Mémoire Vive

Passé et présent des jours à venir

Ces derniers mots que j’écris seront-ils jamais lus ? J’allais écrire que je n’en ai cure, et puis non : je vais plutôt écrire que j’en ai grand souci, et même que sans cela je n’écrirais pas.

Cependant il y avait du vrai dans ma première impulsion de noter que je n’avais cure d’être lu, comme si ça ne me regardait pas, ou que je n’y pouvais rien.

Ce qui est vrai est que je ne cherche pas à être lu, tout en n’écrivant que pour ça, et ces derniers mots seront comme les premiers que j’ai écrits avec cette même intention il y a, je ne sais pas: cinquante ou soixante ans, lorsque j’ai commencé de noter justement ceci ou cela.

J’ai connu, entre seize et vingt ans, dans les années 60 du vingtième siècle, ce temps où le fait d’écrire, dans le pays et le milieu où je me trouvais, était considéré avec une attention particulière, nuancée d’une espèce de respect parfois un peu méfiant, comme il en allait de toute activité artistique. «Ah bon, vous écrivez ?» Et l’on sentait qu’à cette question en pendait une autre qui se voulait plus sérieuse : « Et à côté ? »

Or je ne considérais pas, pour ma part, qu’écrire fût une activité vraiment centrale, moins encore sacrée, et me satisfaisais en somme du fait d’écrire à côté ; mais je constate pourtant, aujourd’hui que de toute ma vie je n’aurai fait qu’écrire à côté, ou plus exactement que j’aurai fait de cet «à côté» le centre et le noyau vital de ma vie.

Je me souviens des derniers jours où mon père se réjouissait encore de pouvoir faire le tour de son jardin, et de sa résignation, plus tard, en constatant qu’il n’en aurait plus la force; mais celle d’écrire me reste encore, et de passer peut-être, comme on dit, le témoin.

Le seul mot de jardin me rappelle un monde, et je revois mon père, en chemise allégée, y retourner la terre pour y établir des carreaux de légumes ou de fleurs, et retirer un jour de la terre un crâne, puis divers os blancs qu’il déposa sur le gazon proche.

La terre de notre jardin provenait en effet d’un cimetière excavé à l’autre bout du quartier de ces hauts de la ville de Lausanne, là-bas juste en dessous du Colisée, le cinéma où je ferais office de placeur en mes années de prime jeunesse – autre jardin d’images ouvrant d’autres fenêtres sur le monde ; et mon père de confier alors le crâne à notre frère aîné, lequel s’empressa d’en faire une figure d’effroi au fronton du poulailler familial, gageant que Maître Renard en serait écarté pour jamais.

Premier jardin du monde, aujourd’hui cerné de béton, mais que ces derniers carnets, sixième volume publié depuis l’an 2000, à l’enseigne de mes Lectures du monde, voudraient une fois encore évoquer comme le milieu affectif, tellurique et poétique d’un monde, non pour l’idéaliser: plutôt afin de rappeler, avec précision, ses saisons dont  les cycles auront marqué nos mémoires.

Il y aurait là comme un Amarcord à ma façon, ou disons que j’y reviens une fois encore après en avoir écrit tant de pages. Plus exactement ce sera sous le signe du Temps retrouvé, qui fait du passé et du présent le matériau même d’une mémoire vive en attente de retrouvailles vécues ici et maintenant ou de lecteurs à venir, contre l’insignifiance et l’indétermination, l’indifférence et l’oubli qui sont l’œuvre aujourd’hui d’un démon mesquin aux pesantes paupières.

À La Désirade, ce lundi 1er juillet 2013. – La lucidité de l’éveil m’éclaire. C’est là que je repère le faux; de là que je devrais toujours repartir, sans sacrifier pour autant la rondeur et les nuances de la vie. Plus je vais, plus je vis et plus naturellement me revient cette disposition mentale, il faudrait dire psychique, ou métapsychique – je ne sais trop, qui me relie à un fonds de langage datant probablement de mes premiers temps d’enfant ou à je ne sais quelle préhistoire des peuples et des personnes. Longtemps je me suis intéressé à ce que j’appelais, à propos de Thomas Wolfe, de Faulkner ou de la rare poésie, le « grand langage oublié », mais peut-être s’agit-il plus humblement, plus simplement aussi, plus profondément surtout, du « petit » langage immémorial des enfants et des génies, écrivains ou artistes restés enfants

KATYN.– J’ai vu ce soir les corps tomber l’un après l’autre dans la fosse, après les balles tirées à bout portant dans chaque tête,  et je revoyais le vieil homme dans sa mansarde de Maisons-Laffitte, à la fin des années 70, qui pleurait pendant que je lui lisais des pages de Nuits florentines.

Ensuite le film de Wajda[1]m’a laissé comme abattu, physiquement lessivé, sans voix. Je savais pourtant à peu près tout de Katyn, et d’abord de vive voix par Czapski, après la lecture de Terre inhumaine[2]; je savais que tout ce qui était raconté là s’était réellement passé. Je le savais par l’esprit, mais le cinéma parle au corps, les images parlent aux sens et aux nerfs, le matraquage est réel et le fait est qu’il m’a semblé vivre ce soir dans mon corps, tout bien assis dans mon fauteuil que je fusse, l’atroce fin de ces hommes massacrés l’un après l’autre par les sbires de Staline.

Je savais pour l’essentiel ce que signifiait le nom de Katyn et tout ce qui l’entourait, bien au-delà du seul charnier désigné par ce nom ; je connaissais le détail de la manipulation soviétique et l’opération de propagande longtemps entretenue en France et en Occident, visant à attribuer le massacre aux nazis. Je savais les circonstances de ce crime de masse occulté et comment, par exemple, le major-général du NKVD Vassili Mikhailovitch Blokhine en personne, vêtu d’un tablier de boucher et armé d’un pistolet allemand Walther PPK, avec l’aide de deux exécuteurs, les frères Ivan et Vassili Jigarev, « traita » 7000 hommes en 28 nuits pendant que des millions de pères de famille soviétiques (présumés bons) crevaient sur le front de la même mort que des millions de pères de famille allemands (présumés méchants), et je revoyais Joseph Czapski, dont une partie de la vie avait été consacrée à rétablir la vérité sur l’assassinat des 25.000 officiers et étudiants polonais assassinés par les Soviétiques, qui pleurait ce jour-là sur une page des Nuits florentinesde Heinrich Heine que je lui lisais dans sa modeste soupente où voisinaient ses toiles récentes et les centaines de carnets reliés de son légendaire journal.

Les bras réunis autour de ses immenses jambes pliées, ses immenses mains jointes comme pour une prière, la voix haut perchée d’un vieil enfant, Czapski m’avait donc demandé de lui lire deux ou trois pages des Nuits florentines que notre ami Dimitri aimait tant lui aussi et qu’il rééditerait des années plus tard, mais je ne me rappelle pas ce qui avait tant ému, ce jour-là, l’artiste octogénaire revenu de toutes les horreurs du XXe siècle – des bombardements de Varsovie où l’essentiel de son œuvre avait été détruit, à la bataille de Monte Cassino où les Polonais avaient appris la forfaiture des Alliés les livrant à une nouvelle dictature ; je ne me souviens pas de la source de cette émotion si vive, mais celle-ci me rappelle, à l’instant, les mots que Varlam Chalamov consacre à la rosée du matin dont les perles scintillent au soleil, derrière les barbelés du goulag.

Un homme est trop fragile pour résister à une balle qu’on lui tire à bout portant dans la tête. Mais le même homme fragile est capable de résister à la violence par son art ou par ses larmes.

RIVAL DU CHRIST.– Les Regards sur Nietzsche[3]d’Henri Guillemin sont intéressants, où j’ai trouvé pas mal de remarques utiles et mesurées. On ne la lui fait pas et c’est très bien: très bien de résister à l’énergumène, mieux que ne le fait un Sollers, dont la vénération confine parfois à la jobardise.

Notre gauchiste catho a raison d’affirmer que Nietzsche, plus que le philosophe de la mort de Dieu, est celui de la mort d’une certaine idée de Dieu, restant profondément préoccupé par notre relation au divin et se posant, d’une certaine manière, en rival du Christ et en Deus in Machina.

Guillemin rappelle l’importance de la vie et de la personnalité du philosophe, plombée par la maladie et déformée par une sorte de mégalomanie compulsive qu’expliquent autant ses dons que ses failles. René Girard a bien montré, pour sa part, les mécanismes liés à la jalousie destructrice de Nietzsche à l’égard de Wagner, après sa déception, et sa façon combien significative de piétiner ce qu’il a adoré en se bricolant des justifications a posteriori, notamment à propos des aspects chrétiens de Parsifal et Tannhäuser

Guillemin, lui, s’intéresse trivialement à la santé physique et mentale du cher N., comme il l’appelle, et c’est vrai qu’il y a de quoi faire à propos de quelqu’un qui chantait un dieu solaire et danseur alors qu’il se traînait sur ses pattes comme une bête blessée à migraines atroces, comparait ses ouvrages à de la dynamite alors qu’ils n’intéressaient à peu près personne de son vivant, se disait le plus humble des modestes et le plus grand philosophe du monde, géant à côté de ce nabot fluet d’Emmanuel Kant…

Il y a à prendre et à laisser chez notre cher bonnet rouge à pompon papiste, comme il y a prendre et à rejeter dans ses livres plus franchement tendancieux, tel son plaidoyer pour Robespierre. À ce propos, lui rendant visite à Neuchâtel, je me rappelle lui avoir cité une de ses phrases qui revenait, ni plus ni moins, qu’à une défense de la Terreur. M’écoutant lui lire sa phrase, il m’avait alors dit: « Et c’est moi qui ai écrit cela ? ». Et moi: « Oui, Maître ». Et lui: « Je baisse le nez »…

Ce que j’aime assez cependant,  chez lui – et c’est aussi pour me rappeler ses conférences captivantes -, c’est qu’il ose mettre les pieds dans le plat d’une certaine intelligentsia allemande ou française qui, dès que sort le nom de Nietzsche, se signe ou se met au garde-à-vous.

Guillemin, pour sa part, reste perplexe et naturel, avec le même aplomb qu’un René Girard examinant le cas de l’énergumène. Le long chapitre sur les relations humaines de Nietzsche (surtout avec Wagner, Lou Salomé et ses mère et sœur) n’amène rien de très nouveau mais éclaire le topo, pour parler populo, comme le premier chapitre sur les «trous noirs» de la bio de N., côté mal d’enfance, mal portance et malbaise.

Quant au dernier chapitre sur les prodromes d’une idéologie récupérée par les nazis à titre posthume, il me semble bien affronter les difficultés présentées par une pensée souvent ambiguë et contradictoire, au-delà de ses provocations.

En ce qui me concerne, Zarathoustra m’est toujours tombé des mains. D’aucuns y voient le sommet d’une poétique, et moi le summum de la boursouflure, frisant le comique. Or c’est Philipe Sollers, aujourd’hui, qu’on pourrait trouver comique avec sa façon de se la jouer Baptiste de l’anti-Messie relooké…

À La Désirade, ce lundi 22 juillet.– En passant en revue, hier soirles journaux de la semaine dernière, je suis tombé sur une page consacrée à l’imbécillité proférée, en Chine, par Ueli Maurer,  l’actuel président de la Confédération, selon lequel il s’agit maintenant de «tourner la page de Tian’anmen». 

On ne saurait mieux illustrer la servilité de nos autorités, ou plus précisément celle de ce philistin caractérisé – un vrai pleutre doublé d’un pignouf. Les victimes innocentes du massacre du 4 juin 1989 ne comptent pas, pour ce boutiquier, plus que pour l’épicier Blocher se flattant d’avoir commercé avec la Chine avant tout le monde. Honte à ces larbins ! 

DES IDIOTS UTILES. – Dans Le Studio de l’inutilité[4], recueil d’essais de haute volée, Simon Leys se livre à une mise en boîte carabinée de Roland Barthesaprès son mémorable voyage de 1974 en Chine, avec l’équipe de Tel Quel.

J’avais déjà bien ri en lisant Les Samouraïsde Julia Kristeva[5], qui en donne une relation hilarante de jobardise, par exemple quand je ne sais plus lequel de ces éminents intellectuels se demande pourquoi le Pouvoir chinois les a invités, à quoi Philippe Sollersrépond, sérieux comme pas deux, que la caution de l’intelligentsia parisienne aux options du Pouvoir en question justifie probablement cette invitation…

Or Simon Leys rappelle que cette excursion d’idiots utiles correspond à une période de répression féroce accrue dont aucun de ceux-là n’a pipé mot. Mieux: dans un commentaire à ses notes de voyage, d’une insipidité abyssale, Roland Barthes justifie sa servilité en donnant du galon à un «discours ni assertif, ni négateur, ni neutre » et à «l’envie de silence en forme de discours spécial»…

À ce « discours spécial » de vieille peau gâteuse se tortillant dans son étole de mohair, Simon Leys répond en vrai Belge non moins spécial : «M. Barthes définit avec audace ce que devrait être la vraie place de l’intellectuel dans le monde contemporain, sa vraie fonction, son honneur et sa dignité : il s’agit, paraît-il, de maintenir bravement, envers et contre «la sempiternelle parade du Phallus» de gens engagés et autres vilains tenants du «sens brutal », ce suintement exquis d’un tout petit robinet d’eau tiède… »

Dans la livraison de janvier 2009 du Magazine littéraire, Philippe Sollers affirmait que les carnets chinois de Barthes reflétaient en somme la «décence ordinaire» célébrée par Orwell. Mais Simon Leys y voit plutôt «une indécence extraordinaire» et cite le même Orwell pour qualifier le non moins extraordinaire aveuglement d’une certaine intelligentsia occidentale face au communisme, d’Aragon en Union soviétique à Sartre léchant les bottes de Castro: «Vous devez faire partie de l’intelligentsia pour écrire des choses pareilles ; nul homme ordinaire ne saurait être aussi stupide »…

Or il va de soi que Simon Leys gardera sa réputation d’anticommuniste primaire, même sachant ce que nous savons aujourd’hui des crimes de la Révolution culturelle aux centaines de milliers de victimes, alors qu’il incombe au très élastique Sollers de nous expliquer aujourd’hui même, dans le Nouvel Obs, «Comment devenir Chinois»…

HAUTE LICE. – C’est avec une joie féroce qu’on accueille ces jours la parution du troisième volume des Oeuvres complètes de Cingria[6].

Joie, parce que joie tout simplement, propre au chant du monde que représente l’œuvre de Charles-Albert. Et féroce, en consonance toute pareille avec la vivacité et parfois la virulence de ces textes souvent brefs, disséminés par l’écrivain, en quête perpétuelle de moyens de subsistance, dans une kyrielle de revues (à commencer par la Nouvelle Revue Française, grâce à son ami et fidèle défenseur Jean Paulhan), journaux de toutes tailles et tendances, jusqu’à ses fameuses Petites Feuillesou au bulletin d’information de la firme de vente de vêtements par correspondance Charles Veillon combinant joliment publicité et littérature, où Cingria se prononcera notamment sur la manière d’habiller l’enfant (« du marin, du marin, rien que du marin ! »).

Le présent volume, dont l’établissement des textes, leur présentation et les notes ont mobilisé les soins d’une douzaine de cingriologues plus ou moins ferrés, sous la responsabilité coordinatrice de Maryke de Courten, se trouve également introduit par les soins de la même diligente vestale, sous le titre annonçant judicieusement Une chronique totale.

On passera sur quelques phrases pesant leur poids de pédantisme professoral (« Le parti pris d’une distribution poétique ou thématique, aisément justifiable du point de vue de l’organisation des masses textuelles, reste certes discutable au regard de l’hybridité et de la perméabilité des formes que revêt l’écriture littéraire, en particulier celle de Cingria »…), pour relever d’excellentes observations sur le nouvel éclairage, par relation « de complémentarité », que propose cette édition non chronologique réorganisée par thèmes et affinités, ou en éclairant plus précisément l’écriture même de Charles-Albert en son « principe de libre fantaisie, de foisonnement et d’exubérance ».

Dans la foulée, et rompant avec l’opinion de courte vue selon laquelle Cingria, contempteur d’un certain modernisme, serait une sorte de baroque réactionnaire, Daniel Maggetti, dans sa présentation de la première grande section intitulée Esthétique générale, développe une réflexion pertinente sur les rapports entretenus par Charles-Albert avec le Temps en général et l’actualité en particulier.

À l’opposé de ceux qui privilégient le temps linéaire ou le présent porteur de nouveauté et de progrès, Cingria, qui affirmera que le temps «n’existe pas», illustre une position à la fois «antique» et primesautière pour laquelle, précise Daniel Maggetti, la «valorisation du passé n’est ni immobilisme ni fétichisation. Elle repose plutôt sur le sentiment d’une réappropriation et d’une redécouverte constante de ce qui, de l’histoire, demeure utile et vivant dans la société et le contexte d’aujourd’hui».

Les premiers textes de cette première partie exposent illico, d’ailleurs, l’idée que se fait Cingria de ce qui est réellement moderne à ses yeux et de ce qu’est la tendance à «vouloir être moderne», avec tous les pièges de la mode fugitive, d’un progressisme de façade ou de toutes les formes de snobisme et autres postures à la page. Un autre concept important, forgé et souvent repris par Charles-Albert et son frère Alexandre, est celui de «nordisme», englobant ce qu’on dirait aujourd’hui les façons New Age et qui se caractérisait, dans la première moitié du XXe siècle, par les affectations de spiritualité fumeuse (genre théosophie de tea-room ou langue espéranto) ou de modes plus ou moins artificielles ou frelatées.

Or comment situer Charles-Albert Cingria ? Comment se situe-t-il lui-même ? D’aucuns l’ont classé à l’extrême-droite parce que dans sa vingtaine, sous l’influence de son frère aîné Alexandre, il professait une sorte de maurrasisme esthétique (« Je suis Romain, je suis humain », ce genre de lubies d’époque), mais aucune étiquette politique ne lui convient à vrai dire, pas plus qu’à Max Jacob son ami ou  à Cendrars son ennemi.

Question religion, il est évidement catholique, autant à la byzantine qu’à la manière accueillante d’un Chesterton, s’affirmant « évhémériste » avec des affinités dans la Chine de Tchouang-tseu et dans l’islam mystique, mais  tout cela n’est pas l’essentiel. L’essentiel est un noyau à la fois ontologique et poétique qu’il a évoqué dans Le Canal exutoire, l’un de ses textes les plus inspirés et les plus explicites sur son être-au-monde.

Pour l’essentiel, Charles-Albert est un poète, comme Jean Genet ou Jacques Audiberti sont des poètes – grands sourciers et sorciers de la langue et de l’intelligence du monde.

«Cingria demeure libre de ne pas aborder de manière fondamentale des sujets lourds de sens, comme le nazisme, la collaboration, le régime de Vichy », écrit encore Maryke de Courten.

Mais de quoi parle-t-il alors « de manière fondamentale » ?

Je dirai qu’il parle d’un peu tout, mais comme personne. Jean Paulhan l’écrivait d’ailleurs: «Charles-Albert disait il pleut comme personne».

Or ces Propos, cela va sans dire, ne se bornent pas à l’évocation de la pluie : ilsconstituent une haute lice verbale que Jacques Chessex comparait à « une vaste tenture tissés de fils riches et colorés – travail interrompu, repris amoureusement, travail abandonné encore pour cent pérégrinations, mais l’artiste toujours revient à son ouvrage qui s’étend maintenant sous nos yeux, somptueux, frais, vigoureux, chef-d’œuvre où domine la pourpre cardinalice, l’or byzantin, le vert des prairies burgondes, le jaune rosé saharien, le bleu des ciels rhénans, le gris argenté des roseaux du Rhône ».

Cette édition propose une nouvelle répartition des textes, que je suggère à la fois de suivre, dans la mesure où certains thèmes regroupés facilitent en effet une meilleure synthèse, mais aussi de bousculer par une lecture en zigzags correspondant au coq-à-l’âne incessant de l’écriture cingriesque.

On lit ainsi vingt pages sur le «Vouloir être moderne», puis on saute à un portrait carabiné de Léautaud en tortue broutant sa salade ; on assiste à la rencontre de Ramuz et Max Jacob puis on file lire Ubu cocuou La vie des crapauds de Jean Rostand ; on rencontre Marcel Jouhandeau, Jean Lurçat qui « peint avec des phares », on va voir Mickey Mouse au cinématographe ou Le voleur de Bagdad, ainsi de suite.

On n’est pas toujours, ici, à la pointe du génie poétique de Cingria, qui fulgure dans ses proses le plus pures, quasi « sans sujets », du genre d’Enveloppes. Mais on y retrouve une prodigieuse incitation à la définition et à la discussion, voire à la dispute – au partage des opinions et des passions. On y grappillerait tous les jours, et c’est d’ailleurs tous les jours que j’en ferai mon miel cet été…

LE BUNKER. – J’ai regardé hier, pendant dix minutes, une émission de télé consacrée aux sociétés de surveillance privées en Suisse alémanique. Tout de suite j’ai été saisi, et saisi de rage aussi, devant ces figures de l’Ordre et de la Propreté, tant clients de ces sociétés que responsables ou collaborateurs plus ou moins armés.

Vraiment l’horreur: tout ce que je déteste ! Par exemple ce couple genre posé, avec un enfant se tenant droit à la table de verre d’une espèce de grand living entièrement vitré et donnant sur un paysage lacustre (sans doute l’horrible Côte dorée des alentours de Zurich-City), ces trois personnes sagement assises autour de cette table au milieu de leur bunker top moderne dominant les eaux du lac: les deux adultes assis proches l’un de l’autre pour bien montrer l’union sacrée du couple tellement menacé de nos jours, et l’enfant comme un mannequin immobile tout à côté, tout ça respectueux de la caméra de la Télévision nationale, et ce discours du couple, ce discours d’adultes responsables, ce discours précis et inquiet, précisément inquiet de la situation d’insécurité actuelle, le profil de couteau de cuisine de l’épouse et cette ride de conscience spécialement inquiète du Chef de Famille – l’idée d’avoir à vivre avec de telles gens, l’idée d’être un teenager dans cette prison vitrée et d’avoir à répondre à cette mère sûrement prévenante mais encore plus surveillante: non et non cela ne se peut pas sans finir dans une clinique ou par la fuite au Brésil !

En tout cas je l’ai dit à ma bonne amie également effrayée: la seule chose que je leur souhaite est d’être cambriolés, ou que la terre tremble et casse leur bunker en deux, enfin qu’il leur arrive quelque chose à ces malheureux !

PROUST ET COCTEAU.– Une surabondante glose critique prolifère aux rivages de l’océanique Recherche du temps perdu de Marcel Proust, mais il vaut la peine, et c’est un vif plaisir, de lire le récent Proust contre Cocteau[7] de Claude Arnaud, assez éclairante approche d’une rivalité littéraire d’abord ancrée dans la vie affective et mondaine des deux écrivains, illustrant mieux qu’aucune autre la question du mimétisme tantôt destructeur et tantôt bénéfique qu’un René Girard a démêlée dans son magistral Mensonge romantique et vérité romanesque, notamment.

Peu d’écrivains contemporains, juste décalés par vingt ans d’âge, se sont autant fascinés l’un l’autre, aimés et jalousés que Marcel Proust et Jean Cocteau. «Très peu établirent une relation aussi riche en enjeux affectifs, intellectuels et sensibles », précise Claude Arnaud.

«Tel un frère élevé une génération plus tôt, Proust montra d’emblée une grande admiration pour ce cadet si précoce. Il aima d’un amour impossible Cocteau, lequel manifestait, à vingt ans déjà, le brio, l’aisance et la facilité qui lui manquaient encore, adulte».

À un siècle de distance, et même si Jean Cocteau a rejoint Proust dans La Pléiade, l’on pourrait croire que le rapprochement de l’immense romancier et de l’Arlequin poète relève de la curiosité littéraire ou de la mondanité. Or il n’en est rien. Ainsi, lorsque Claude Arnaud souhaite à son lecteur la «bienvenue dans les abysses», n’exagère-t-il guère.

Aux abysses humains de Proust, pour commencer, c’est en effet un monstre à la fois effrayant et touchant qu’on va retrouver: un «insecte atroce», comme le disait de lui son jeune ami Lucien Daudet, pour mettre en garde Cocteau.

Balayant diverses interprétations anciennes ou récentes, et de façon qui me semble excessive tant le sujet excède cette vue freudienne, Claude Arnaud présente le petit Marcel en «éternel nourrisson» qui, au sens plein du terme, n’aima que sa mère et ne fut aimé que d’elle. Malgré le sain souci de son père hygiéniste, Marcel revient indéfiniment dans le giron maternel, «fils abusif qui empêcha sa mère de cesser de le couver». Adolescent, Proust s’arrachera certes à sa famille, mais pour mieux retrouver ce modèle affectif indépassable dont il accablera ses amis avec tous les chantages de sa « sensibilité asphyxiante» et de sa « gentillesse collante» de tyran se jugeant lui-même « impossible »…

Mais encore ?

AU VOL :– Jules Renard en son inépuisable  Journal : «La prose doit être un vers qui ne va pas à la ligne». Et cela de mordant, à propos d’un certain Fasquelle: «Il a un large nez au milieu du visage. C’est comme un coup de pied qu’on lui aurait donné, et dont il lui serait resté le pied». Et cela encore: «Une phrase solide, comme construite avec des lettres d’enseigne en plomb découpé».

KRAUS ET LA PRESSE. – La perversion du langage, aux yeux de Karl Kraus, est aussi bien le signe de la décadence sociale que de l’effondrement des structures internes de l’individu. Or cette dégénérescence est visible, plus qu’ailleurs, dans la presse.

«Ce que la vérole a épargné sera dévasté par la presse», affirme-t-il comme le fit en Russie, quelques années plus tôt, un Vassily Rozanov. Et ce n’est pas qu’une boutade: pour Karl Kraus, en effet, défenseur du classicisme, traducteur d’Aristophane et de Shakespeare, admirateur de Goethe et  de Nestroy, formidable écrivain lui-même, le langage de plus en plus dépersonnalisé de la presse, l’effet dissolvant de sa pensée au rabais, et la diffusion des idées générales qui en découle, sont autant de signes avant-coureurs de l’avènement d’un nouvel homme conditionné, prêt à suivre le premier démagogue.

Contre tout ce qui procède des idées reçues, contre les principes non ressaisis par la réflexion individuelle nourrie de sa propre expérience, Karl Kraus agit par le langage lui-même, de l’intérieur. Ses aphorismes ne sont pas tous convaincants, loin s’en faut. Mais tout se passe, à leur lecture, comme plus tard à celle des Remarques d’un Wittgenstein: où ce qui compte n’est point tant la vérité de la chose dite que le mouvement libérateur de l’esprit visant à la formuler.

WEBCAMS. – C’est un phénomène nouveau, mondialement répandu à l’heure qu’il est, et qui m’intéresse par tout ce qu’il révèle. Les gens se voient donc par ce nouvel oeil. Rien à voir avec la photo: parce qu’ils se montrent en même temps qu’ils se voient, et que c’est en temps réel. Les gens peuvent communiquer par la webcam et, par exemple, échanger avec leur fils étudiant à Brisbane ou leur fille en ménage au Nigéria, par le système dit Skype, dont un verbe est déjà dérivé: on reste en contact – tu me skypes, etc.  Cependant l’usage de la webcam s’est tellement banalisé qu’elle fait partie de la vie des gens au même titre que le téléphone ou l’ordinateur, non sans conséquences il me semble.

Ainsi, l’autre soir à la télé, dans un reportage de Temps Pésent consacré aux mariages plus ou moins trafiqués entre l’Afrique et l’Europe, une jeune Camerounaise bien en chair et au sourire niaisement candide, prénommée Augustine, communiquait-elle avec un type, un Suisse je crois, avec lequel elle rêvait de faire bientôt plus ample connaissance en vue de l’épouser alors que lui, de son côté, se bornait à lui demander de voir son derrière et à l’interroger sur l’entretien de la pilosité  de sa foufoune– c’est le terme précis qu’il a utilisé, le reste des propos du lascar étant à l’avenant, et c’était en somme triste et touchant de penser qu’Augustine croyait, ou faisait semblant de croire devant la caméra, que quelque chose pourrait se passer à partir de là. Le reste du reportage, non sans voyeurisme, situait bien cette forme de relation nouvelle dans un contexte d’extraordinaire frustration propice à tous les malentendus.

VALLOTTON.– Quelle fulgurance et quelle liberté, quelle poésie douce et dure à la fois, glaciale et brûlante  que celle de Vallotton, aussi suisse et fou qu’un Hodler, en plus ornemental parfois (même s’il y a aussi de l’ornement de circonstance chez Hodler), mais aussi débridé dans ses visions, et notamment dans ses crépuscules incendiaires et ses à-plats véhéments.

Comme Hodler, en outre, Vallotton finit aux franges de l’abstraction lyrique à l’américaine, tous deux  jeunes sauvages avant la lettre…

À La Désirade, ce 11 septembre. – Je ne saurais dire, même accidenté en montagne ou sur la route, que j’aie jamais éprouvé réellement l’imminence de ma propre fin, et je me méfie de la rhétorique de ceux qui prétendent «écrire pour ne pas mourir», et pourtant ces mots d’Annie Dillard, dans En vivant en écrivant[8],  me touchent, qui me rappellent la lecture de La Mort d’Ivan Illitchet le film Vivrede Kurosawa : «Écris comme si tu étais en train de mourir. En même temps, dis-toi que tu écris pour un public uniquement composé de malades au stade terminal. Après tout, c’est le cas. Que commencerais-tu à écrire si tu savais que tu allais mourir bientôt ? Que pourrais-tu dire à un mourant pour ne pas le faire enrager par ta trivialité ? ».

JOUVENCE DE COURBET. – « Dès qu’il eut du poil au menton, les couilles en place et un bâton de marche, Courbet s’est avancé au milieu des vivants sans reconnaître à quiconque de pouvoir le toiser », écrit David Bosc dans La claire fontaine[9].

Communard, ami de Proudhon, il n’est d’ailleurs pas tant de ceux qui demandent la liberté comme un dû gratuit, mais voient en elle un devoir personnel à remplir.   En Suisse, les agents et autres autorités qu’il taxe, ivre,  de «chenoilles», font rapport  parce qu’il se baigne à poil à minuit, mais l’exilé y trouvera généralement bon accueil (il fait partie de la chorale de Vevey et prise les fêtes de gymnastique) et se montrera plus que reconnaissant. Après sa mort rabelaisienne, son ventre « comme un évent de baleine » mis en perce, on découvrira le dénuement dans lequel vivait ce grand vivant généreux en diable dont les coups d’épate n’étaient que pour la galerie.

Côté peinture, secondé par quelques compères, Courbet peint en ces années des paysages à tour de bras, et du meilleur au pire. Le public parisien vomissait les pieds sales de ses femmes peintes et son ex-ami Baudelaire a décrié son réalisme noir, mais David Bosc relève qu’ «il touche au miracle quand il descend dans le labyrinthe, quand il accepte de se mettre au pouvoir de la chose, de prêter le flanc à son mystère: en de tels moments, Courbet se laissait peindre par le lac en couleurs d’eau, en reflets d’or, il se faisait cracher le portrait par la forêt, barbouiller par la bête, aquareller par le vagin rose ».

L’apport  notable de La claire fontaine, à cet égard, me semble de situer le réalisme poétique de Courbet par rapport à Rembrandt ou Millet, notamment, en désignant ce qu’on pourrait dire son noyau secret: « Courbet plongeait son visage dans la nature, les yeux, les lèvres, le nez, les deux mains, au risque de s’égarer, peut-être, au risque surtout d’être ébloui, ravi, soulevé, délivré de lui-même, arraché à son isolement de créature et projeté, dispersé, incorporé au Grant Tout ».

VICES ET VERTUS.– Il y a quelques années de ça, la lecture du Grand mensonge des intellectuels[10]de Paul Johnson, daubant sur les aspects «trop humains» de grands personnages tels Rousseau ou Tolstoï, Marx ou Brecht, Sartre ou Ibsen, m’avait intéressé sans me convaincre vraiment, dans la mesure où se percevait, chez l’auteur, autant que la légitime résistance à la jobardise, une sorte de revanche du sens commun philistin contre les manifestations du génie.

Or j’ai toujours été touché, pour ma part, d’apprendre que tel homme illustre ou tel grand écrivain, un Napoléon ou un Victor Hugo, un Proust ou un Faulkner accusaient telle ou telle faiblesse qui, loin de m’inciter à les rejeter, me faisait trouver encore plus admirable leur action ou leur œuvre.

Charles-Albert Cingria buvait excessivement, Montherlant courait après les très jeunes garçons, Simenon sautait trois femmes par jour, et Patricia Highsmith ne le lui cédait en rien avec ses tribades, et alors ?

Alors ces braves gens ont d’autant plus de mérite d’avoir fait mieux que de se cuiter ou de se livrer à la copulation basse, pour notre (plus ou moins) chaste ravissement…

NUANCE !– La méchanceté peut être tonique: je pense aux pestes que sont une Ivy Compton-Burnett ou une Patricia Highsmith, un Martin Amis, un Gore Vidal ou un Nabokov.

Je distinguerai donc la bonne vacherie du vilain esprit de dénigrement ricaneur frotté de mesquinerie envieuse ou d’aigreur.

PANIQUE.– Swift est le premier auteur moderne à pratiquer ce qu’on pourrait dire la satire panique, consistant à pousser l’atrocité jusqu’à l’absurde, avec une souriante férocité. Ainsi, dans sa Modeste proposition pour empêcher que les enfants d’Irlande ne soient une charge à leurs parents et à leurs pays, suggère-t-il rien de moins, avec toute l’apparence du sérieux, que de les livrer à la consommation comme viande de boucherie…

KAFKA.– Le Petit Bout de Femme de Kafka est un personnage important, très intéressant repoussoir comique en son hostilité à toute forme d’originalité et de créativité quelconque.

C’est la surveillante par excellence. Pierre Gripari y voyait une incarnation du Dieu vétilleux de l’Ancien Testament, mais j’y discerne aussi, dans une plus immédiate familiarité, la projection du démon mesquin de Sologoub et Gogol – petit fonctionnaire ou retraité maniaque -, de la pionne revêche, du pharmacien hygiéniste de Ludwig Hohl ou de la cheffe de projet de l’Entreprise Helvétique.

SEXUS.– Il y a, dans l’élément reptilien de notre complexion psychique, un trait démoniaque qu’il vaut la peine d’observer et de décrire tranquillement. L’obsession sexuelle en est un aspect, mais sûrement le plus superficiel dans ses états actuels qui font de l’extase érotique un simulacre à grimaces et, significativement, l’objet d’une exploitation commerciale voire industrielle éhontée. Or il ne s’agit pas d’avoir honte : il faut regarder la réalité en face.

L’AUTRE. –Et si Dieu, non pas le Dieu Tout-Puissant chef des tribus et des armées, mais Dieu le fragile et le miséricordieux qui nous connaît mieux que nous nous connaissons, était la part la plus humaine de l’inhumaine création ?

MAUDIT VOISINAGE.– Ce soir à la télé, que je regarde de plus en plus rarement, l’émission Temps présent consacre un reportage, hélas bien superficiel, à la question des relations de voisinage empoisonnées, relançant indéfiniment la brouille des deux Ivan de Gogol. Monsieur Untel se dit incapable de trouver le sommeil parce que la voisine du dessus déplace un canapé. La quasi totalité des habitants d’un immeuble en co-propriété dénoncent unanimement les menées d’une nouvelle arrivée particulièrement irascible qui monopolise l’usage de la chambre à lessive. Un couple de retraités prend en grippe ses voisins pour une question de parking et de poulailler illégal. Une femme seule se dit harcelée par un voisin qui ne supporte pas qu’elle laisse sa fenêtre ouverte. Tout cela ponctué de plaintes en justice et de procédures parfois onéreuses, sur fond de ressentiment exacerbé.

Et puis quoi ? Et puis rien. Or cela mérite-t-il une émission qui ne va pas plus loin que de constater que les cons le sont et le restent ?

À La Désirade, ce 31 septembre.– Je reviens ce matin à Philippe Jaccottet, dans Une transaction secrète[11], où il évoque les poètes qui lui sont proches, comme à une source ou, plus exactement en l’occurrence, comme à un sourcier veillant sur maintes sources d’autres poètes tels Maurice Scève ou Paul Celan, Hölderlin ou Rilke, et commentant leurs œuvres avec autant de pénétrante générosité que de rigueur jamais raide et d’originalité, tout en multipliant les références et les mises en rapport éclairantes.

On a parfois (moi compris) taxé Jaccottet d’évanescence, mais ces textes sont d’une netteté et d’une fermeté, d’une lucidité et d’un art de la nuance qui nous font mieux percevoir, des années après leur publication en revues ou dans les journaux, la dégringolade de la critique littéraire actuelle.

ROZANOV. – Je note dans les  Feuilles tombées[12]:« Nous n’aimons pas selon notre pensée, mais pensons selon ce que nous aimons. Même dans la pensée, le cœur vient en premier ».

Quand je parle de « froid aux mots », je pense surtout à l’idéologie et à la langue de bois qu’elle produit, tant en matière de politique que dans le discours religieux.

En ce qui me concerne, je l’ai toujours perçue comme un langage « dur » plaqué sur une réalité « molle ». Au tournant de ma vingtième année, j’essayais de penser et de parler en marxiste, mais cela sonnait faux à mes propres oreilles,et je me suis dit plusieurs fois que le type qui parlait là n’était pas « moi ».

Pour une assemblée générale extraordinaire des étudiants, en automne 1968, j’avais été chargé, par le comité de la Jeunesse progressiste, de composer un texte portant sur je ne sais plus trop quoi – probablement l’instrumentalisation du savoir par la classe dominante au profit du Grand Capital-, et je m’étais enferré dans une redoutable dissertation truffée de références à Althusser et Lukacs, avec des touches de Gramsci, qui avait très mal passé dans le grand auditoire bondé tant la chose était abstruse et pontifiante – et je me souviens du sentiment de dédoublement qui m’avait fait me moquer de moi-même, comme cette autre fois, la même année, où un journaliste marxisant de la télé romande m’a interviewé sur la portée des idées de Marcuse sur «les masses».

En revoyant la séquence dans les archives de la TSR, l’année dernière, je me suis trouvé bien joli dans mon costume de velours côtelé tout neuf, et de m’entendre parler de «Marcuse et les masses » m’a cette fois attendri alors que j’avais éprouvé, le soir de la diffusion de l’interview, cette même sensation très contrariante que ce n’était pas « moi», confinant à l’humiliation voire au malaise existentiel…

Par la suite, le «froid» de la langue de bois idéologique, qu’il soit question de politique ou de religion, m’a toujours paru lié à une dureté d’âme et de cœur et à certain ricanement méchant que je crains plus que tout aujourd’hui…

«Tout est clair», dit Rozanov : « Eh bien, je veux de l’obscur !»

Au contraire tout est sombre. Il va hurler : « J’ai soif de lumière ! »

L’homme a soif «d’autre chose». Inconsciemment. Et c’est de là qu’est née la métaphysique.

Je me demande souvent pourquoi, depuis 40 ans, je n’ai cessé de revenir à Rozanov, que Dimitri et Czapski m’ont fait découvrir au tournant de mes vingt-cinq ans.

« Voilà, ce livre a été écrit pour vous », m’avait dit un soir Dimitri en me faisant cadeau de l’édition Gallimard de La Face sombre du Christ[13],assortie d’une longue préface de Josef Czapski. Or, cette page que je viens de lire constitue la réponse : à cause de cette âme, à cause de la musique de cette âme, à cause de ce que filtre cette musique, en moi, de l’âme du monde.

Rozanov n’a jamais écrit de poème, mais la poésie qui émane de ses pages est incomparable, que je retrouve chez Annie Dillard, pas plus poète que le penseur russe, mais je reprends presque tous les jours Au présent et je retrouve ce même flux de l’âme d’une personne qui participe de l’âme du monde le plus physique qui soit en apparence, dont Teilhard voyait l’incandescence.

POÉSIE.– Je lisais l’autre jour Une transaction secrètede Philippe  , rassemblant les écrits de celui-ci sur les poètes, et là aussi j’ai été saisi par la poésie profonde, vivante, précise,minutieuse, aimante, de ces multiples approches, plus pénétrantes les unes que les autres, qu’il s’agisse des formes sublimées de Maurice Scève ou de la seconde naissance vécue par Hölderlin, de sa rencontre d’Ungaretti ou du retour à la lumière de Rilke, entre tant d’autres modulations de l’expérience poétique « métaphysique », jusque chez de supposés matérialistes purs à la Francis Ponge.

DE L’IDÉOLOGIE. – Il n’y a pas de grande critique, me semble-t-il, sans poésie. Rozanov cesse d’être poète quand il ferraille dans les domaines politique ou théologique, mais son âme est ailleurs. Dès qu’il donne dans l’idéologie, il s’empêtre, comme Dimitri s’y empêtrait, alors que Czapski y échappait.

DILLARD.– Annie Dillard, comme Simone Weil, est une grande voyageuse à tous les sens du terme, mais qu’elle parle sciences naturelles ou tradition hassidique, formation des déserts ou scandale des malformations de naissance, par exemple chez les nains à tête d’oiseau, toujours elle retrouve cette intonation que Rozanov dit métaphysique, où la tendresse le dispute au refus de s’abaisser.

PIONS, PIAPIA Et POÈTES. – La platitude de la critique universitaire actuelle, ou l’insane zapping à quoi se réduit de plus en plus le piapia culturel des médias, se reconnaissent à cela : plus trace de poésie, plus d’attention réelle, plus de chaleur, plus d’abandon généreux, plus rien que de l’habileté mécanique et répétitive, plus rien que de l’idéologie maquillée en prétendue science, plus rien que des mots d’ordre de pions policiers ou des formules publicitaires à la retape du tout est fun

Une page de Philippe Jaccottet, une page d’Annie Dillard, une page de Vassily Rozanov et tout devient plus clair – sans renier l’obscur, tout devient plus réel et lumineux.

Rozanov, sans avoir écrit un seul vers à ma connaissance, est le grand poète de l’intimité, taxé de pornographie parce qu’il parle du sexe comme personne, d’antisémitisme parce qu’il aime le judaïsme comme aucun chrétien, ou d’antichristianisme pour sa façon d’accuser le Christ d’avoir stérilisé le monde. Rozanov mélange tout en écrivant n’importe où pour s’exprimer plus immédiatement (il écrit parfois sur la semelle de ses souliers, au bord de la rue des prostituées, dans les journaux de tendances politiques opposées), comme Annie Dillard mélange tout, réfléchissant à la nature du Mal en visitant les lieux saints de Jérusalem ou s’interrogeant sur l’innocence d’un Dieu qu’on dit compatissant et qui semble plutôt impuissant à outrance, faible et peut-être divin à proportion de cette faiblesse.

Et le poète Valéry pense comme personne : « Chaque pensée est une exception à une règle générale qui est de ne pas penser ».

PARFUM DES COULEURS. – Quant au chant des couleurs, Pier Paolo Pasolini l’évoque mieux qu’aucun critique spécialisé dans l’extrait du scénario de La ricottaconsacré à La Dépositionde Pontormo, génie baroque de sa préférence dès ses jeunes années: « Si vos prenez des pavots sauvages, abandonnés dans la lumière solaire d’un après-midi mélancolique, quand rien ne parle (« parce que nulle femme jamais ne chanta – à trois heures de l’après-midi »), dans une touffeur de cimetière, si vous les prenez, donc, et les pilez, il en sort un suc qui sèche aussitôt; alors, mouillez-le un peu, sur une toile blanche très propre, et demandez à un enfant de passer un doigt humide sur ce liquide: au centre de la trace du doigt va émerger un rouge très pâle,presque rose, resplendissant pourtaà la blancheur du linge lavé qui est sous lui; mais sur les bords des traces se concentrera un filet d’un rouge violent et précieux, presque pas décoloré; il séchera immédiatement, deviendra opaque, comme au-dessus d’une couche de chaux… Mais c’est proprement à travers sa décoloration de papier qu’il conservera, bien que mort, son rouge vif. Voilà pour le rouge »…

Et le vert, demandera-t-on naturellement ? «Le vert, c’est le bleu des feuilles des bassins (…) Les feuilles se tiennent immobiles sous la surface de l’eau, et se font toujours plus bleues, jusqu’à devenir vertes ».

Ou c’est Thierry Vernet, en juillet 1992, un an avant sa mort, dans son journal: « Rentré peinard à la maison, ensuite Paris me sautait à la figure. Que les jours que je vis maintenant sont intenses ! Intenses en densité, en profondeur, toute les couleurs sont belles, il y a des noirs profonds sous les voitures. Peindre tout ça »…

SUD PROFOND. – L’imagerie édulcorée d’un Sud suave est typique du nord protestant ou des pays enrichis dans les années 50, à quoi s’oppose la réalité dure et noire, âpre et sauvage, qu’on retrouve dans le grand cinéma italien et la musique populaire autant qu’en littérature sicilienne, de Verga à Pirandello ou Sciascia, et jusque dans un petit récit d’enfance étincelant paru récemment sous la signature d’Erri De Luca, intitulé Les poissons ne ferment pas les yeux.

C’est l’histoire d’un petit garçon napolitain de dix ans, plutôt solitaire et farouche, dont le père est allé chercher fortune en Amérique et qui se résigne à donner raison à sa mère, laquelle choisit de rester plutôt au pays. J’imaginais, tôt l’aube ce matin, le retour des pêcheurs de Sète ,comme j’y ai assisté en Algarve ou à Sorrente les barques à lampes – comme l’évoque aussi le jeune Erri avec le grand pouvoir d’évocation de l’écrivain qu’il est devenu à la stupéfaction de sa mère.

Or ce qui est le plus étonnant, dans le récit des changements de « format » qui marquent le passage à l’adolescence du garçon, tient à la gravité avec laquelle celui-ci s’expose, volontairement, aux sévices de trois lascars plus âgés que lui, comme pour accéder dignement, par une sorte d’auto-initiation, à la forme physique appropriée à son esprit déjà mûr.

SECRETS D’ALICE.– J’ai trouvé, dans la lecture des nouvelles d’Alice Munro, découverte tardivement à la faveur de son récent prix Nobel de littérature, un écho à ma propre rêverie existentielle que je n’avais jamais perçu jusque-là chez aucun auteur, sauf chez Tchékhov.

Tous les sujets de ces nouvelles me touchent par leur substance et leur traitement, si délicat et si juste. Aussi, les nouvelles d’Alice Munro jouent sur le dévoilement progressif d’un secret, dont le lecteur tient la clef en lui. Chaque nouvelle nouvelle d’Alice Munro m’apprend ainsi quelque chose et me souffle une idée de nouvelle nouvelle à écrire. Ce matin, par exemple, en lisant Les Lunes de Jupiter,dernière nouvelle du recueil éponyme, évoquant une femme écrivain qui accompagne son père cardiaque à l’hôpital, lequel décide de ne pas se faire opérer et d’affronter la mort, m’a rappelé la fin du père de Lady L.  et les derniers temps de notre père, comme les observations de la narratrice à propos de ses deux filles me ramènent, évidemment, aux nôtres.

Mais ce qui m’intéresse surtout, là-dedans, est que tout le vécu de l’écrivain est ressaisi par la fiction, comme je voudrais que le mien le fût pareillement. Enfin le grand thème d’Alice Munro pourrait se résumer dans cette formule : ce que la vie a fait de nous…

ANGES ET DÉMONS. – Tennessee Williams l’écrit, et c’est connu et à reconnaître: « Si tu élimines tous mes démons, l’ange en moi risque de mourir aussi ». Et moi je dis: bien dit Tennessee, dont le nom m’évoque à la fois de grands espaces à stations d’essence rouges sur fond bleu noir, pas mal de souvenirs de rock et Marlon Brando luisant de lumière sexuelle, mais tout ça c’est du passé…

Tandis qu’à l’instant je lis quelque part: « Il pleut des cordes aujourd’hui. Tant mieux. Ainsi je pourrai me pendre à l’une d’elles lorsqu’elle passera devant ma fenêtre, et si jamais elle se casse cela ne sera pas trop grave puisque je m’écraserai au sol trois secondes plus tard, une vraie bouillie. Je te laisse, la pluie est en train de faiblir ».

Bon, le type qui se pend à la pluie: mon oeil. Mais la pluie qui est « en train de faiblir », ça c’est bien.

« Au total » on dira que le poète, les poètes, la poésie, même Baudelaire (surtout Baudelaire ?) exagèrent pas mal et en font des tonnes pour laisser filtrer quelques détails qui valent l’os, selon l’expression vernaculaire.

Rimbaud par exemple: « La main d’un maître anime le clavecin des prés »…

OPINIONS À REVENDRE. – On trouve, à l’entame de trois feuillets inédits de Charles-Albert Cingria, cette remarque qui me semble essentielle pour le bon usage de ses Propos: « Il y a cet insupportable genre aujourd’hui d’allouer au transitoire – à ce que Platon appelait ce qui est de l’opinion par opposition à ce qui est du connaître – le caractère du définitif ».

Cette distinction entre le point de vue momentané et la connaissance fondée paraît plus importante encore aujourd’hui qu’au temps de Charles-Albert, tant la foison des opinions et leur répercussion tendent aujourd’hui au chaos du n’importe quoi, à l’opposé de tout effort de connaissance. Dire son opinion pour se donner l’impression d’exister…

Gustave Thibon, que Cingria considérait comme un « tout grand bonhomme », professait la même défiance envers l’expression des opinions: « Gabriel Marcel dit que pour connaître la valeur profonde d’un homme, le dernière chose dont il faut s’enquérir ce sont ses opinions »…

Ceci noté pour relativiser les affirmations souvent péremptoires de Charles-Albert, ou pour inciter le lecteur à les prendre avec un grain de sel.On lit par exemple ceci sur un autre feuillet inédit tiré d’un cahier d’écolier: « Je crois que le plus émouvant français est actuellement, comme il l’a toujours été, celui des prospectus pharmaceutiques ».

Or cette opinion caractérisée est à vrai dire plus qu’une boutade ou qu’un propos en l’air si l’on se rappelle le sérieux avec lequel le poète considère l’aspect usuel de la langue; et puis il fut un temps où la réclame pour onguents ou potions – de la Griffe du Diable à la Musculine Guichon – avait plus de poésie qu’en nos temps de plate technicité. « 

« Ce langage est émouvant parce qu’il est beau et beau parce qu’il est persuasif. La persuasion qui vaut presque la foi déclenche un Niagara de certitude fraîche que peut-être l’équivalent du plus haut lyrisme, un lyrisme qui nous inonde torrentiellement »…

Plus que l’opinion lancée, c’est évidemment sa formulation qui compte en l’occurrence, qui nous vaut ce « Niagara de certitude fraîche » relevant, bien plus que du jugement: de l’enluminure.

« Il faut se garder, écrivait Jacques Chardonne, de prendre les écrivains au sérieux », ce qui se discute évidemment, et cela encore: « Il n’y a que l’écrivain qui ait le droit d’écrire n’importe quoi, de publier mille sottises, de se tromper toute sa vie », concluant que « le style n’est pas l’intelligence ». À prendre comme une opinion de Chardonne, recevable en cela que nous pouvons très bien aimer un écrivain sans partager ses opinions voire ses idées.

Cependant est-ce dire que l’opinion n’ait aucune importance et que l’écrivain, comme l’affirme Chardonne le désabusé, peut écrire n’importe quoi pourvu que ce soit avec style ? Sûrement pas ! Mais encore s’agit-il de distinguer, une fois de plus, ce qui procède du contingent ou du passager, voire de l’ironie, ou de l’humour, et ce qui ressortit à la pensée ou au sentiment profond de l’auteur.

« Je sais bien que je dirai le contraire tout à l’heure », s’exclame Charles-Albert à propos d’une opinion qu’il vient de formuler, pour ajouter aussitôt: « Oui, mais tout à l’heure est tout à l’heure, et ce n’est pas maintenant ».

Reste cependant à dire aussi l’idée qu’il y a là-dessous, ou la « base d’airain », la permanence de chair et d’être qu’il y a sous le flux des opinions…


[1]Andrzej Wajda, Katyn, 2007.

[2]Joseph Czapski. Terre inhumaine. L’Âge d’Homme, 1972.

[3]Henri Guillemin. Regards sur Nietzsche. Le Seuil, 1991.

[4]Simon Leys. Le studio de l’inutilité.Flammarion, 2012.

[5]Julia Kristeva. Les Samouraïs. Fayard, 1990.

[6]Charles-Albert Cingria, Œuvres complètes, Propos 1.L’Âge d’Homme, 2013.

[7]Claude Arnaud, Proust contre Cocteau. Grasset, 2013.

[8]Annie Dillard, En vivant en écrivant. Christian Bourgois, 1996.

[9]David Bosc. La claire fontaine. Verdier , 2013.

[10]Paul Johnson. Le grand mensonge des intellectuels. Vices privés et vertus publiques.Robert Laffont, 1993.

[11]Philippe Jaccottet. Une transaction secrète. Gallimard, 1987.

[12]Vassily Rozanov. Feuilles tombées. L’Âge d’homme, 1973

[13]Vassily Rozanov. La Face sombre du Christ. Préface de Joseph Czapksi. Gallimard, 1968

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