de soi-même qu’entretenait le fils d’Ewa, consistant non tant à se regarder et se dévisager passivement qu’à s’admirer comme une merveille de la nature.

Olga sentait en Tadzio la possibilité d’un roman telle qu’elle avait toujours aimé les composer aves ses amies et ses amants, multipliant à l’envi les rebondissements avec des effets de surprises à n’en plus finir.

Le plus simple à reconnaître était que Tadzio incarnait bonnement la surprise, ainsi que Jonas le premier l’avait confié à Olga.

Jonas et Tadzio se trouvaient tel jour à portée d’un piano fermé, et tandis que le premier regardait par la fenêtre, le second avait ouvert le bel instrument noir à reflets bleus et s’était mis à le pianoter comme au hasard, comme laissant ses doigts tâter des sons et des débuts d’arpèges, puis semblant les arranger en accords et en harmonies, non sans hésitations feintes et en tremblements, et soudain les mains de l’adolescent s’étaient multipliées sur le clavier et de plus en plus sûrement, comme si la chose lui était toute naturelle et ruisselait pour ainsi dire de lui, lui s’étant assis et se concentrant les yeux fermés sur la partition visiblement apprise par cœur depuis longtemps et travaillée en nuances, Jonas se retournant alors bouche  bée et murmurant simplement : surprenant.

Cependant Olga ignorait encore ce talent de Tadzio, ne l’ayant vu jusque-là faire merveille qu’à l’aquarelle, au vu de celles qu’il avait lavées au Toggenberg et qu’Ewa lui avait montrées sur Skype.

 

17 novembre / 23 juillet

TADZIO  RÊVE

Le plus tendre amour de Tadzio était de nature indéterminée, hors des âges et des gens, qu’il aimait retrouver au tréfonds du sommeil.

Quelqu’un le prenait dans ses bras, qui n’était pas plus Ewa que personne qu’il reconnaissait, même celui qu’il appelait l’Ami secret.

C’était une forme blanche aux yeux verts et sans bras apparents, qui lui parlait doucement des  créatures ailées qu’on trouve au-dessus d’une forêt aux clairières secrètes, et qui semblent marcher sur les nuées, et sodain tout se matérialisait dans le dédale de grands appartements ou les présences se multipliaient, dont aucune ne lui évoquait son père.

Sur un cliché délavé l’on voit pourtant un grand garçon musclé de type évidemment ukrainien porter dans ses bras un mioche adorable en lequel force lui est de se reconnaître, mais Tadzio en est gêné dans son rêve même et préfère s’en tenir aux autres figures non sans regretter le montreur d’échecs ou de tennis que le lâcheur mystérieux aurait pu être rien que pour lui – cet exclusivisme affectif, à la fois très physique et métaphysique, caracatérise non seulement les dramaturgies oniriques de Tadzio mais son devenir et son être conscient.

Tadzio rêvait beaucoup de maisons en enfilades dans les temps variés de sa mémoire, mais aussi de vaisseaux et de paquebots aux coursives également communicantes, qu’il arpentait souplement en ne cessant de noter les détails.

Les maisons de type à la fois ancien et durable, quant aux murs, et lustré pour ce qui tenait aux lambris et aux planchers, avaient été prêtées aux rêves de son personnage par les souvenirs du Vieux Quartier que le Romancier revisitait souvent dans ses propres rêves, et de même lui avait-il transmis sa propension sans raison à rêver de grands bateaux comme suspendus hors du temps.

 

18 novembre / 24 juillet

UN AUTRE RÉCIT

Mike vit en la pandémie une manière de révélation à caractère apocalyptique qui le conforta dans son refus des théories de conspiration et l’enclint à plus de sérénité positive.

Le réaliste biblique parlait en lui. Le caractère fonfamental du phénomène lui était apparu dès le début de ses apparitions mondiales, l’ayant à vrai dire prédit depuis des années qu’il observait les avancées de la déforestation outrancière et du recul des glaciers.

On ne la faisait pas à Mike Godkilla : ce qu’il croyait découlait de ce qu’il voyait de ses yeux ouverts, et ce qu’il avait vu récemment dans les Cyclades aux réfugiés malades du plomb avant la nouvelle contamination, ce qu’il avait vu plus tôt avec Mathilde au Vietnam où ils s’étaient rendus en pèlerins de mémoire, juste « pour voir » comment on poursuit sans effacer, ce qu’il avait vu bien avant encore durant ses années chinoises à défendre, en avocat, les avocats de là-bas qu’on enfermait au déni de toute justice, ce qu’il avait vu des yeux de ses mère et mère, avant et après l’autre désastre, tout cela faisait qu’on ne la lui faisait pas.

Mike avait rencontré Pascal à plusieurs reprises, et le fait de se trouver dans le casting du même roman virtuel leur permettait de se relancer mutuellement à volonté, ces jours plus encore que par le passé tant leur perception  des événements se recoupait en inquiétudes communes et en incertitudes, en infos précises qu’ils se transmettaient par messagerie ou sur Facelook avec les visuels de leurs reportages plus ou moins improvisés et les interprétations immédiates qu’ils en donnaient, attendant à tout coup la réaction de leur compère ; et Pascal associait souvent Vivien Féal à ces échanges.

 

19 novembre / 24 juillet

LES ADIEUX SIMULÉS

 

Le moment de se séparer de Niklaus Waldau étant apparemment venu, Ewa et Tadzio pleurèrent de concert et tant qu’il en rit de bon cœur, sachant que le temps imparti leur restait en diverses autres dimensions.

Nous ne  nous parlerons pluss par le truchement de nos voix interphones ni par aucun de vos instruments, lança Waldau à ses deux hôtes d’un été, mais nous ne  nous quittons pas vraiment, d’ailleurs vous le savez bien, ce qui les fit sourire de connivence concertée.

– Je vous retrouverai dès que j’aurai les yeux fermés : ce sera mon code d’entrée, lui dit alors Tadzio en lui prenant dans les siennes ses mains d’organiste paysan.

-Chaque fois que je ferai le ménage je penserai à vous et à tous les objets de la masion du Wunderberg que nous ne cesserons plus d’habiter en nos cœurs, renchérit Ewa tout étonnée de ce qu’elle venait de prononcer sur un ton qu’on ne lui connaissait pas en se disant à l’instant même que les yeux d’un bleu laiteux de glacier de Waldau ne cesseraient jamais de l’éclairer de leur lueur adoucie.

 

PANOPTICON : Dès cette articulation temporelle de la narration, la résolution du Romancier d’en alterner les occurrences en fonction de la réalité quantique allait se concrétiser par la projection diachronique mais apparemment toute linéaire de séquences  dont beaucoup emprunteraient à ce qu’Ewa avait vécu avant le Wunderberg , qui lui revenait par vagues de plus en plus lisses et claires, et de ce qu’ensemble, dans leurs déambulations et leurs entretiens coupés de longs silences, entre autres exercices de gymnastique suédoise, Tadzio et Maître Niklaus avaient expérimenté en leur symbiose pour ainsi dire occulte, soit en fixant longuement les étoiles en plein jour, soit en se parlant sans être entendus de quiconque dans le silence bruissant de présences de ces hautes terres que tous deux savaient leur meilleure part.

 

20 novembre / 25 juillet

 

RHAPSODIE XVI

Les illuminés grabataires perpétuent la longue lignée du lyrisme libérateur, non sans recours aux apolliniennes sources et lumières, avec cette discipline absolument rigoureuse, quoique affinée par l’âge, des ancien athlètes du Jarret et de l’Intuitif.

La position couchée est propice à la méditation de qui en a vu de toutes les couleurs et a bifurqué un jour ou l’autre vers l’aquarelle ou la composition de haï-ku, pour faire simple. De nombreux autres exemples sont à disposition dans les archives de nos  roulottes.

Ce que le philosophe libéré des systèmes couche sur le blanc de son papier-sommeil a la transparence de l’œuf miré par l’Amoureuse. Imaginer Sisyphe heureux n’exclut pas le type au pieu, et l’on ne sache pas que se figurer le Messie allongé ressortît au blasphème en dépit des énervements de Prénom Paul.

La sortie des formats  ne sera jamais conforme qu’à la forme à venir de chacun du fond de ses âges, étant entendu que chacun pressent d’enfance quelle forme accomplie pourrait être la sienne, sans stresser.

Un employé de la Banque soumis à de stricts horaires et planifications peut échapper à son format d’homme-tronc des guichets en se consacrant les dimanches d’automne à l’observation solitaire et muette des étangs des Dombes sous la brume opaline, autant qu’en exécutant les variations Diabelli au dam de son épouse à jamais rétive à la musique et à toute autre sorte d’attentat au format domestique et caissier. Le Drapeau de Madame est sa culotte : marchons au pas ! Pas de quoi stresser, une fois encore mais la rupture, en l’occurrence, s’annonce quelque part.

La sortie des formats n’est pas une fuite non plus, moins encore une chimère ou un renoncement à teinture d’entropie: c’est l’opposé dynamique de toute abdication, mais tout en douceur, tout en ruse d’expérience, tout en prudence hardie et en détermination fine – tout à l’accueil restauré de la bonne vie décorsetée et décasaquée.

Une ligne de partage aussi fine qu’un cheveu d’ange ondulant dans la brise, marque la délinéation de cet espace que nous sentons vital même sans y penser, préférant trop souvent nous replier dans le Caisson, mais c’est là que s’annonce ce matin  ce grand appel d’air aux derniers contreforts des Tours d’illusion où s’ouvrent, de loin en loin, des portes et des portes…

 

TRANSIT

Jonas fut chargé par Olga du transport d’Ewa et de Tadzio dans la vieille Facel-Vega des années snob de Nemrod, et de récupérer chez Waldau un carnet que Théo avait remis à Sam, lequel l’avait fait lire à Waldau, où il était question des pensées d’atelier que l’artiste avait consignées pendant ses années aux States et dont Pascal Ferret avait déjà recueilli maintes bribes de vive voix.

Contre toute attente la solendide voiture vert émeraude à longerons couleur rubis ne tomba point en panne, et Jonas fit quelques démonstrations de vitesse en changeant trois fois de cantons dont tous les bars étauent également fermés, ce dont Ewa no Tadzio n’eurent évidemment l’idée de se plaindre, ne faisant qu’admirer les jaunes variés des colzas et des blés,

À un moment donné, Jonas décapota le cabriolet à la surprise ravie de ses passagers, auxquels il annonça en fanfaronnant crânement que la sellerie était d’origine et le moteur en  arbre double, aussi la mère et le fils se regardèrent-ils avec autant de surprise que de joyeux enthousiasme avérant soudain leur double origine polonaise et post-communiste qu’aucun blasement n’avait encore atteint.

– Nous serons à bon port avant la nuit ! s’exclama encore Jonas en se tournant vers Ewa tous cheveux blonds échevelés, puis clignant de l’œil à Tadzio dont le rétrovieur renvoyait le visage d’un être d’une intense, irréelle présence, fermant les yeux dans le vent tandis que Niklaus Waldau le voyait de son côté par transmission radieuse.

Fin de la troisième saison

 

 

[1]Cf. Le viol de l’ange, 1997.


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