JLK
La maison dans l’arbre
Poèmes des circonstances
(1986-2020)
Nouvelles de l’étranger
Les poèmes nous viennent
comme des visiteurs,
aussitôt reconnus ;
et notre porte ne saurait se fermer
à ces messagers de nos propres lointains.
(En forêt, 1986)
Rendez-vous
Pour L.
À la terrasse je l’attendais.
C’est assez nouveau cela : que j’aie de l’avance…
Je me sentais bien. C’était Byzance :
le boulevard, le soir, après la pluie d’été ;
en face l’épicerie éclairée,
SPIRITUEUX ET DENREES COLONIALES ;
Sous la verrière les nappes blanches,
les garçons à la coule,
ce goût de terre dorée de la Suze –
souvenir des Alpes maritimes,
quand je lisais Alexis Zorba sur les hauts gazons ;
j’avais seize ans, le cœur vert.
Et soudain je la vois,
Mais elle ne m’a pas vu…
Juste le temps d’imaginer
ce qui pourrait se passer entre ces deux-là,
comme cet autre soir où,
dans un bar du vieux quartier de notre ville,
là-bas,
je l’ai rencontrée.
(Paris, 1987)
Cette peur ancienne
Je ne sais pas être assez tendre avec ma mère :
toujours cette peur ancienne de je ne sais quoi.
J’aimerais lui dire quelque chose qu’elle attend,
mais je m’enferre et m’y prends mal,
et je la brusque et la malmène.
Devant l’enfant un jour je la violente aux larmes,
et les voici l’une et l’autre : mes deux juges,
ce double lien de sang serré à m’étrangler.
Ma douceur, il n’est que toi pour me délivrer
de cette peur ancienne de je ne sais trop quoi.
Cannibale
Jamais je ne serai repu
de ce festin de chair.
Aux jardins de la nuit lunaire,
errant à peu près nu
dans le dédale des odeurs,
je rôde, fauve ardent,
le regard pénétrant
l’ombre parcourue d’ombres.
Lorsque, aux parties les plus douces,
je mords jusques au sang,
c’est à la fin des ans
que je bois à la source.
Et quand je n’aurai plus d’âge,
plus jamais cette angoisse,
plus la hantise que tout passe :
l’ombre sera vaincue.
Les années Rimbaud
J’aime ces vieilles et tendres pierres friables.
Maintenant c’est en étranger que j’y passe.
Sur l’escalier de bois je me suis arrêté,
ce matin d’hiver,
tant d’années après.
C’est ici qu’à seize ans je me croyais Verlaine.
Je fumais des Gitanes,
ou parfois des Gauloises,
et plus tard des Boyards.
Au Barbare, Brel ou Brassens,
Léo Ferré ou Barbara,
ou Paco Ibanez,
ou Miles ou Chet Baker,
ou Violeta Parra
coloraient nos brouillards
drogués au petit noir.
J’étais si malheureux,
si tendre, si salaud.
Je croyais que jamais
tout ça ne finirait :
le cœur à vif, les mots fous, les années Rimbaud.
Maintenant que je sais je me tais en songeant.
Et la pluie, et la vie, et la nuit, et l’oubli.
(10 décembre 1987)
Sorrow
Il est triste le moment où l’on s’aperçoit
que quelqu’un qu’on aimait
cesse de nous manquer.
Comme il est triste aussi
le retour de celui
que personne n’attend.
(12 décembre 1987)
À l’ami disparu
En mémoire de Reynald.
Ce soir j’avais envie de te téléphoner, comme ça, sans raison,
pour entendre ta voix, comme tant d’autres fois.
Après tout c’était toi, déjà, ces longs silences.
Mais je sais bien, allez vous étiez occupés :
les patients, les enfants, l’éternelle cadence.
Ce n’était plus, alors, le temps de nos virées
au biseau des arêtes ;
ou comme ces années en petits étudiants dans l’étroite carrée :
les rires, avec ta douce, que nous faisions alors !
L’emmerdeur d’en dessous qui cognait aux tuyaux.
tout ce barnum : la vie !
Et ce soir de nouveau j’aurais aimé semer
un peu ma zizanie.
Ou parler avec toi, comme tant d’autres fois.
J’avais presque oublié ce dimanche maudit,
cette aube au bord du ciel
au miroir effilé,
la griffe de ta trace
au-dessus des séracs.
Tu vaincras, tu vaincras scandes-tu : tu vaincras!
L’orgueil de ton défi !
Mais soudain à la Vierge là-haut qui te bénit –
à toi sans le savoir est lancé le déni
d’une glace plus noire.
Ce dimanche maudit, juste à ton dernier pas.
Et ce cri ravalé, et ce gouffre creusé.
Et l’effroi des parois – et la mort qui se tait…
Sais-tu que je t’en veux ce soir,
ami, parti tout seul
comme un bandit !
(ce 13 décembre 1987,
après le 15 août 1985)
Réminiscence
À chaque retour du printemps
il y avait, invisible,
l’Italien à l’accordéon.
Dans la soirée il s’installait
De l’autre côté des jardins.
Aux fenêtres grand ouvertes,
les gens du quartier s’accoudaient,
et c’était comme un chant surgi
d’un autre temps d’avant le temps.
(13 décembre 1987)
Savoir
Puissions-nous retrouver,
cette lumière qui nous éclaire
en dépit de nous-même.
Nous ne pouvons plus croire,
nous n’avons plus cette candeur
de l’enfant surpris par la nuit,
Notre savoir est en lambeaux
dans le roncier des preuves.
Tout est trop expliqué :
tout est trop occulté,
de notre obscurité.
(15 décembre 1987)
En réalité
Ne plus rien dire enfin.
Nous avons trop parlé.
Tout se mêle, les mots,
le miel et le fiel noir.
Au ciel de sang caillé,
ce ne sont plus que cris
et que sanglots hagards.
Je vais errant sans poids ;
il n’est plus de langue
que de bois en cendre,
âcre au palais sans lèvres.
L’âme se tait, aux murs
les slogans effacés
ne rêvent plus à rien.
Dans le grand jour obscur :
pas un chant de regret ;
juste une femme au puits,
et son enfant muet.
(15 février 1989)
Valéry
Ta raison délétère,
Teste enivré d’esprit,
irradie et te brûle
les ailes au froid profond
de tant d’années-lumière.
(17 février 1989)
Sérénité
Tout cela va de soi :
nous sommes confiés
l’un à l’autre, je crois.
Le matin revenu,
Schubert à l’impromptu,
nos regards accordés,
la chambre, la journée,
les arbres, tout ce bleu,
nos secrets et nos vœux,
nos silences et nos voix.
Je me sens si léger,
de me savoir à toi.
(13 mars 1989)
Matinale
À l’aquarelle le matin
tes yeux dans les miens diluent
des dunes, des lunes, des lointains ;
des bribes de rêves entre nous
font comme des ombres bleues
dans les yeux des enfants qui jouent.
Je voudrais rester dans tes bras,
que longtemps s’écoulent les heures,
que le temps ne se brise pas
aux arêtes de la douleur.
Délivrance
Viennent les rides à nos visages,
toutes nos peines partagées ;
nous nous aimerons jusqu’à l’âge
incertain de nous délier.
La mort seule nous déliera
l’un de l’autre et de nos festins,
de nos pleurs et de nos arias –
de la mort délivrés enfin.
(19 mars 1989)
L’enfant et l’oiseau
De l’autre côté du sommeil,
là-bas où le souffle léger
d’une brise dans les allées
des années écoulées
me rappelle l’ancien rêve
éveillé de mon enfance,
ce goût de miel, cette lumière,
cette clairière au bord du ciel –
c’est là-bas que mon chant s’éveille.
(20 mars 1989)
Clavecin des prés
Au jardin de ma bonne amie,
le maître d’harmonie
est un dieu familier.
Les yeux fermés elle devine,
au parfum des collines,
une ancienne saveur ;
comme une fraîcheur de jeunesse,
comme une caresse,
comme un goût de fraise.
Songeuse au milieu des pavots,
tranquille comme une eau,
elle sourit aux heures
C’est un souvenir qui revient,
et c’est aussi le mien,
d’un secret partagé.
(21 mars 1989)
L’Ennemi
Le Mal couve en douceur :
c’est un regard trop doux
qui très doucement voue
l’innocence aux douleurs.
Il singe en souriant :
en sournois ingénu,
c’est le démon confus
au sourire obsédant.
Il dit aimer le monde,
et le monde est séduit,
mais le monde entend-il
ricaner cet immonde ?
(22 mars 1989)
Tourment
De l’allée cavalière
on le voit émerger
des ombres de l’étang ;
il pèse, il est léger
dans le jour frelaté,
et je l’aime de haine,
telle étant cette loi.
Il a les yeux cendreux
de ces désespérés
qu’on retrouve longtemps
après qu’ils ont noyé
leur âme consumée.
C’est un crime d’enfant
dont je rêve souvent.
(23 mars 1989)
Sourcier du regard
Pour Josef Czapski
Tu laisses derrière toi
ce long sillon profond,
balafre d’un regard,
chemin d’heures et de sang
de la terre inhumaine
à quelle aube espérée.
Tu nous montres les choses
et les gens qui sont là.
De la cendre des jours
tu ranimes la flamme
rose, mêlée de suie ;
des villes sous la pluie
tu puisses un infini
de visage perdus :
autour de nous, partout,
dans le métro, la rue,
ce sont autant de cris
portés par la couleur ;
et jamais tu ne passes
indifférent, jamais
jamais tu ne te lasse
ni ne cèdes à l’oubli.
Tout noter, tout noter :
ce grand nègre princier,
c’est l’Homme simplement
sur la terre exilé,
ou la vieille esseulée.
Tout noter : les objets
qui nous parlent du Temps,
tout ce qui est caché,
ce qu’on voit sans le voir ;
tout ce qui s’est usé
ton regard le répare.
Tout noter : la lumière,
et l’humble vérité –
l’aura de ce mystère.
(Paris, La Désirade, 1974-2016)
Aux jardins Boboli
Pour Gérard Joulié
Ce que j’aime chez vous,
C’est ce lord, mon ami ;
chez vous l’élégance
et la mélancolie
diffusent comme un nimbe d’or.
Nos conversations, le soir,
à l’infini s’allongent,
au hasard des bars.
Et par delà minuit
(rappelez-vous cette soirée d’été
aux jardins Boboli, lorsque nous parlions
de ce que peut-être il y a après) ,
sur la marelle des pavés
nous jouons encore une fois
à deviner qui le premier
contemplera le Paradis.
Aux jardins Boboli, cette nuit-là,
vous m’aviez dit que vous,
vous croyez qu’on revivra
comme ça, tout entiers.
Pour moi, vous ai-je dit,
je n’en sais rien. Patience.
Je ne crois pas bien, mais
comme au cinéma j’attends
la fin de la séance,
les yeux fermés.
Comme aux jardins Boboli de Florence,
je souris en silence.
(Florence, 1973-2016)
Lumière pascale
Je me souviens des matinées
de ces dimanches radieux ;
Les cloches tintaient dans le bleu
qu’on eût dit d’une eau purifiée.
En famille on processionnait
jusqu’au temple fleuri de blanc ;
puis on se serrait sur les bancs.
L’orgue flambait comme jamais.
Et ce matin j’ai retrouvé
cette cantate que rien n’altère,
et ces ondées de lumière
et ce parfum d’éternité.
(Pâques 1989)
À peine un souffle sur l’eau bleue
Pour Sophie et Julie
Le long de l’anse très douce
de sable sans âge gris cendré,
sous les arbres aux teintes rousses
encore de l’hiver passé,
la vieille esseulée sur son banc
là-bas, vous regardant jouer,
songe peut-être à ce temps
que jamais elle n’a oublié.
À peine un souffle sur l’eau bleue,
dans le ciel à peine une trace ;
et cette ombre déjà dans nos yeux…
Ainsi passerons-nous, fugaces.
(27 mars 1989)
Passent les années
Chaque printemps paraît plus vert,
chaque automne plus flamboyant,
chaque hiver passé je le sens.
Et déjà cela passe ;
déjà c’est passé.
Mais ce matin vermeil :
refleurit le rosier;
la vie revient à elle.
au jardin des années.
(28 mars 1989)
Coulant de source
Ma première liberté prise
à l’insu de tous,
même de l’unique
camarade de ruisseau du moment,
relie toujours
une source jamais vue
et le lac où tous plongeaient,
corps adorables
de l’idéale fantasmagorie
à jamais sans âge.
Mais déjà j’étais
l’enfant trop conscient,
l’adolescent des rêveries en lisière,
le compagnon errant des rivages.
Déjà!
Cela fait maintenant
le temps d’une vie.
Au ciel de la nuit d’hiver
passe un avion silencieux.
(Cracovie, 2016)
On se fait signe
Ce lieu est un repli,
loin d’eux.
Mais l’écart est autre.
Tu es un autre je.
Ma distance est d’amitié libre.
Heureux ceux qui ont une maison dans l’arbre.
Non pas au-dessus,
mais à côté.
Sereine intranquillité.
Keep in touch.
J’ai été touché de vous rencontrer.
Rappelons-nous, etc.
Ce qui de l’enfant parle
On tourne autour de l’animal,
et ça ne fait pas mystère.
Tout de la nature me parle,
sans un mot prononcé.
La musique, la poésie,
la pensée incarnée,
campent aux quatre vents
de la terre et des feux
des sourciers nombreux.
Au bord du sommeil de l’enfant,
J’écris ce que je sais.
Mais le poème seul,
et le rêve muet,
diront ce que j’ignore.
(1986-2016)
Dans ce bar à tapas
En mémoire de mon père
Je nous revois marcher
par le sentier sinueux
serpentant entre les rochers
des hauteurs d’Aigua Blava,
nous retrouvant là tous deux
comme vingt plus tôt
en altitude,
quand tu marchais devant…
À présent tu peinais
dans ma jeune foulée,
impatient de me faire attendre,
mais tu ne disais rien,
selon ton habitude.
Le soir venu nous allions
volontiers à notre bar à tapas,
d’où la mer scintillait.
C’est là que nous nous sommes parlés,
deux ans avant ta mort
un peu comme des amis,
quelques fois…
(12 avril 1989)
Petites filles à la mer
Dans les herbes hautes, on voit leurs chapeaux
de paille claire, avec des rubans ;
elles se dandinent un peu
sur la dune molle ;
on les sent légères :
il s’en faut de peu qu’elles ne décollent
de l’arête soufflée par le vent ;
puis elles disparaissent un instant,
puis on les revoit, plus menues –
entretemps elles ont pressé le pas ;
tout en bas la mer brasse et remue
son pédiluve à grand fracas ;
mais elles connaissent,
ça ne les impressionne pas :
elles y vont tout droit, juste pour voir,
si c’est si froid qu’on dit ;
elles sont jolies,
dans la lumière belle ;
il n’y a qu’elles
sur le sable gris paradis.
(5 avril 1989)
Par les allées heureuses
Sur cette photo retrouvée,
tu me regardes, au Luxembourg,
avec l’air de te demander
ce qui peut bien nous arriver.
C’était notre premier voyage ;
cela faisait deux mois à peine
que nous nous étions rencontrés.
L’herbe avait déjà reverdi.
Notre premier enfant vivait,
mais nous n’en savions rien alors,
sous le tendre ciel printanier.
C’était avril, et c’est encore
au Luxembourg des amoureux
que nous vivons depuis lors.
Cela va faire sept ans à peine.
(6 avril 1989)
Toi seul nombreux
Cette fois dans les bois
tu te seras senti toi
et tous, pourtant loin d’eux,
pour la première fois:
toi et tous séparés,
dans la même mêlée.
Et depuis ce jour-là,
devenu toi en eux
tu n’as plus eu jamais
de paix et nulle part
où te réfugier.
Un poème l’a dit:
le vertige est partout
de se savoir si soi
seul et si sûr de rien
et sans autre pouvoir
que de le dire (ou pas),
si terriblement soi.
Mémoire des eaux
Je ne sais rien de cette histoire
d’armes entrechoquées
dont les eaux ce soir-là
se caillèrent sous le ciel
indifférent de Trasimène.
Mais en ce bel été,
en apnée indolente,
j’entendis les échos,
les cris au fond de l’eau,
la mêlée et les os
broyés sous le soleil
où nos corps exultaient –
Ragazzi di vita !
Ainsi étions-nous seuls,
à l’abri des regards,
à revivre l’Histoire
des beaux corps oubliés.
(Au bord du lac de Trasimène, 1974-2016)
Artefact
Travailler le poème,
c’est élaguer en sorte
de donner plus de poids
et de mystère aux mots
qui de nos os brûlés
ont gardé cet émoi.
Le long des eaux on voit
ces feux dans les rosiers,
dans les tas de déchets,
dans les bois, n’importe où :
sur les arbres les noms
perdus et retrouvés –
les noms, et les secrets,
les feuillées, les fumées…
Insomnie
Peu avant son dernier souffle
notre père a gémi d’horreur.
Était-ce une pensée ?
Était-ce plutôt la peur
de ce très noir passage ?
Était-ce la douleur
ou le trouble jeté
par un dernier calmant ?
Voyait-il davantage
que de notre côté ?
Ou déjà le prenant,
n’était-ce pas ce froid ?
Quand, au fond de la nuit
CELA m’ouvre les yeux,
dans le noir je regarde et me retrouve enfant ;
et comme alors je sens
sur mon cœur anxieux
cette griffe du froid.
(9-10 avril 1989)
Épiphanie profane
Les femmes au bras nus
au matin retrouvé,
des draps qu’elles déploient
là-haut, neige sur nous
une fine poussière
d’astres mêlés d’on ne sait quoi.
De temps à autre aussi,
lorsque nous relevons
le front pour démêler
l’écheveau de lumière,
nous croyons délirer.
Et pourtant c’est bien d’elle,
penchée là-haut vers nous,
que nous avons rêvé
dans une vie passée.
(12 avril 1989)
Ce même chant
Depuis toujours, je crois,
résonne en moi la mélodie
de ce pays là-bas
dont j’ai gardé la nostalgie.
Lorsque par les allées
de la mémoire je vais errant,
j’entends les voix ailées
de mes songes d’enfant.
Rien n’a changé vraiment,
si tout paraît bouleversé –
que le chant des années
garde mon cœur ardent.
(14 avril 1989)
Le plan des anges
Il n’est pire sentiment
que la peur de te perdre.
Du temps que j’étais seul,
un long désir morose
m’enchaînait à la nuit :
à la lune un serpent
que sa faim dévorait.
C’est là-bas, tout au fond
de ces cercles obscurs
de la passion de chair
blanche comme un linceul,
c’est là-bas qu’une nuit
j’ai saigné ces sanglots
de me sentir si seul.
Et puis c’est arrivé :
sur nos têtes les anges
ont tout manigancé.
(20 mai 1989)
Mater dolorosa
« Mon Dieu, prenez-moi, mais ne
prenez pas ceux que j’aime »
Avant l’ouverture elle est là,
Sur le parvis du Bon Marché,
courbée et le regard bas,
sous tant de poids accumulé.
Derrière la vitrine étoilée
scintille comme un ciel d’Orient,
mais elle est ailleurs à présent
hantée par la faim de l’enfant.
Dans quel monde l’a-t-elle donc jeté,
ce fils de toutes les misères,
à quoi bon cette lumière
pourquoi Dieu s’est-il éloigné ?
Cependant elle tend la main ;
tout en elle s’est résigné
à ce geste peut-être saint
qui nous offre la charité.
(Paris, 21 avril 1989)
Autrement dit
Il reste entre nous de l’ombre,
beaucoup d’aveux informulés –
de ces choses que sans les cacher
on ne se dit pas, simplement :
on se connaît assez, le sombre
et le clair tissent nos instants ;
et nous nous fions au silence :
sans un mot nous nous révélons
l’indicible et le plus secret.
(7 mai 1989)
Alter Ego
Depuis tout ce temps il me suit,
cet Autre je ne sais trop qui ;
partout où je vais, sur mes pas,
dans mes songes et mensonges,
il est là qui sourit, se ronge,
se tait lorsque je lui déplais –
cela fait des silences lourds…
Je ne sais pas ce qu’il attend;
parfois je l’entends qui doute,
à croire qu’il soit en déroute,
ou peut–être mon prisonnier ?
Parfois encore il disparaît
longtemps, et je reste sans voix.
Mais aux appels silencieux
que malgré moi je lui envoie
(car sans lui je ne vivrais pas),
à chaque fois il reparaît.
Cependant j’ignore qui il est
ce double obscur et lumineux.
(4 mai 1989)
Nostra dolce gioventù
Sous les hautes maisons de pierre
on s’en allait par les tunnels
jusqu’aux terrasses au bord du ciel
d’où cascadait une rivière.
Les matinées étaient si claires
si limpide ce bel été
dans l’ombre le soleil semait
comme des lunes de lumière.
Dans le lac, les yeux grand ouverts
nous plongions et plongions encore
à la recherche du trésor
caché là-bas par le corsaire.
Et le soir nous éternisant
sur une place à l’italienne
nous reprenions l’antienne
de nos chansons d’adolescents.
Filles et garçons de l’été,
nous flirtions et fumions en douce ;
aux rayons de la lune rousse
nous osions nos premiers baisers.
J’aime me rappeler les heures
de ce temps-là d’avant le temps ;
passent les jours et les ans
que vivifie cette fraîcheur.
(5 mai 1989)
L’ennui que ce serait
Pour l’aventurier défunt
Tu m’as dit une fois
que tout était fini
dans ce pays parfait:
on ne peut on ne peut
sans discontinuer
laver et relaver
son Opel Rekord bleue;
On ne peut on ne peut
sans devenir gaga
peaufiner peaufiner
son gazon d’apparat.
Même au Japon la pluie
ne tombe pas si bien
comme il se doit ici.
Tu l’as dit tu l’as dit:
il n’y a rien à faire
dans un pays parfait.
Tu n’en finiras pas
de tout te reprocher
toi qui est né pour le faire.
Nota Bene:
L’assemblée des poètes spécialisés
se tiendra selon l’horaire.
Les postmodernes se retrouvent
au lobby du Sheraton
comme indiqué.
Ceux de l’Ibis sont avertis.
Le handy n’est pas admis
durant les confessions.
On ne fumera, comme il se doit,
que sur le toit…
(2016)
La meute en même temps
glapit-adore-ignore,
élit, élude, abhorre,
déglutit et vomit.
L’œil enregistre tout.
Jamais il n’a été
si fermé à l’ouvert.
Quand tout et son contraire,
le voyant, le violeur,
le suave arrogant
et la mère sans secours,
à jamais diffondus,
confondent au plus confus
l’encore et le toujours.
Morts digitalisé
ou peut-être vivants –
qui voit le différent
dans le pareil au même
sans mémoire et sans rêves ?
Pourtant le verbe aussi,
le verbe vert et vif,
passe tous les dénis.
Au format
Le poème se présente
à toutes les portes
et sans s’annoncer;
il souffle où veut le dieu,
et tant d’autres sont là
à veiller sur le pont,
vifs, entre les dauphins.
Et cela se répète
aux étapes et partout
sous les arbres à parole
et dans les formes aussi,
les règles établies
Words and tutti quanti!
Car le poème exige
une forme arrêtée.
Ainsi l’alexandrin
traîne-t-il ses 12 pieds…
Au poète inconnu
Ce froid matin de mai,
à l’université
de ce pays lointain,
je devais illustrer,
sous leurs divers aspects,
tout à fait ignorés
en ce lointain pays,
les proses et pensers
du fameux auteur X.
Le bleu du ciel foncé
d’orageux méthylène
dramatisait la scène;
les ouvriers pressés
filaient aux ateliers,
loin du jardin public
où était statufié,
fierté de son pays,
mais de nous méconnu :
l’illustre auteur Y.
(Presov, Slovaquie, 2011)
L’échappée
En mémoire de Nicolas de Staël
Plus
on est soi,
plus
on est seul,
se disait
cette nuit-là
l’Artiste
en sa foi chancelante
entre deux vertiges.
Mais
l’Oeuvre se fait :
seul recours,
seul secours
avant que
la lumière du jour
ne le foudroie.
Seul amour
au détour:
hors de soi.
Au corps ignorant
Sur un poème de Rainer Maria Rilke.
L’athlète s’en est allé,
mais je ne sais ce soir
si ce que je déplore
est sa disparition,
le drapeau flamboyant
de son corps exerçant
son art géométrique,
ou ses mains électriques
écrivant des poèmes.
Je ne sais pas, j’hésite ;
réellement ce soir,
la fatigue m’a pris
dans ses bras féminins,
mais ce grand torse à voir
de marbre et remontant
les chemins de l’oubli,
via Rilke et Rodin,
me rend ces beaux matins
de nos corps élancés,
leur grisante sueur
et sur le stade inscrite,
la lettre du poème.
Ignorant de la peur,
l’athlète ainsi demeure.
(Athènes, 2011)
Ce qui fut déjà
Le récit non écrit
remonte au quaternaire
où le Créateur déjà
se sent tout chose.
Que faire de tout cela ?
se demande-t-il donc
en scrutant du regard
ce pays de Lui-même.
Alors lui vient le Verbe
surgi du plus confus
des boues de sa mémoire
et du tohu-bohu
la proclamation :
une lumière sera !
Mais quel magma c’est là
quel cri primal au corps,
et quel désagrément
que de naître comme ça
dans ce désert bruyant.
Après quoi ce seront
des râles né le chant,
les jours et les outils
les pigments, les stylets,
et voici le récit :
déjà !
À la main amie
Pour E.
Je ne sais pas qui m’écrivait
cette nuit d’un hiver passé
où tout se taisait sous la neige ;
qui m’a pris cette main
pour écrire sur ce papier bleu,
à l’encre bleue aussi
ces tendres mots de l’amitié
que parfois on se doit.
Et je lisais ces mêmes mots
de toi, lorsque le Mal t’a pris.
Chambres d’écho
En mémoire de Constantin Cavafy.
Sous les arbres, déjà,
du quai de la nuit de mai,
les corps à l’odeur de poisson,
les mains cherchant les noms
des visages absents ;
les corps à l’abandon
déjà faisaient entendre
ces murmures dont les chambres
se souviennent longtemps après.
Le lift est une antiquité,
mais en bois précieux,
et ses poulies sont huilées
comme les corps très souples
des guerriers de l’amour.
Les chambres ont tout enregistré ;
la salle d’eau sur le palier
les accueillait dans sa buée,
toute bleue et ses tuyaux
crachaient une eau rouillée.
Mais ces corps de guerriers
ignoraient le remords :
le soleil de la chair
seul irradiait les chambres;
le soleil et la mort.
(Thessalonique, Hôtel Helvetia, 1993-2011)
Au niveau du réel
« Laissez venir l’immensité des choses »
(C.F. Ramuz)
Ils en font tout un mot:
ils ont l’air d’en savoir
tellement à propos
de la réalité du réel
qu’on se demande un peu
si ce n’est pas trop peu
demander à l’éclair.
La clairière est immensité.
Ton imagination
déborde de partout.
La forêt, les déserts,
des bras qui vont s’ouvrir,
un ado qui se tue,
la lumière oubliée
dans la chambre de la patience.
Un théorème à l’état pur,
j’entends: purement virtuel,
ou l’épure d’un nom
de fleur dans le salon
d’un Mallarmé mallarméen…
L’ouvrier arménien
est-il plus réel ou moins
que le parfum poivré
du trader irlandais ?
Le réel du pinceau
plus réel que celui
de l’encre indifférente ?
Et la décence plus réelle
que l’agitation
aux guichets affolés ?
L’Histoire a-t-elle vraiment été
arrachée à ses gonds ?
Le cinéma fini
après Kiarostami ?
Et mes fantasmes moins réels
que la réalité rebelle ?
Words, words, words, words, words, words,
La poésie le dira-t-elle ?
(En forêt, 1986-2016)
Les ombres claires
En mémoire de Katia
Passé le seuil, c’est là:
la nuit nous accueille en silence,
et ils sont la, tous là,
les arbres de la nuit
qui dansent sans un pas.
Immenses plus qu’au jour:
la nuit les agrandit.
Dans les chambres d’hôtel
s’il y a une Bible
ou parfois un Coran,
quand on ouvre le Livre ,
c’est pareil: le monde
soudain est agrandi.
Immensément rouge le chêne :
le chêne américain,
immense aussi sera
le sycomore qui est là,
un peu trop jeune encore
pour s’imposer à ceux
qui voient en lui un peu
de la personne déplacée…
Mais des plus familiers,
d’essence coutumière,
érables ou foyards,
aux écorces plus rares,
aucun n’est étranger
de ceux- la qui autour
de notre maisonnée
font une autre maison,
plus grande et protégée
par le manteau de nuit;
et point d’exception
pour l’arbre de Judée
où se pendit Juda
et dont les feuilles tremblent –
notre arbre de mémoire.
Muets et solitaires,
présents, indifférents,
nos ombres sombres ou claires
les arbres sans attente
veillent aux nuits d’été.
Gang bang
Il y a trop de choses,
trop de tellement de choses
empilées devant et derrière
et par-dessus les choses :
c’est très exagéré.
Il y a plus de déchets qu’on en peut adopter.
Dans les village les choses
sont arrivées à notre insu.
Nous étions à remplir encore
les vides de la guerre.
Nos mères voyaient les choses,
les savons, les poissons,
et tout l’ordinaire,
avec leurs yeux vrillés
sur les anciens coupons.
Mais que savent nos mères
de l’orgie qui se prépare ?
Hohl
Malséant que tu es,
de ton vivant tu n’existeras pas pour eux :
ta vie dans un cachot les exaspère.
Pour qui te prends-tu donc,
Shakespeare de sous-sol,
à flinguer Dieu au revolver –
quitte à ne Le toucher qu’au talon,
dis-tu en grimaçant.
L’Esprit fuse pourtant de ta cave,
et décape, et détone, et délivre.
Fusées d’éclairs noirs
au ciel blanc de la page.
Notizen
en escadrilles de croches pointées,
ton Œuvre de furieux génie,
boîte noire de Kafka,
ou malle de Pessoa,
irradie.
Maison de mots
Partout où je suis retombé,
dans mes jours vagabonds,
du ciel des mots rêvés
au quotidien banal –
de Balbec à Cabourg,
j’aurai recomposé
mon désordre vital.
Que s’agit-il de protéger ?
That is the vraie question
que je me suis posée
dès mes jeunes années
de vieux sage avant l’âge.
Vous ne m’aurez jamais:
cela du moins est sûr !
Je dois avoir sept ans
en pensant aujourd’hui
que je suis un Chinois
de plus de sept cents ans
dans ma vie de trouvère;
car au vrai je me sens
toujours le coeur vert,
hors du temps à l’instant
de lire les noms de lieux
de partout où je suis,
et partout reconstruis,
de New York à Shangaï,
ma maison dans la faille
de ces mots que j’écris.
La foudre à la seconde
ne survit qu’en poème.
Nocturne
Le piano dans la nuit
écoute cette voix
qui ne parle qu’à lui.
Celle qu’on ne voit pas
se tait les yeux fermés.
On ne sait pas ce qu’elle fait là
Les grands arbres muets
abritent sous d’autres cieux
les splendeurs de l’ivoire.
On ne saura jamais
d’où vient le chant du soir.
(10 juillet 2016)
Forme pure
« Un livre: c’est toujours ça que la mort n’aura pas ».
(Charles Dantzig en ses Maximes).
Ils ne veulent du nouveau
que mâché et remâché.
Ils se croient en danger
en parlant au bureau
des roustes de taureau
de Pablo Picasso.
Ils n’ont aucune idée
d’aucun vrai singulier
qui ferait du succès
le dernier des produits
de la soumission.
Ils n’ont point de vision
qui ne soit resucée.
Ils alignent les mots
que d’autres ont pourléchés
avant et après eux.
Ils ne couvent des œufs
qu’usés par les bravos.
Ils aiment le cliché
de l’artiste qui souffre.
Ils supposent un gouffre
dans le blanc de la page;
ils ne savent pas que l’art
n’est rien que ce qu’ils sont
en transformation.
L’objet qui m’intéresse
est une statue d’air pur
dont le chant mélodieux
ramènerait aux dieux
de l’imagination,
dont le pas danse et pense
au même mouvement,
sans autre vocation
que de nous étonner.
(Ce poème jeté
sur papier recyclé
n’étant au demeurant
qu’approximation).
Juste en passant
(Sur une image de Philippe Jaccottet)
Nous serait-il permis,
ici et maintenant,
d’échapper un instant,
une heureuse minute,
aux vers de pierre, aux pieds de plomb ?
Longtemps nous l’aurons recherché,
dans l’air sali des terrains vagues
parsemés de déchets,
de stérilets et de crachats,
partout enfin là-bas,
jusqu’aux magases de grand luxe,
où le terne et l’opaque
ont figé la parole
et toute mélodie,
cette espèce d’état chantant
d’une voix évadée
de la jactance abjecte.
À l’encre sympathique alors,
je recopie ces mots saisis
en passant à Grignan :
« L’oiseau dans le figuier
qui commence tout juste
à s’éclaircir et montrer
sa première feuille jaune
n’était plus qu’une forme
plus visible du vent »…
Proust
Pour William Cliff
La terrible douleur
de n’être pas aimé,
ou tout faire pour ne l’être pas
quand ce ne serait pas assez…
Nous avons espéré
tout ce temps écoulé
que l’enfance passe
mais l’enfance n’en finit pas
de se retenir de passer
pour un baiser volé…
Des rivières se retenant
elles aussi de s’enfuir
s’accrochent aux cuisses
musclées des nageurs
à langueurs de sirènes;
et les filles de musiciens
aux arènes de nuit,
injurient les familles…
L’intelligence de tout
est immense et partout,
rien n’étant séparé
dans la vision de l’esseulé
recevant à dîner
des flopées d’ennuyeux:
de conseillers fiscaux
de duègnes déguisées
en experts militaires;
et les oiseaux de nuit,
et les requins sans bruit,
les prêtres attifés
avec leurs gigolos,
les courtisans fardés –
tout un théâtre hallucinant
de masques effarés;
toute une comédie affreuse,
odieuse et délicieuse;
et ce regard sérieux
du populo matant
l’étalage précieux
aux vitres embuées
du grand hôtel factice…
Tous ces visages nus
de faux-culs alignés
le long des galeries
de tous les artifices,
tous ces vieillards puérils
ces vieux enfants séniles
soudain bouleversants
en la vérité vraie de ce temps retrouvé
par delà toute attente…
Ainsi la mer allée
sera demain l’amante
de ce matin passé:
ce type couché nous a ouvert
de nouveaux chemins sur la mer…
(Cracovie 1966-2016)
Les chocolats d’Hitler
Je n’aime pas, le soir,
te savoir loin de moi.
Les voyelles se meurent
quand l’amour est trop loin
de ce qu’on dit le coeur,
qui devient alors HERZ,
pour ne pas dire SCHMERZ ,
dans ce pays fermé.
Vienne n’est pas ce soir
une ville amoureuse:
il y a dans l’escalier noir
un Hitler à la voix
de sinistre mémoire,
criant comme une mitrailleuse.
Et tout est si suave
dans les salons de thé
VERBOTEN à tout étranger
non identifié ou friqué.
Or Vienne se répand:
bientôt si l’on n’y veille
tous seront innocents
dans la même corbeille
en zone protégée,
FORBIDDEN à tout étranger
qui n’ait pas ses papiers
visés selon les règles
chrétiennes ou saoudiennes,
tandis que le Nasdaq
fait encore des siennes.
Le monde m’ennuie, amie,
quand tu es loin de moi.
(À Vienne sans L., 1995, avec visa renouvelé en 2016)
La baraka
Aux innocents massacrés
J’étais innocent présumé,
ou peut-être pas, va savoir ?
J’étais un enfant de trois ans,
j’étais un vieil Anglais
familier de la Promenade;
nous, nous étions juste belles,
juste faites pour le bonheur,
et faut-il se méfier aussi
des jeunes filles en fleur ?
Et quelle peur auraient-ils eu
ce soir au bar des retraités
amateurs de karaoké ?
Nous, nous ne faisions que passer.
Ces trois-là étaient Japonais.
Pas mal de gens, aussi,
qui s’étaient dit CHARLIE
en janvier de l’autre année,
l’avaient oublié par la suite
en se pointant au Bataclan…
Mais à présent on se sentait
tellement protégés:
le ciel virant de l’orangé
à l’indigo sur les palmiers;
nous regardions la mer
aux reflets étoilés;
dans ses bras tu t’étais sentie
délivrée des emmerdements;
un autre maudissait la vie
sans savoir pourquoi ni comment;
plusieurs millions plantés
devant l’écran de leur télé
étaient à regarder comment
le monde va ou ne va pas –
on ne sait pas, ça dépendra
peut-être de la baraka ?
Voila ce que ce soir peut-être
ou peut-être pas, va savoir
ils se disaient tous dans le noir
et comme flottant hors du temps:
ah mais quel beau feu d’artifice
ce serait ce soir à Nice…
Lorsque a surgi le camion blanc.
(Ce matin du 15 juillet 2016)
Fantaisie du bel été
Pour Sergio Belluz
Mon manège est un galopant,
mais il aime aussi la lenteur,
les antilopes et les cravates,
et la couleur de l’héliotrope.
Avant de lire je chevauchais
les tigres de l’épidiascope,
et le rire inquiet des muets
m’a fait danser le menuet.
A dix ans l’âge de raison
m’a vu philosopher tout bas,
avant d’emboucher le tuba
des marines explorations.
Ah que le monde est bas !
Ah que le monde est haut !
Ah comme il était beau,
le son du pianola !
Quand Satan frappe en camion blanc
“Je vois Satan tomber comme l’éclair”
(René Girard)
Le Mal court, a couru
et toujours il courra,
quoique ressassent les médias.
Ils gesticulent à l’envi,
et le Mal est ravi :
le Mal jouit d’être payé,
sans s’inquiéter de quel banquier –
tant qu’il soit sacré star.
Plus il fait mal, plus il sourit.
Regarde bien sa gueule, aussi.
Prends le temps de la regarder:
dans la meute elle grimace,
et partout où cela fait masse
elle est là, de tout son rictus
ricanant, car tel est le Mal
qui ricane et ricanera,
soit dans son camion blanc,
soit dans ses drapeaux noirs,
et tant d’autres emblèmes
vaudront ceux-là,
de pétrodollars en systèmes.
Le Mal jouit de vous voir crever, les enfants.
Le Mal se mourrait plutôt que de vivre en paix.
Si le Mal dit qu’il a souffert,
c’est pour mieux tout falsifier:
le désespoir ne saurait être,
jamais cause avérée.
Si son rictus est si trompeur,
à ce putain biface,
c’est que le Mal entre deux passes
change de masque en douceur:
tous les ils devenant elles,
et fidèles, infidèles:
tout est bon au Mal prédateur .
Ainsi le minable est héros,
l’enfant qui dort changé en or
qu’on prostitue ou qu’on pourrit
en angelot de parodie;
tout ainsi redevient chaos,
ainsi le riche fait-il commerce
de charity business.
Tout ce qui est sonnant séduit :
payez et vous serez sauvés,
clament le prêcheur de télé,
et l’imam autoproclamé –
tous feront du chiffre assuré.
Tout ce qui est pouvoir ravit
le Mal qui court sans bruit:
de promesses de faux paradis,
en missions prétendues sacrées ;
tout ce qui fait mousser l’envie,
servira sa voracité
cotée en Bourse comme on sait.
Bref, comme de tout temps le Mal court
et toujours il courra,
et toujours singera
son semblable rampant
dont il baise le cul:
notre cher vieil ami Satan
se mordant la vertu.
Le Royaume
« Garde ton coeur en enfer et ne désespère pas ».
(Le starets Silouane de l’Athos)
Il m’arrive d’être las
des murs trop blancs du monastère.
Ma contemplation s’épuise
à tant de pure pureté,
aussi m’en vais-je de ma cellule
et descends par les rues
où Satan fait le drôle
et minaude, faux ingénu.
Mais au détour des murs tagués
on fait des rencontres.
Dieu m’est témoin que j’y ai retrouvé
le bleu des cieux au fond des yeux
d’un voyou et de sa voyelle,
avec lesquels nous nous sommes avoués
nos déroutes d’anges rebelles ,
eux dans le mauvais doute
et moi dans ma foi de brute.
Or je les ai vus me bénir
en leur disant, les yeux fermés,
qu’ils étaient confiés l’un à l’autre,
et que ça me sauvait
de les savoir sauvés,
au dam des trop bons apôtres.
Arrêt sur images
À présent on va s’arrêter.
On est là sur le bord
de ce chemin du corps
dont le silence à tant à nous dire.
L’imagination
n’est pas ce qu’on croyait.
L’imagination
est ce qu’on va faire
en s’exerçant à taire
toute intention comptée:
libre association
du geste suspendu
et de l’idée impromptue.
(Ce 20 juillet 2016)
Kaléidoscope
Quand j’étais môme, déjà, je voyais le monde
comme ça :
j’avais cassé le vitrail de la chapelle avec ma fronde,
et j’ai ramassé et recollé les morceaux comme ça,
tout à fait comme ça, j’te jure,
et c’est comme ça, depuis ce temps-là,
que je le vois, le monde.
Le monde est comme un vitrail recollé,
c’est pourtant vrai :
j’aurai passé des jours et des jours,
depuis ces années-là,
à genoux devant la chapelle qu’il y a un peu partout,
à chercher les morceaux du vitrail dans l’herbe
et à les rassembler, le front bas, avant de les recoller, du bon côté de la lumière, les yeux au ciel.
Et voilà le monde, j’te dis pas : faut l’avoir fracassé et recollé pour l’aimer comme ça, le monde.
Bacon
Leur cri dit une telle horreur
qu’aucun espace circonscrit,
chapelle vaticane
ou palais babylonien,
ne peut le contenir
sans la folle beauté
de la couleur à l’état pur.
Sur sa chaise électrique
Le pape hurle à la vie,
tout à fait seul là-haut
dans ses marbres hallucinés,
et le chien martyrisé lui fait écho.
La mort n’est jamais invitée.
L’alcool fort et l’orgie de chair
illuminent le tableau.
L’atelier creuset de tout ça
est un bordel immonde,
mais de cette gadoue
est né l’enfant du monde.
Thélème
Ce serait l’aimable pays
à tous ouvert sans condition
que de se montrer bon.
Vous croyez que je rêve ?
Vous vous trompez:
trêve de fade amabilité,
ou alors crève l’amitié !
Rien de mielleux non plus
ne siérait à la survenue
en ce pays d’urbanité
où le dedans et le dehors,
les intuitions du corps,
et les cœurs aux vigueurs
variées à souhait
de parfumeuses et de danseurs,
et d’alchimiste raffinés
et d’artistes aventuriers,
ou de surfines ouvrières
et autres paysans trouvères
se mêleraient si bien
en l’art simple de faire
que rien ne serait plus
heureusement réjouissant
que d’en voir les pensers
et gestes accordés
aux prônes sages et débridés
de l’aimable Abbé Rabelais.
Dans le décor si bien conçu
des avenues des villes
immenses ou plus menues,
des villages et autres images
de livres de petits enfants
ou de parfaits savants,
entrez : c’est par ici qu’on aime
d’amitié naturelle,
à l’antique façon
des doux apaisements
qui font de toute brute humaine
un sujet de l’Abbaye…
Dans les maisons
« Il avait dans ses poches des adresses de maisons »
(Pierre Jean Jouve)
S’il va dans les maisons,
c’est pour se sentir plus vivant,
et ces dames sont là,
et quelques gars aussi,
toujours tellement accueillants,
même si le piano
se désaccorde un peu
fatigué par le temps.
Mais on y est si bien,
la nuit ou les après-midi,
les lendemains d’hier
de crises financières,
ou pour se reposer
des mornes voisinages –
ah l’horreur des visages
aux assemblées forcées
des bureaux et hoiries !
Enfin vous voyez quoi:
la vie est si lourde parfois.
L’ange de la nuit
Pour Gilbert Vincent
De par ma qualité
de papillon de nuit
je bénéficie, c’est vrai,
de certains privilèges
en termes de transit urbain,
mais ce n’est pas dire
que je passe à travers les murs –
que non point : qu’on se rassure;
en revanche les vols à basse altitude
me sont autorisés
même dans les rues à dangers;
et c’est là qu’il m’est donné certains soirs
à la sortie de certains bars,
d’apaiser le malheur –
ce qu’on dit le malheur humain.
C’est que ça n’a pas d’ailes le malheur humain ;
mais ce malheur humain
que j’apaise me justifie,
messager que je suis,
et tout est bien ainsi…
Compagnon de route
Au libraire écrivain dit Le Greco
Ce petit livre acheté 300 francs anciens
rue de la Huchette à Paris,
m’aura partout suivi,
perdu et retrouvé ;
il est trempé d’eau de pluie
et salé par les embruns,
il a vu les sept péchés et les huit splendeurs,
et des auteurs qui me sont chers
le citent volontiers.
Je l’ai perdu maintes fois à travers les années,
et retrouvé entre deux fièvres et trois délires;
c’est une main amie maintes fois lâchée
et retrouvée au hasard des chemins;
c’est un recours en grâce souvent oublié,
mais l’adverbe souvent s’efface,
et demain se fait plus proche –
se rapproche la menace.
À chaque fois que je reprends
la lecture de ce petit livre
qui dit tout et plus encore
de ce que tous nous sommes –
à jamais nous croyant
innocents éternels –
à chaque fois ce petit livre
racheté l’autre jour,
pour 3 francs actuels, chez Molly & Bloom,
me trouve plus vivant.
(1966-2016, en relisant Ascèse de Nikos Kazantzaki)
Le secret
Pour L.
T’as quelque chose à me dire :
je t’entends bien –
je m’entends bien avec toi,
et je m’entends mieux avec moi quand t’es là;
partout où je te trouve sur mon chemin,
je me retrouve en même temps;
j’sais pas pourquoi mais c’est comme ça:
même quand y a pas de lumière y en a quand t’es là…
Table des matières
-
Rendez-vous
-
Cette peur ancienne
-
Nouvelles de l’étranger
-
Cannibale
-
Les années Rimbaud
-
Sorrow
-
À l’ami disparu
-
Réminiscence
-
Savoir
-
En réalité
-
Valéry
-
Sérénité
-
Ce qui de l’enfant parle
-
Matinale
-
Délivrance
-
L’enfant et l’oiseau
-
Clavecin des prés
-
L’Ennemi
-
Tourment
-
Aux jardins Boboli
-
Lumière pascale
-
À peine un souffle sur l’eau bleue
-
Passent les années
-
Coulant de source
-
Dans ce bar à tapas
-
Petites filles à la mer
-
Par les allées heureuses
-
Insomnie
-
Epiphanie profane
-
Ce même chant
-
Mater dolorosa
-
Alter Ego
-
Nostra dolce gioventù
-
Autrement dit
-
Le plan des anges
-
Sourcier du regard
-
L’ennui que ce serait
-
Au format
-
Toi seul nombreux
-
Au poëte inconnu
-
Mémoire des eaux
-
Artefact
-
Facebook
-
On se fait signe
-
L’échappée
-
Au corps ignorant
-
Ce qui fut déjà
-
Chambres d’écho
-
À la main amie
-
Chambres d’écho
-
L’enfant bleu
-
Ce que parler veut dire
-
Au niveau du réel
-
Les ombres claires
-
Hohl
-
Maison de mots
-
Nocturne
-
Forme pure
-
Juste en passant
-
Proust
-
Les chocolats d’Hitler
-
La baraka
-
Fantaisie du bel été
-
Quand Satan frappe en camion blanc
-
Arrêt sur images
-
Kaléidoscope
-
Bacon
-
Thélème
-
L’ange de la nuit
-
Compagnon de route
-
Le secret