Carnets 1978-1999

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À jamais lié au don de joie : le don des larmes

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Zurich, 1978. – Sur la façade d’une maison bordant un petit square à pigeons et amoureux, je relève cette inscription : « Hier wohnte von 21. Februar bis 2. April 1917 LENIN, Führer der russischen Revolution ». En allemand dans le texte, j’ai bien lu : « Führer »…

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Dans une librairie : « Vous n’auriez pas quelque chose sur Lénine ? Ce qu’il a écrit ou n’importe quoi ? Même s’il n’y avait que des photos… »

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Dans le sous-bois, on suit les allées comme des couloirs tapissés de feuillage de très grands, très mystérieux appartements.

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La Nouvelle-Orléans, 1981. Beaucoup de gens qui courent. Beaucoup de hangars à l’abandon et de cadavres de voitures. Beaucoup de passants qui parlent tout seul

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Robert Walser, croisant Lénine à Zurich : « Est-ce que vous aussi, Herr Doktor Oulianov, appréciez autant que moi le pain de poires glaronnais ? »

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On croit que la Raison est claire, et le sentiment obscur, la Raison précise et le sentiment vague. Et si c’était le contraire : la Raison soleil noir, et le sentiment rayon clair, la Raison schéma et le sentiment dessin, la Raison discours et le sentiment parole ?

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À propos de certaine fascination actuelle pour tout ce qui touche à la mort, le terme adéquat serait : moribondage.

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L’époque malade de n’avoir plus d’enthousiasme.

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La douceur bouleversante d’après les larmes de notre enfance que nous cherchons peut-être à retrouver, de temps en temps, en pleurant sans raison.

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Dans le train de Paris, deux Suisses parlent de la meilleure façon de liquider les chiens qui dérangent. L’un d’eux prône l’éponge grillée dans du beurre. Je prends notes pour me rappeler que de telles gens existent.

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Les deux faces de la Suisse que je redoute le plus : tea-rooms d’un côté, chiens policiers de l’autre.

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Il n’y a pas de place, dans LA rencontre, pour le hasard. C’est par hasard que nous nous sommes rencontrés. Mais si notre rencontre est LA rencontre, le hasard n’y est pour rien.

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Qu’il sera de plus en plus difficile mais nécessaire, désormais, de distinguer un livre bien ficelé d’un livre vrai.

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La misogynie de Karl Kraus, comme de tous les misogynes, m’en apprend plus sur Kraus que sur les femmes.

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L’agitation n’est pas la vraie vie, parce que c’est le contraire du rythme ou, plus précisément : l’absence de rythme.

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La vérité ne peut pas vaincre mais seulement convaincre. C’est le malheur du christianisme, depuis Constantin, d’être parvenu à vaincre.

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Des êtres qui, faute d’imagination, ou faute d’énergie, ou faute d’amour, n’iront jamais très bas dans le vice ni très haut dans la vertu.

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En quête à la fois de l’éclair dans la pensée et de la lumière dans les mots.

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Pourquoi le monde semble-t-il tellement plus humain auprès d’une femme ? Je voudrais qu’elle me fiche la paix, chaque instant il me semble qu’elle me demande d’être plus présent, je la sens aussi jalouse à tout moment de tout ce que je suis ou que je fais loin d’elle, je la sens inquiète, je sais très bien qu’elle vaque avec plus de soin que je ne vaque, je la sais plus solide et plus convaincue que moi du sacré de la vie, je sais qu’elle fait la fragile pour m’attendrir, mais aussi je sais que cette fragilité est notre vérité, que sa jalousie me retient à nous et qu’un type seul est un ange déchu.

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L’amour m’allume, et le monde avec. Ce matin le monde irradiait et tout murmurait à l’unisson : je suis amoureux. Les arbres en étaient plus arbres, les oiseaux plus oiseaux, le blanc de l’aube aussi doux que le plus doux de sa peau sous mes lèvres – mes lèvres encore salées d’elle, son numéro de téléphone déjà su par cœur

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Elle est la sauvage, elle est l’artiste, elle fume, elle boit, elle jure, elle ouvre ses bras à la vie, ma bohème retrouvée.

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Un psychiatre à la radio : « Il faut considérer que, pour le suicidant, la mort apparaît en quelque sorte comme une nouvelle tranche de vie ». Je souligne : en quelque sorte…

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L’après-midi est-elle masculin ou est-il féminin ? Tout dépend, je crois, des lieux et des circonstances.

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Beaucoup plus sensible à l’aura des êtres qu’à ce qu’ils sont ou ce qu’ils font. Mais possible aussi qu’à ce qu’ils sont et ce qu’ils font tienne cette aura.

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Mon don le plus précieux est le don de joie. Mais toutes les larmes relient tous les êtres comme une chaîne invisible, pour n’en faire qu’un.

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Il est une chose qui me révulse, et c’est l’usage qu’on fait de la souffrance à des fins intéressées. Spéculer sur les bons sentiments, tirer parti du malheur des autres, jouer la compassion pour se faire bien voir : voilà qui me dégoûte également, et d’autant plus que je sens, en moi, cette tendance d’époque.

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Ce visage à mille visages de moment en moment, comme ce paysage de lumière en lumière.

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Au bord de la dépression : ces moments où il semble qu’on ait mal à tous les objets qu’on touche.

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N’est-ce pas à partir du moment où l’on mesure la vanité de toutes choses qu’on commence à s’attacher à leur détail ?

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Il faut se méfier des gens trop sensibles. Je suis bien placé pour l’observer : aux premières loges pour constater les effets parfois si cruels, sur autrui ou sur soi-même, de l’excès de sensibilité.

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La force du grand romancier est de donner, à chacun de ses personnages, à la fois tort et raison.

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Il faut une grande force pour dire la vérité qu’on ressent, sans souci de plaire ou de déplaire.

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Tout acquiert une autre valeur au tribunal de la souffrance. Quoique cela me révolte, je l’accepte. Tout insensé que cela me paraisse, je pressens qu’il n’en est rien.

La douleur est, je crois, notre vraie pesée.

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Chesterton nous rappelle que le Christ a choisi, pour lancer son église, « un fourbe, un snob, un lâche, en un mot un homme »…

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Désormais tout un chacun, se la jouant rebelle, vomit le Bourgeois : tel est le nouveau lieu commun.

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Ce qui me touche essentiellement chez l’enfant, c’est son souci de conséquence.

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Le bookchat devient le genre dominant en matière de journalisme littéraire. Non plus le contenu du livre mais ce qu’il y a autour, etc.

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On dirait que s’accentue, avec l’âge, la perception de l’intensité des changements de saison, chaque printemps se révélant plus jubilatoire après la mort de l’hiver, chaque été plus amplement doré, chaque automne d’une plus lancinante beauté bientôt dépouillée.

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Cette image possible de l’enfer : le lieu où le plaisir serait obligatoire. L’enfer de l’agréable.

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J’aimerais écrire, simplement, le livre que j’aimerais lire.

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Impasse des Philosophes, en 1984. – Je me sens beaucoup plus jeune, plus frais, plus fort, plus vif aussi à trente-sept ans qu’à vingt-sept et même qu’à dix-sept ans. Puissé-je donc avoir toujours sept ans quand j’en aurai sept cents.

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Je rêve d’un livre qui ne serait ni journal intime ni roman, pas plus que recueil de nouvelles ou d’aphorismes, et qui serait ensemble tout cela.

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Nous sommes entrés, avec ma bonne amie et notre premier enfant, dans les circonstances de la vie.

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L’enfant construit désormais de vraies petites phrases. Connaît plus d’une centaine de mots. Et dit fièrement : « Moi lis »…

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Qu’entrevoit l’enfant au tréfonds de son sommeil ? Quel spectacle amusant, qui la fait soudain éclater de son rire argentin au milieu de la nuit ?

La seule bonne façon d’écrire me semble d’écrire tout le temps, non par automatisme mais par attention.

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Henry James parle du « fluide sacré de la fiction ». Et ce qu’il dit à propos de tel bas-bleu. « Avec sa jolie façon de tenir sa tête penchée de côté, c’était une de ces personnes que l’on a, comme on dit, envie de secouer, mais qui ont appris le hongrois toutes seules ».

Et cela de plus vif encore : qu’ « elle sentait en italiques et pensait en majuscules »…

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Cette sorte de fatigue collective typiquement suisse : comme si nous avions trop eu à subir alors que tout nous a été épargné.

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Je me sens aujourd’hui, beaucoup plus qu’hier, le maillon d’une chaîne reliant les vivants entre eux, et les vivants aux morts.

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Chaque pensée de Joubert, si brève soit-elle, fait réfléchir longtemps. C’est une voix qu’on écoute, et ce sont beaucoup de silences. Et quelles médailles il frappe !

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De Voltaire : « Il avait l’âme d’un singe et l’esprit d’un ange. » Ou encore : « Voltaire ! Tu as trompé les hommes en les détrompant… » De Chateaubriand : « Pompeux comme les roses à cent feuilles. » Enfin, de La Fontaine : « Notre véritable Homère… »

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Le voyage indispensable pour se décentrer, avant de se recentrer.

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Jules Renard dans son inépuisable Journal : « Il ne faut aimer Shakespeare que très tard, quand on est dégoûté de la perfection. » Ou cela encore : « Faire une conférence sur Dieu, avec projections. »

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Il y a chez Nabokov l’extraordinaire sérieux que l’enfant met au jeu. Jamais je n’ai ressenti si pleinement la vérité du mensonge de l’art, avec cette lumière nostalgique qui nimbe les feux d’une intelligence se sachant trop brillante. C’est l’Ecrivain-roi, le lion du Jardin des plantes de la Cité des Lettres.

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Rien ne doit être laissé à l’à-peu-près. La poésie est recherche de la surexactitude, jusqu’à celle du vague ou de l’obscur. Tout doit être clairement perçu et transmis, jusqu’à la consistance de nuages des sentiments les plus délicats.

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L’enfant Number One à son père : « Viens, maîtressier, allons faire de l’écrition. »

Ou encore : « Allez, Zoro, maintenant on ligote l’Indien au poteau de tortue ».

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Il y a, dans les pages si souvent laborieuse de Georges Haldas, des moments de grâce à la faveur desquels cette prose volontaire, et voulue telle, se fait soudain pure musique. Mais ces fugues subites ne sont pas plus importantes, dans le corps du texte, que les fenêtres le seraient dans les murs patiemment montés d’une maison. Tout se tient : la ruche et le miel, la cigale et la fourmi.

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Comme il y a une pensée qui saute une idée sur deux, il faudrait arriver à une forme d’écriture qui brûle les étapes de la pensée même et des images, pour tout transmettre à la vitesse de l’émotion.

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À la fenêtre de ce matin : ce chevreuil et ses deux petits. Les mêmes qu’il y a un siècle et que dans un siècle.

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Quelles femmes sont-elles le plus à craindre, des fausses douces ou des vraies dures ?

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Socrate affirmait ne rien savoir après une vie d’étude, alors qu’on se vante aujourd’hui de son ignorance avant même que d’avoir rien appris.

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Tôkyo, en 1991 : « Les extrêmes semblent à tout moment s’opposer au pays du pinceau et de la massue. Ainsi du silence bruissant de vocables des mille bouquineries du quartier de Kanda, puis des vociférations gutturales des fascistes à mégaphones debouts sur leurs blindés noirs, en plein quartier d’affaires de Ginza.

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La meilleure façon de savoir ce qu’on pense est de l’écrire, disait à peu près Emmanuel Berl, et je contresigne. De même suis-je un lecteur passable à proportion des notes que je prends en lisant, constituant en somme une lecture créative.

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Il y a des jours avec et des jours sans ; le seul palliatif à ceux-ci étant la régularité dans le travail. Ecrire de toute façon, lire coûte que coûte, faire au lieu de se laisser faire.

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Tôkyo, novembre 1991. – Sous la neige japonaise je pensais à ces vieilles gens que le village relègue dans les bois pour y mourir, je me suis rappelé que mon père avait foulé la pierre des autels où l’on immolait les enfants aux dieux aztèques, je passais d’une maison à l’autre et, léger comme un nuage, je m’imprégnais des odeurs des corps lavés, des odeurs sublimées, des odeurs de nouveau-nés et de macchabés pommadés, je me suis rappelé que ma mère était descendue dans le tombeau de la Vallée des Rois à la rencontre du petit pharaon mort à douze ans, et j’ai flairé les odeurs de toutes les maisons, toutes les odeurs de tous les corps que j’ai aimés, toutes les odeurs de toutes les âmes que j’ai aimées.

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À Los Angeles, en novembre 1991. – Autant on se sent gaijin au Japon, étranger comme nulle part ailleurs, ne sachant jamais à quel code se raccrocher et demeurant à tout coup sur ses gardes et timide, autant à Los Angeles on ne sera rien sans rouler tant soit peu les mécaniques. Ainsi, à l’employé de la chaîne de location de voitures recevant, la bouche pleine, le putain de client de l’air le plus détaché et sur le ton le plus rogue, le putain de client répondra-t-il naturellement de l’air le plus détaché sur le ton le plus rogue.

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Il y a, chez Amiel, une sorte de nihilisme à teinture chrétienne qui fonde l’originalité de sa pensée. « Toute la sagesse, écrit-il le 25 mars 1868, consiste à se désillusionner, à ne rien attendre, à tâcher de souffrir moins dans un monde voué à l’impérissable douleur. Mais le moyen ? Est-ce le détachement absolu, la mort de tout désir ? C’est plutôt la dépersonnalisation, par l’amour et dans l’amour. Aimons sans espérance et sans lassitude ; soyons résigné à tout et agissons comme si le bien devait triompher, comme si la douleur et le mal pouvaient être vaincus. »

Il n’y a pour Amiel que l’amour-fusion qui sauve du désabusement et de l’ennui mortel, du doute corrosif et de la tristesse.

En outre il y a, chez Amiel, le bouillonnement inventif de son langage à la source, véritable soupe originelle de sentiments-sensations et d’idées, de formules improvisées et d’images nouvelles, de spéculations et de traits d’humeur.

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En ce qui me concerne, je ne crois pas à la moindre intervention divine dans le cours des événements historiques. Penser que Dieu puisse élire tel peuple et le préférer à tel autre me semble le premier sacrilège.

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Une page de Georges Haldas et l’on retrouve cette haute tension de la vraie vie et de la parole profonde.

Qu’il parle de n’importe quoi : de ses échecs ou d’une promenade le soir, de Rembrandt, de la conversation de deux canaris mâles ou de je ne sais quoi d’autre : il y a quelqu’un et l’on se sent, lecteur, un peu mieux quelqu’un.

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L’enfer ce n’est pas les autres : ce n’est que notre mauvais moi.

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Il n’y a que le partage de bon. Donner et recevoir ; mais recevoir vraiment, pas comme un dû mais comme un don. Toute vraie rencontre est vivifiante, comme toute lecture – toute vraie lecture étant une rencontre.

Georges Haldas : « l’autre est la seule terre où je reprends pied ».

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Il y a un centre, et ce n’est pas moi. Il y a un but, et qui me dépasse. Mais moi seul choisis de marcher ou pas.

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Si je me livre, c’est pour me délivrer.

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Triste époque, qui manque tant de style, et d’abord du sien.

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L’enfant Number Two à sa sœur aînée qui accepte enfin de lui prêter son petit vélo : « Et c’est pour la vie ? »

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Il y a de l’incendiaire chez Thomas Bernhard, autant que du gardien du feu. Cependant, à brandir le feu sacré partout où il va, je crains parfois que la lumière de celui-là ne se perde. Or, il n’en est pas moins à écouter, qui nous parle de la Suisse en nous parlant de l’Autriche, d’un philistin l’autre, de la torpeur et de la vulgarité, du refus croissant de penser, de la stupidité vorace du parvenu, de l’indifférence rampante, de l’insensibilité satisfaite ou de la bonne conscience verrouillée.

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Au lieu de conspuer la médiocrité ambiante, s’attacher silencieusement, à l’écart des estrades, à en limiter les effets et les méfaits par son seul travail. Se dire à tout moment que rien ne sera perdu tant qu’on restera fidèle à cette obscure et non moins rigoureuse discipline. Là est le vrai travail et la vraie satisfaction : dans l’effacement et le fruit. Là est la vraie défense de la Qualité.

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Hofmannstahl : « La peinture change l’espace en temps ; la musique le temps en espace ».

À quoi j’ajoute avec un grain de sel : « Et la littérature arpente le temps de la musique dans l’espace de la peinture ».

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Proudhon : « Les journaux sont les cimetières des idées. »

À quoi j’ajoute avec un grain de sel : « Et parfois, tel Lazare, une idée s’en relève. »

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Ce mot de l’enfant Number Two : « Et le nom de famille de Dieu, c’est quoi ? »

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Ils tirent leur petite journée en l’entrecoupant de petits cafés. Le soir ils se font une petite vidéo en éclusant un petit verre. À la fin de la semaine ils s’accordent un petit câlin et, de temps à autre, se font une petite fête entre amis. Ce qu’ils appellent vivre dangereusement.

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Trait d’époque : un prof demande à l’un de ses étudiants s’il a lu Les liaisons dangereuses. Et de s’entendre répondre : « Pas personnellement. »

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« Qui écrit ne voit plus et qui voit n’écrit plus », note Jean-Claude Renard. Avec raison : il faut écrire les yeux fermés.

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Il y a un mécanisme de la destruction, tandis que la création ne peut être qu’organique.

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Ceci de Jacques Chardonne que je contresigne ce matin clair: «L’accent de la prose, c’est l’intime philosophie de l’homme, son secret. Pour lui-même, secret. »

Et cela surtout : « Dans le style le plus simple que la phrase soit vierge. On veut une neige fraîche où personne encore n’a marché ».

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Rendre grâces : cela seul devrait suffire à nous justifier. Glorifier le monde donné. Au lieu de se borner à prendre et jouir : magnifier et transmettre.

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Tout nous fait signe. Tout nous appelle à être reconnu. Tout a besoin de nous.

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Attention au langage. Notre bien commun. Ne pas saccager.

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Cap d’Agde, mars 1992. – Ce mot de Number Two sur la plage naturiste : « Toutes ces saucisses ! »

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Le sexe devenu l’axe du vide, ou  puits sans fond.

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Drôles de gens d’un drôle de monde : toute la journée sur la plage ou devant leur télé, sans un livre. Matière, matière, matière, et encore : tellement inconsistante.

Mais voici que l’espoir renaît avec un début de conversation. Vannes de banlieusards. Drague douce. Grâce des gosses à leurs jeux. Anchois frais à l’apéro !

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Rien à dire d’Alexandre Jardin, sinon : ce bon jeune homme.

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Claudel en 1925. – « C’est une hygiène déplorable que de se regarder. On se fausse en se regardant : on fabrique une espèce d’individu artificiel qui remplace la personne naïve et agissante. Le véritable soi-même est révélé par les circonstances et c’est pourquoi le drame a une vérité bien supérieure à celle du roman, parce qu’il met l’action à la première place, les personnages n’étant que les fonctions de cette action qu’il suscite. »

Ce que je traduis en ordre de marche personnel : fuir les miroirs et courir aux fenêtres.

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Et si ce qu’on appelle Dieu était à la fois le Bien et le Mal, qu’il incomberait à l’homme de démêler ?

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La vie habitudinaire et assez mortelle que vivent tant de Suisses nantis et rassis est pour chacun de nous une menace de tous les jours et de tous les instants. La non-rencontre est le signe de cette vie aisée et insipide. Penser que nous sommes riches et libres et que nous en faisons ça : cette télévision, ces journaux, cette prostitution policée d’un peu tout.

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Il y a, dans nos pays de nantis, un homme nouveau qu’on pourrait dire l’Homme du TGV, qui fonctionne à l’aide de deux prothèses : calculette et portable.

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Fuir la laideur, la seule imagination des convoitises basses et toute forme de décréation.

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Deux retraités au café le matin. Elle la plus âgée mais rajeunie par ses atours vaguement écolo nuance chic, lui probablement ex-prof. Tous deux plongés dans les journaux avec une sorte de fièvre soucieuse, sans doute liée à leur sentiment d’être sur la touche, pour ne pas dire au rebut.

Me rappellent cette réflexion de l’un d’eux citée dans une enquête : « Ce qu’il y a de terrible, avec la retraite, c’est qu’on n’a plus de vacances… »

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Je reconnais mes vrais amis au degré d’intensité du sentiment de manque que j’éprouve en leur absence.

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L’esprit petit-bourgeois tend à tout acclimater et tout aplatir. La Suisse en représente l’accomplissement propre-en-ordre, à cela près qu’un vieux fonds terrien populaire y résiste.

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Si tu veux savoir ce qu’untel pense de toi, écoute Madame.

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À Salonique, en juillet 1933. – Au congrès de l’orthodoxie mondiale, les Serbes parlent en martyrs. Se disent victimes de trois génocides, le premier en 14-18, le deuxième en 39-45 et le troisième aujourd’hui. Mais les Croates parlent aussi de génocide, de même que les Kosovars. Logomachie balkanique. Et les popes d’y ajouter.

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Ce mot de Hofmannstahl que volontiers je fais mien : « La joie exige toujours plus d’abandon, plus de courage, que la douleur. »

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Lautréamont, moins fou que d’habitude : « On dit des choses solides lorsqu’on ne cherche pas à en dire d’extraordinaires. »

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Des êtres qui sont plus purs dans l’apparente abjection que d’autres dans l’apparente vertu.

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Se purger de toute exaltation niaise, sans perdre sa capacité d’enthousiasme.

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Haldas appelle la sagesse « une foutaise philosophique ». Trop vite dit à mon goût, mais comment, en effet, se dire sage au pied de la Croix ?

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Je ne supporte pas la comédie dans les relations amicales, au sens d’un arrangement opportun. Autant l’hypocrisie courtoise, en société, me paraît aller de soi, autant le double langage, en amitié, m’est intolérable.

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Au cinéma, en décembre 1993.The Snapper de Stephen Frears. Avec truculence, voici le bordel du monde actuel sublimé par l’amour-tendresse. À mes yeux la meilleure réponse, et combien évangélique, à ceux-là qui prétendent que plus rien ne sort de notre vieille Europe.

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Dépasser l’ironie, la moquerie, la charge, la dégomme, piques et pointes : tout épinglage en somme facile, tout épinglage en somme facile, fauteur de remarques du genre : « Ah mais, tu l’as descendu ! », bref la vulgarité convenue, sans céder un pouce au consentement.

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Dans les médias de ce matin, cette anecdote si caractéristique de l’esprit politiquement correct, qui raconte l’interdiction faite à ses élèves, par telle directrice d’un collège anglais, d’assister à telle représentation de Roméo et Juliette, au motif que cette story serait trop exclusivement hétéro…

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Il y a, je crois, une analogie profonde entre le narcissisme sexuel, un certain alcoolisme et la drogue, et c’est la jouissance pure, pleine de son seul vide.

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D’où vient en nous la reconnaissance de la beauté ou de l’harmonie, opposées à la laideur ou au chaos ? Je ne crois pas qu’il s’agisse seulement d’éducation ou e culture. Je crois qu’il y a, au fond de nous, le sens d’un ordre secret et sacré que dérange et même que défait ce qu’on appelle le mal.

À Nermont, en novembre 1994. – La montagne est d’une vieille beauté triste d’avant la tombe qui me rappelle ce sublime poème de Lamartine dont je ne me souviens pas d’un mot à l’instant. Les épilobes ont l’air de plumes d’autruche mangées aux mites au fond d’un grenier fleurant la souris morte, la cabane aux oiseaux penche plus que l’été dernier, les feuillus défoliés mettent du gris taïga dans les vestiges d’or et de pourpre qui rehaussent à peine le fond vert fané de la forêt, le petit funiculaire rouge ne grince plus de l’autre côté du val, la plupart des chalets sont fermés. Le silence se fait entendre, un chat haret s’enfuit là-bas dans les taillis je me demande vers quelle ingrate tanière.

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À Paris, en décembre 1994. – Ce que me disait Ismaïl Kadaré hier soir, à propos du ressentiment mortel qui pourrait être attisé ces prochaines années par les intégristes musulmans montant en épingle le martyre de la Bosnie, me semble bien plus fondé que la satisfaction de certains chrétiens persuadés que les Serbes ont fait barrage à une avancée de l’islam; et je partage, aussi, le sentiment de Kadaré que quelque chose d’important nous échappe encore de l’affrontement réel à venir, qui nous apparaîtra peut-être trop tard. En tout cas je retiens cette observation du grand écrivain albanais : que la haine d’un milliard de musulmans est une chose trop grande pour le monde.

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Il faut que je me persuade chaque matin que je ne suis pas nul. Que je me persuade chaque matin que mon travail est légitime. Que je me persuade chaque matin que ce que je fais n’est pas à jeter. Après quoi je n’ai plus qu’à m’y mettre.

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Sur une affiche placardée à la Bibliothèque universitaire : « Pour un quart d’heure de méditation – Espace Dieu, salle X . »

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Le travail est le seul acte, avec l’enfantement, qui ajoute un contenu à l’extase.

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Bernanos : « L’homme de ce temps a le coeur dur et la tripe sensible. Comme après le déluge, la terre appartiendra peut-être demain aux monstres mous ».

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À Vienne, en mars 1995. – Ce matin je vais tranquillement prendre mon Frühstück, et voici qu’il y a là, à une table, un horrible vieux aux deux mains coupées, flanqué d’une horrible vieille aux yeux enfoncés à coups de marteau sous son front buté. Or je pense aussitôt : bourreau, et non pas victime. À cause du visage. Et de la voix. Et des affreux moignons brandis. Visage horrible de criminel de guerre ou de bureaucrate sadique. Et voix cruelle, tout de suite hystérique (tout de suite voix d’Hitler) à l’instant o ?u le personnage se met à houspiller un hôte qui n’a pas fermé la porte ainsi qu’il convient. « Das zieht ! » a sifflé le monstre, et sa conjointe de renchérir aussitôt : « Das zieht ! Das zieht ! ».

Ou bien ai-je tout faux ? Après tout, ce pourrait être un ancien ouvrier mutilé par une machine, et qui souffre de rhumatismes ?

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Dino Buzzati : « Vite, vas-y dans la nuit et le gouffre ! Mais au nom de Dieu, ne réfléchis pas, ne te laisse pas prendre par le sommeil ! Demain nous arriverons peut-être ! »

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Très frappé par ce que dit Henry Miller à propos de la peinture, qui lui a rendu la joie de vivre. Or la perspective de peindre en toute liberté, ces jours prochains, ne laisse de me ravir. L’écriture ne m’a jamais été un bonheur simple. Il en va tout autrement de la peinture, par laquelle s’établit un rapport sensible, voire sensuel, à la fois psychique et physique, très intense avec le monde.

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À Nermont, en juillet 1995. – J’aimerais entreprendre ces jours un roman portant sur la réalité contemporaine, et par conséquent aussi sur la pseudo-réalité médiatique et le simulacre sous tous ses aspects. Or tout serait possible dans ce roman virtuel. Tout ce qui peut être dit pourrait l’être. Mais tout, aussi, pourrait rester non-dit de ce qui devrait l’être. Tout serait exprimé qui pourrait l’être, par conséquent tout pourrait y être exprimé dans les limites des moyens d’expression classiques ou postmodernes, page blanche non comprise. Tout serait donc possible dans ce roman, à titre virtuel. Il y aurait là comme une recherche phénoménologique des éléments significatifs de la nouvelle réalité. Le principe moteur du roman serait la liberté de tout dire, et sa tonalité dominante une sorte d’humour panique.

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Il y a, chez Antonio Lobo Antunes, tout ce qu’on peut attendre d’un grand écrivain. À savoir qu’il a le souffle lyrique d’un poète et la précision à tous égards d’un romancier, à la fois la vision large de l’Histoire en marche et de la société en transformation, et celle plus intime du peintre de mœurs et du médecin des âmes. En d’autre stermes, Antunes remplit tous les espaces qui séparent, selon l’expression de Dürrenmatt, le cendrier et l’étoile ; et je ne vois guère, aujourd’hui, d’auteur qui me donne, autant que lui, l’impression de capter et de restituer le monde qui nous entoure avec autant de pénétration sensible et de puissance.

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À Nermont, ce 30 décembre 1995. – Après l’amour l’après-midi, j’ai pensé que sans L. ma vie n’aurait jamais connu la vraie poésie. C’est avec elle seulement que j’aurai touché à la plénitude physique, ou plus exactement : métaphysique, non du tout au sens de la seule satisfaction sexuelle, mais pour cette espèce de chute d’anges au fond de l’espace-temps, au sens de l’unité suprême devinée sinon atteinte, au sens de l’effusion et de la fusion – au sens d’une intimité tendre et vertigineuse à la fois.

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Au téléphone, le vieux Théodore Monod me dit qu’il voit l’ère diabolique commencer le 6 août 1945, caractérisé par le fait que, désormais, les armes humaines sont en mesure de contaminer les générations à venir, signe selon lui de leur caractère démoniaque.

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À Cologne, en mars 1995. – Le ciel s’est couvert et le soir vient. Je me trouve, juste avant de reprendre le train pour Düsseldrorf, assis sur un banc donnant sur l’arrière du dôme, lequel forme comme une puissante carène de navire hérissés de clochetons aux dentelles se découpant sur le gris du ciel. Mais ce qui me frappe le plus, à l’instant, c’est la résonance qui s’établit entre le grand arbre noir aux magnifiques entrelacs de ramures qu’il y a là, et l’édifice devant lequel il se dresse, lui opposant sa propre évidence. Tout à l’heure m’a transi le grand froid de l’intérieur du dôme, et voici que, la mince lumière des cierges éclairant un morceau de vitrail, dans la muraille grise me touche comme un certain vers tout humble de Verlaine évoquant l’or d’un brin de paille…

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Corot à la veille de sa mort : « J’aperçois des choses que je n’ai jamais vues. Il me semble que je n’ai jamais su faire un ciel. »

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L’ambiance de l’époque est à une sorte de torpeur agitée et de parlote hagarde. Castoriadis parle, fort justement, de la montée de l’insignifiance. Les métaphores de la prison sans grilles et de l’hospice occidental, forgées respectivement par Dürrenmatt et Limonov, sont elles aussi pertinentes. Reste du moins, pour le romancier, à filtrer ces observations par le truchement de personnages et de situations adéquats.

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L’intimité est un cercle magique qui doit être préservé conter toute intrusion. Il n’y a de réelle continuité entre ceux qui s’aiment que s’il y a don et abandon, confiance claire et protection mutuelle d’un secret qu’il n’est jamais besoin de formuler – d’ailleurs est-il même formulable ?

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Le travail est un effort d’élucidation, tandis que la paresse consent aux ténèbres et à la confusion Le travail est tension, quand la paresse est flasque ; le vrai travail est source de joie créatrice, tandis que la paresse est délectation morose. Plus encore : la paresse est corrosive, il y a en elle un pouvoir délétère et même destructeur. La paresse ne se contente pas de ne pas faire, elle défait.

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Les idées viennent en écrivant. Très peu de bonnes choses découlent de la seule cogitation. Le roman est une masse virtuelle de langage à travailler comme une sculpture.

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En août 1995. – Très bel orage ce soir avec, d’un côté, le décor gris sabre et noir bleuté des montagnes et du lac strié de lignes métallisées, et, de l’autre, le front jaunâtre tombant d’un dais noir profond, traversé de formidables éclairs étrangement silencieux, tandis qu’un tiède vent d’Afrique agitait les feuilles d’étain des bouleaux sous nos fenêtres. Sur quoi, comme après l’amour dans le désordre des draps, il commença de pleuvoir des trombes tandis que la grêle hachait rudement la salade.

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Toujours et encore impressionné, à la lecture de Simenon, par la saisissante profusion des observations qu’il a emmagasinées, et dans les milieux les plus divers. Aussi, la qualité morale de ces romans m’en impose. Il n’y a jamais là-dedans rien de vil, contrairement à tant de romans policiers qui visent bas et flattent les pires instincts, à commencer par l’immonde Gérard de Villiers, Tout au contraire il y a, chez Simenon, un fonds de fraternité et de noblesse qui dépasse, et de loin, le phénomène qu’on a dit, de l’éponge ou de la machine à fabriquer du roman. Gide avait raison : en matière romanesque, c’est l’un des plus forts. Et le fait de la simplicité de son écriture ne me dérange pas, bien au contraire. Avec si peu de mots, dire autant du tréfonds humain est incomparable. Simenon n’est peut-être pas un grand écrivain du point de vue de l’invention d’un style, encore que ça se discute, mais quel prodigieux capteur de sensations et d’émotions que ce médium sans pareil.

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Au fil d’une conversation avec Christian Bourgois, j’apprends qu’il est désormais impossible de vendre, aux Etats-Unis, un livre d’un auteur blanc traitant de personnages noirs. Cela ne se fait pas : ce n’est pas conforme à la political correctness…

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Il n’y a que la prière qui rassemble, et c’est cela mon Dieu, même ne priant pas.

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Ce 23 novembre 1996. – Il y a quatorze ans de ça, jour pour jour, et par une aube froide et belle comme celle de ce matin, je traversais la campagne en compagnie de mon beauf afin d’aller accueillir Number One en ce bas monde, la même Number One qui est en train de regarder Gone with the Wind à la télé, pour la énième fois. Le souriceau violet s’est transformé en jeune fille en fleurs, son père écoute Eighteen till I die de Bryan Adams, la coqueluche des ados, et voilà la vie…

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Good conversation yesterday night with my old friend G.J. who told me about his first sexual experience, at the age of 12, when another guy, having more money than he had, let him meet a young prostitute round the station of Montparnasse. He told me that he remebered quite well the face of the girl, coming from Britain. Other remembrance : some holidays in London, a bit later, when he met another young girl whose kisses à la fraise he never forgot.

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Très intéressé par ce que dit Gilles Deleuze de la langue qui se forge au sein de la langue et se constitue en style. À propos de Céline, notamment : du Voyage au bout de le nuit à Guignol’s Band, Céline se débarrasse peu à peu de la syntaxe ordinaire pour aller vers la musique – le pur jazz verbal à rythme tagadam.

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En relisant un texte que mon père avait écrit à mon intention, en 1981, sur son enfance et sa jeunesse, je suis frappé par la douleur non exprimée qu’il y a entre les lignes, et j’essaie d’imaginer, pour tant de gens coincés par leur éducation, ce qu’à été la vie. Mais a-t-on fait tant de progrès aujourd’hui ? Les décoincés sont-ils réellement plus heureux que leurs aïeux. Je me le demande.

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Le provincialisme se nourrit de ragots et se complaît dans l’immobilisme. Le provincialisme a le mouvement et les confrontations en horreur. Le provincialisme préfère le ricanement à l’humour et se passionne pour l’insignifiance. À tout cela qu’il faut résister.

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On apprend ce matin, par les médias, qu’une adolescente d’Evolène, violée par ses deux oncles, est publiquement accusée, par l’avocat de ceux-ci, de les avoir allumés et de n’être qu’une traînée. Mais vraiment, quelle créature hideuse que l’homme sur ses ergots, et combien la réalité dépasse toutes mes imaginations. Ah mais, autant la débauche ordinaire m’inspire d’indulgence, autant le viol me répugne !

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Suis-je assez conséquent dans ma ressaisie de la réalité ? Ne suis-je pas trop léger dans ma façon de traiter une matière aussi sensible et tragique que celle du Viol de l’ange ? Je me fie beaucoup au pouvoir des mots et à ma capacité d’évocation, mais une langue trop riche ne risque-t-elle pas de noyer les faits ?

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La Guadeloupe, en février 1997. – C’est un pays assez étrange, à la fois attirant et revêche, qui tient en même temps du jardin originel et du chantier laissé à vau-l’eau, où la nature paraît à la fois nourricière et instable, généreuse et violente, et dont les gens sont beaucoup moins ouverts et joyeux que je ne me le figurais. J’en garderai ainsi l’image de ces cabanes à la Faulkner perdues dans les collines, devant lesquelles une femme ou un homme seuls semblent perdus dans je ne sais quelle âpre rêverie.

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Je n’arrive pas à peindre en ces lieux, mais je me remplis de couleurs. Le nuancier des bleus est le plus riche et le plus mouvant sous ces latitudes, toujours lié à des rapports imprévus, au gré de véhéments contrastes. Ainsi du turquoise et du noir soudain cisaillés par des flèches de rose ou de blanc laiteux précipité en coulées huileuses ; ou de ces visions africaines de champs jaunes sous le ciel rouge, avec les taches rousses des vaches seules ou la pointe vermillon d’une crête de coq sur une clôture, jusqu’à la mer étale entre les haies : une ligne bleu pervenche mais où l’on sait qu’il y a des requins.

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 À Montréal, en avril 1997. – En me baladant par les rues mal famées, que je préfère aux cénacles littéraire mais où traînent beaucoup de pauvres hères et de jeunes à la dérive, je ne cesse de penser à ma situation de privilégié, moi qui suis aimé, qui aime et qui fais ce que j’aime.

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Bacon regarde attentivement le pape de Velasquez, dont il tire un pontife à sa façon, qu’il réduit à un cri. Celui-ci était déjà en puissance dans le pape de Velasquez, mais sous un masque, ou plus exactement dans les traits du masque devenus coulures sur la face du pape de Bacon.

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On peut se perdre à tout moment. Cela se passe comme ça : on ne sait comment. Parfois même, certains jours, on meurt physiquement ou psychiquement, disons : à l’essai.

Aujourd’hui je me suis senti perdu, à un moment donné mais la vision d’une vieille femme, à un arrêt de bus, m’a sauvé.

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Ravissante image que celle de Number One, assise en robe longue devant le chalet de Nermont et corrigeant, l’air pénétré, l’écrit secret sur lequel elle travaille depuis quelque temps.

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Ce 1er septembre 1997. – Niaiserie complète des médias, ce matin, à propos de la mort de Lady Di. Le pompon à 24 heures : « Nous sommes tous responsables ». Et quoi encore, Ducon ?

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Ce 30 septembre , surlendemain de la mort de mon frère aîné. – On ne s’y attendait pas, mais c’est comme une amputation. On n’avait pas vécu bien proches, on vivait à vrai dire sur des planètes séparées, et pourtant, soudain tout se passe comme si le silence de celui qui s’en est allé faisait affluer des torrents de paroles et d’image.

Je me rappelle à l’instant les mots de Thomas Wolfe à propos de la méconnaissance qui sépare le père du fils et les frères entre eux, mais comment ne pas vibvre aussi, à ce moment-là, cette autre évidence profonde des liens du sang.

        « Nus et solitaires, nous sommes en exil. Dans l’obscurité de ses entrailles, nous n’avons pas connu le visage de notre mère; de la prison de sa chair, nous sommes passés dans l’indicible, l’incommunicable prison de cette Terre.

Qui donc a connu son frère? Qui d’entre nous a pénétré dans le cœur de son père ? Qui donc n’est à jamais prisonnier de sa prison? Lequel n’est à jamais un étranger, et seul? »

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Gens qui nous ennuient : les battants et les corsetés, les égomanes et les obséquieux, les affligés pour rien mais aussi ceux qui positivent. Longue liste à suivre…

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Le type qui fait monter le volume de la sono, dans une soirée, à chaque fois que la conversation devient intéressante.

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Ces auteurs (un Georges Haldas ou un Paul Nizon) qui se plaisent à décrier le roman, simplement parce que le genre ne leur convient pas. À l’inverse, ces romanciers qui font la moue devant tout ce qui n’est pas roman, comme si celui-ci monopolisait tout l’art d’écrire. Tout cela très relatif en somme, pour ne pas dire vain.

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L’enfer est ce lieu où l’on ne sourit pas ni ne rit pour rien.

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C’est le rôle des médiums que sont les romanciers de descendre dans les enfers et de parcourir, de bas en haut, tous les étages investis par l’humaine engeance.

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Je me régale à la lecture des Miettes de mémoire de mon cher Henri Ronse, dont chaque pointe sensibilise autant de souvenirs personnels que je note aussitôt :

La femme-enfant que j’ai rencontrée dans le train, qui m’a suivi et avec laquelle j’ai dormi tout habillé, en automne 1970.

Les poissons Flaubert et Balzac que je tenais par la queue dans un rêve récent.

Mes soirées avec le Marquis, autre enfant perdu, depuis vingt-cinq ans.

La fraîcheur du premier corps étreint et la fraîcheur des draps.

Mon premier amour impossible, à dix ans.

La table cosmopolite de la Pensione Pianigiani, à Sienne, juste à côté de l’Académie de Musique, à la fon des années soixante.

La folle de Cordoue me poursuivant à Séville.

Le vieux philosophe espagnol Alonso Diez, aux Escaliers du Marché, ramenant chaque midi, de l’épicerie, sa boîte de raviolis ou de lentilles dans sa soupente.

La pièce policière du lundi soir écoutée en famille, mais chacun sur son poste (le poste à galène de mon frère aîné), il y a bien quarante ans de ça.

Un crépuscule à Derborence, Colorado.

Les tables aux têtes de porcs alignées sous la falaise éclairée par une vierge de néon rose, cette année-là à Sorrente.

La silhouette de mon père quittant la maison dans la nuit jaune des matins de neige, à l’époque des anciens réverbères aux poteaux de bois.

L’odeur de sperme des escargots dans les haies de l’asile des aveugles de Rovéréaz, juste après la pluie.

Le ruisseau Danube dans les prairies de Souabe, adolescent comme en été 1961, l’été du suicide d’Hemingway et de la mort de Céline.

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À La Désirade, le 13 avril 1998. – Ce message de Jacques Chessex sur mon répondeur : « C’est Jacques, à Ropraz. Je voulais te dire que je relis complètement ton roman, Je suis persuadé d’avoir affaire à une grande chose. C’est un livre fondateur, c’est un livre non seulement de départ, parce que le départ tu l’as pris il y a de nombreuses années, mais de départ à l’intérieur d’une œuvre. C’est une sorte de plaque tournante. Tout est repensé, et l’avenir proche et lointain le prouvera. C’est un livre d’une fécondité, d’une richesse exceptionnelles et je pense vraiment très rare, et tellement rare que c’en est insupportable. J’ai eu de nombreuses émotions romanesques ces dernières années, mais c’est extrêmement rare qu’elles soient aussi fortes qu’à la lecture du Viol de l’ange . »

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Très saisi par la (re)lecture de Mallarmé, dans ses Divagations. Quelque chose là-dedans de puissamment érotique dont je n’avais pas le souvenir. Et surtout m’épate l’énergie de la cristallisation. Là vraiment le summum de la transmutation poétique telle que je la comprends : fulgurance et cristal.

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Ces gens qui vous aiment pour la vie parce qu’un jour vous avez dit un peu de bien d’eux.

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Rien envie de lire ces jours. Commence le dernier livre d’Antonin. M’embête. Commence une nouvelle de Walter Vogt. M’embête. Reprends le Pasticcio de Gadda. M’y perds. Et pas tellement envie d’écrire non plus. À peine quelques bonnes lettres. Sinon, je songe à la peine des gens. Ma mère seule à l’hôpital : cela la vraie réalité.

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Cette espèce de silence gêné qui accueille une vérité malséante.

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Francis Bacon : « Plus vous travaillez, plus s’approfondit le mystère de ce qu’est l’apparence. »

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Hannah Arendt se plaint de « ces gens qui ont oublié ce que c’est que rire ; que les chose puissent être drôles ne leur traverse jamais l’esprit : des animaux sérieux ».

Et ceci encore de décisif : « Le vice principal de toute société égalisatrice est l’Envie. Et la grande vertu de toutes les aristocraties, me semble-t-il, on la trouve dans le fait que les gens savent toujours qui ils sont et donc ne se comparent pas aux autres. Cette permanente comparaison est vraiment la quintessence de la vulgarité. Qui ne possède pas cette hideuse habitude se voit immédiatement accusé d’arrogance, comme si, en ne se comparant pas, on se plaçait d’autorité au sommet. »

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Penser à ce que sont les gens en réalité. Penser à ce qu’ils ont reçu et ce qu’ils auraient voulu recevoir. Penser à ce qu’ils ont appris et ont cessé d’apprendre. Penser à ce qu’ils ont risqué ou pas. Penser à ce qu’ils ont osé ou pas. Penser à ce qu’ils pensent…

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Le 2 octobre 1998. – Rencontre de Michel Butor À l’écart, sa belle maison de pierre des hauts d’Annemasse, face aux Aravis. Très aimable accueil en pantoufles, et très gentils propos sur Le viol de l’ange qu’il a lu entièrement et dit un très bon livre, intéressant et bien construit, qui lui paraît en outre « très chaste »…

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Nous vieillissons, ma bonne amie et moi, comme des Rembrandt. Nous épaississons et nous dorons, dehors et dedans, surtout dedans. Nous serons, je le crois, de bons vieillards cuits à point, à la croûte agréable et à la douce mie.

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Le bonheur de l’écriture nous est donné quand on écrit malgré soi.

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Calella, en octobre. – En reprenant ma lecture des Miettes de mémoire de notre ami Henri Ronse, je note encore ces souvenirs personnels :

Les raisins que nous allions grappiller dans les vignes surplombant le lac Majeur, la nuit au clair de lune, avec les hautes maisons de pierre de Scajano qui se détachaient sur le ciel, cet été de notre enfance.

Le premier corps réellement étreint (toute une nuit).

Le bleu vitreux des glaciers de Grindelwald, et la face nord de l’Eiger que nous scrutions à la jumelle, où se déroulait un drame, tel autre été de notre enfance.

Le besoin de se perdre : dans la foule, dans la forêt, dans les caresses, dans l’alcool.

Ceux qui restent froids : révélation pour moi, et début de la prudence.

Ma mère marchant d’un bon pas dans la rue et moi séchant un cours sur une terrasse : la fourmi, la cigale.

Un interminable camion rouge, sur l’autoroute de Francfort, me dépassant avec cette inscription sur son flanc droit : chips, chips, chips, hourrah !

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L’heureuse discipline que de penser qu’on n’est rien, et d’agir comme si de rien n’était.

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La touche de Svjatoslav Richter, si nette et si délicate, si physique et si métaphysique, si pleine et si retenue, dans le mouvement lent de cette sonate posthume de Schubert que j’écouterais des centaines de fois sans m’en lasser jamais.

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En lisant le Journal littéraire de Paul Léautaud, je suis impressionné, une fois de plus, par la richesse des observations qui y ont été consignées pendant plus de cinquante ans, et par le parfait équilibre tenu entre la substance ressaisie et son expression.

J’ai lu ce matin les pages dans lesquelles le bonhomme évoque Proust à propos d’une revue consacrée à celui-ci, et sans qu’il en connaisse rien, de son propre aveu, que quelques extraits donnés à cette occasion, auxquels il ne comprend d’ailleurs à peu près rien non plus.

Léautaud prétend qu’un écrivain ne devrait pas lire ses confrères afin de rester plus lui-même, mais c’est là tout ce qui nous sépare. Je crois au contraire qu’un écrivain doit tout lire et tout filtrer en s’efforçant de trouver sa propre voix.

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L’aspiration à tout maîtriser donne le style, mais cela part d’une nuit, cela part d’un corps et d’un chaos. Tout n’est pas ordonné par la grammaire mais le corps traverse le cristal de la grammaire comme un rideau de pluie et de l’autre côté sont les chemins.

 

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L’une est la fraîcheur même, avec quelque chose de folâtre dans la gaieté qui me rappelle la toute petite fille radieuse qu’elle a été. La voir faire la folle avec le chien dans la neige, derrière la fenêtre, souriant à son jeu comme si elle avait sept ans, me touche aux larmes.

L’autre est plus lente et plus lancinante, plus sentimentale, plus ardente et plus démunie. Elle a déjà pleuré, elle pleure et elle pleurera.

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À La Désirade, ce 28 mars 1999. – Ce jour des Rameaux, je ressens une profonde tristesse à l’idée que les uns et les autres se réclament de Dieu pour se massacrer les uns les autres. Cette idée que Dieu participe au combat, que Dieu prend parti, que Dieu bénit les guerriers, m’est complètement étrangère, ou disons que je vois en elle une figure de l’idolâtrie qui ne mérite pas plus de considération ni de respect que l’idolâtrie du Dollar ou de la Force.

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La leçon de Simenon qui m’intéresse ces jours porte essentiellement sur l’usage de la langue : renoncer à tout adjectif inutile. Plus encore : à tout clin d’œil référentiel. Le plus de choses dites avec le moins de mots. Passer du Je aux autres personnes du singulier et du pluriel. Retrouver la ville en quelque sorte.

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Il y a en moi une joie que rien ne peut altérer : telle est ma vérité première et dernière, ma lumière dans les ténèbres. C’est dans cette pensée, qui est plutôt un sentiment, une sensation diffuse et précise à la fois, que je me réveille tous les matins.

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Ma conviction profonde qu’il n’y a qu’un seul Dieu et qu’une seule Vérité, mais que cela n’exclut pas tous les dieux et toutes les vérités : que cela les inclut.

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Je me réveille à hauteur de source, j’ai refait le plein d’énergie, sous la cloche d’azur je tinterai tout à l’heure comme l’oiseau, puis je descendrai par les villages aux villes polluées et là-bas j’ajouterai ma pureté à l’impureté : je vous donnerai ce qui m’a été donné les yeux fermés.

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Au Café des Abattoirs, en janvier 2000. – À la fenêtre ce camion portant l’inscription : Animaux vivants. Et cette enseigne de la charcuterie d’en face : L’Art de la viande. À la table d’à côté, cette femme seule et péremptoire, qui dit comme ça qu’elle préfère les voitures aux hommes, tous des salauds. Elle, en tout cas, elle a son Opel Corsa, qu’elle ne doit à personne.

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Tout faire, désormais, pour échapper à la confusuion des sentiments.

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Celui qui revit tôt l’aube / Celle qui émerge de la nuit comme d’une eau dormante / Ceux qui font fête au jour malgré les journaux / celui qui ouvre ce livre où c’est écrit : « tout ce que j’ai aimé a disparu » / Celle qui fait le ménage en se rappelant la sentence d’Alexandre Vialatte : « L’homme est poussière, d’où l’importance du plumeau », etc.

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Ne te plains pas du bruit que font les bruyants : il y a partout une chambre qui attend ton silence comme une musique pure lui offrant toute ta présence entre ses quatre murs de ciel.

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On voit partout ces jours des effigies de condamnés à mort rassemblés par la firme Benetton. Cette campagne publicitaire est à mes yeux d’une basse démagogie : sous prétexte de rappeler l’horreur du monde, on y ajoute avec ce qui me semble, plus que jamais, un cynisme intolérable.

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À Louxor, en février 2000. – À l’éveil de ces jours on ne trouve pas de mots assez léger, assez transparents mais qui évoqueraient aussi le poids des montagnes millénaires et la densité de l’air qui les relie aux galaxies, tout ce lien de temps imaginaire et d’atomes de brume un peu chinoise ce matin – des mots qui dévoilent en voilant et qui parlent sans prétendre rien dire que ce qui est…

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Bien le bonjour, nous dis-je en pesant chaque mot dont j’aimerais qu’il allège notre journée, c’est cela : bonne et belle journée, nous dis-je en constatant tôt l’aube qu’elle est toute belle et en nous souhaitant de nous la faire toute bonne…

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Tout le jour à chanter le jour tu en es venu à oublier l’envers du jour, la peine du jour et la pauvreté du jour, la faiblesse du jour et le sentiment d’abandon que ressent la nuit du jour, le terrible silence du jour au milieu des bruyants, la terrible solitude des oubliés du jour et des humiliés, des offensés au milieu des ténèbres du jour…

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Peut-être cela vous manque-t-il seulement, dans le déni de ce que vous faites ou la simple inattention, de ne pas pouvoir partager, non pas l’estime de votre petite personne, mais l’amour de la personne innombrable dont ce que vous faites n’est qu’un des innombrables reflets, mais unique…

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Celui qui te demande où tu prends le temps de lire alors qu’il perd toute sa journée à ne pas le faire / Celle qui passe son temps à faire des patiences ou à s’impatienter pour rien / Ceux qui courent après l’ombre de leur ombre stressée, etc.

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Je ne te demanderai jamais d’être l’Autre, je me défie de toute emphase à majuscule, je t’attends au coin du bois – qui est peut-être un désert ou ton ciel de là-bas, sans savoir ce que tu me réserves et n’attendant que d’être surpris comme au premier jour, quand ta voix bondit pour la première fois de ta nuit à la mienne.

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Si nous sommes si joyeux c’est que notre vie a un sens, en tout cas c’est notre choix, ou c’est votre foi, comme vous voudrez, c’est ce que nous vivons ce matin dans l’atelier : nous serions là pour réparer des jouets et rien que ça nous met en joie : passe-moi ce sonnet que je le rafistole, recolle-moi ce motet, voyons ce qu’on peut sauver de ce ballet dépiauté ou de ce Manet bitumé – et dans la foulée tâchons d’inventer des bricoles.

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Heureux ceux qui se rappellent les mains de leur mère au travail, et pour les autres : heureux s’ils se rappellent les mains de leur mère au repos, sur le front de l’enfant malade ou jointes à ne rien faire.

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Vous pouvez me reprocher de voir ce matin le monde trop en bleu : en réalité il l’est tellement plus que je me reproche juste ma nullité à le dire ; mais essayez donc, juste pour voir, je veux dire : pour mieux voir, de dire ce matin le bleu de votre âme, et vous m’en direz des nouvelles, du bleu pur de ce matin irradiant le gris des jours et le noir du monde.

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À La Désirade, en avril 2000, après la trahison de Maître Jacques. – Monté à La Désirade pour y respirer, je rappelle Bernard Campiche qui me lit au téléphone la chronique de Jacques Chessex me concernant, à paraître demain dans L’Hebdo et qu’on lui a communiquée. Je craignais le pire, et c’est en effet un morceau de pure délation que cette saleté, assorti d’un appel à mon interdiction professionnelle, mais le pauvre fol s’y prend vraiment mal, traitant Le viol de l’ange de mauvais livre après l’avoir encensé. Plus pathétique encore : il me reproche de critiquer le dernier ouvrage d’Etienne Barilier, dont il a toujours dit pis que pendre alors que j’ai défendu cet écrivain pendant plus de trente ans. Bref, cela ne m’inquiète pas au fond, même si ça me blesse d’être traité avec tant de bassesse et de méchanceté crasse. Ce type, en période politique délicate, eût fait des morts. Non seulement c’est un traître, mais c’est un exécuteur potentiel.

Cela étant je l’ai cherché : parce que je l’ai déculotté comme personne, dans L’Ambassade du papillon, en racontant à la fois notre amitié et la façon dont il la trahie, donc voilà la monnaie de ma pièce.

À La Désirade, suite du feuilleton. – Comme nous la craignions un peu, L’Ambassade du papillon est réduit, par d’aucuns, à un règlement de comptes avec Jacques Chessex, alors que nos querelles n’en occupent que quelques pages. La grise vestale du littérairement correct, Isabelle Rüf dans Le Temps, y voit un livre de haine, alors que tout le monde me parle de l’amitié et de l’amour qui le traversent ; et L’Hebdo remet ça ce matin en consacrant cinq pages tapageuse à m’enfoncer plus ou moins. Dans la foulée, j’apprends que la conclusion de la chronique de Maître Jacques atteignait un tel degré de diffamation que la rédaction a dû la couper. Mais le pompon, c’est la rumeur selon laquelle j’aurais écrit moi-même le magnifique papier d’Eric Bruno paru dans 24 Heures, en usant d’un pseudo. Un cher confrère a même enquêté auprès de notre chef de rubrique à ce propos. Or c’est tout à fait de ces gens-là, d’imaginer chez les autres la complète malhonnêteté intellectuelle qui est la leur.

Tout à l’heure, cependant, j’ai eu la bonne surprise d’être appelé au téléphone par Jean Ziegler, inquiet à mon propos, et que j’ai rassuré aussitôt. Il a lu mon livre et l’a beaucoup aimé, estimant tout à fait imbécile la réaction de Chessex. Une fois de plus je suis touché par sa réaction d’homme de cœur.

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On fera son possible en sorte de résister, les enfants, on se sent chaque matin plus proche de céder, ça faut bien l’avouer, les vioques, à chaque éveil c’est plus lourd et plus lancinant, cependant quelque chose nous retient au bord du bord, ou quelqu’un – vous peut-être les enfants ? Quelqu’un qui nous retiendrait à nous et à vous…

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Celui qui cherche la vraie couleur des mots / Celle qui remonte le cours des années sans cesser de mourir / Ceux qui écrivent à leur mère défunte qui reste aussi silencieuse qu’avant, etc.

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Je pense à l’ami inconnu en écrivant à l’ami connu.

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À Paris, Place Clichy, en mai 2000. – Brasserie Wepler. Je lis les Règles pour le parc humain de Peter Sloterdijk. Très intéressé par cette méditation sur les tenants et l’avenir d’un nouvel humanisme, par delà les vieux formats. Me touche illico la réflexion sur le livre considéré comme une lettre aux humains. Devant moi (de l’autre côté de la verrière de la brasserie) se dresse l’étal des Douceurs d’Odette : pralines et bonbons fins, nougat et chocolat. Un panneau indicateur désigne la direction du Cimetière de Montmartre où repose Marcel Aymé. Il pleuvine ou, plus exactement : il pleuvote.

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On constate que le penseur de charme de la télé descend désormais dans un hôtel de charme où l’attend la bonne vieille table de charme sur laquelle il aime à rassembler ses pensées charmeuses inspirées par les humiliés et les offensé hélas privés des charmes et des retombées de sa cogitation de charme.

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Salamalec à San-Antonio. – Au-delà de sa fameuse gaudriole langagière, Frédéric dard avait une écriture personnelle à deux vitesses découlant d’un regard et d’un sentiment du monde plus profond qu’il n’y paraissait.

Il n’y a qu’en France rabelaisienne, dans le vieux beau goût partagé pour leur langue par les lettrés et le populo, au pays de Céline et de l’Almanach Vermot, que pouvait naître et prospérer San-Antonio.

Le nom de celui-ci ne recueille souvent que le dédain des purs littéraires, qui ne voient dans les romans du commissaire qu’une sous-littérature, et cependant, avant même que ne fleurissent thèses et colloques, de très bons esprits avaient osé arborer, comme chaude pelisse en été, le goût le plus éhonté pour les choses peu académique qu’il faisait subir à notre langue.

Les collégiens que nous étions à douze ans, qui revendions à la kiosquière du coin les San-A que nous luis avions piqués la veille, se régalaient de cela d’abord : du mot tordu, qui faisait rire et envie d’en faire à son tour, au contrepet (« farce de prof pour force de frappe ») ou aux trouvailles verbales à n’en plus finir (les « arcanes souricières » de Béru), entre autres calembours à foison. Et les titres même de ses livres annonçaient déjà l’heureuse « mélimélodie » des sons et des sens gorillant locutions et sentences, tels Certains l’aiment chauve ou La Matrone des sleepings.

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On ne s’y attendait pas, on avait oublié, ou bien on ne se doutait même pas de ce que c’est qu’un enfant qui éclate de rire pour la première fois – plus banal tu meurs -, cependant nous en aurons pleuré sur le moment : à vrai dire l’enfant qui rit pour la première fois recrée le monde à lui seul ; c’est, avant le clown au cirque de la vie, l’initial étonnement et la pochette-surprise.

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Ne plus rien attendre de quiconque, pour en être mieux surpris. Ne pas demander ni s’impatienter de recevoir quoi que ce soit, mais donner.

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Auguste Renoir : Les coups de pied au derrière ne font jamais de mal. Le plus drôle c’est qu’ils ne vous sont jamais appliqués pour le bon motif. Mais ils vous réveillent. Et c’est cela l’essentiel ».

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Je vois de plus en plus, dans ce qu’on appelle la culture, un encombrement d’objets de consommation et la répétition à satiété de tout ce qui a déjà été fait et dit.

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Je ne sais plus qui disait (il me semble que c’est Enesco) que Jean-Sébastien Bach était l’âme de son âme.

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La poésie saute une idée sur deux.

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L’ami m’ayant demandé ce qu’il représentait pour moi, je lui ai répondu qu’il était quelqu’un dont j’attends beaucoup, mais j’aurais pu lui dire bien plus. Par exemple qu’il incarne, avec tous ceux que j’aime, mon amour de la vie.

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Ceux qui croyaient hier à l’Avenir radieux et qui te diront demain qu’avant c’était mieux.

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À la radio, en octobre 2000. – En direct, un reporter à Gaza vient de parler à un gosse de 12 ans, lanceur de pierres, qui lui a affirmé qu’il préférait mourir pour la Palestine et se retrouver heureux au ciel qu’être malheureux sur terre. Sur quoi, trois minutes après, sous les yeux de même reporter, le gosse s’est abattu par les Israéliens d’une balle explosive dont on entend le fracas. Et l’animatrice d’enchaîner d’un ton résolument positif : et maintenant nous prenons des nouvelles de la Route…

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Et toujours je reviens à l’œil secret de cet étang d’étain sous la lumière silencieuse de ce lever du jour qui pourrait en être le déclin, on ne sait trop, Rembrandt lui-même ne savait trop ce qu’il révélait en mâchant ses cigares – et surtout pas d’effets de théâtre, de clair-obscur ou de faux mystère : laissez venir la beauté des choses qui n’a jamais été séparée de son ombre et qui diffuse cette aura sans le chercher…

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Au Café Sibérie d’Amsterdam je me dis, in petto, que je me trouve bien partout.

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Je pense sans cesse à de nouveaux personnages, et aux liaisons possibles entre eux – des personnages comme autant de problèmes humains, et de réponses incarnées.

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Me méfie instinctivement des habiles, autant que de l’habileté en moi.

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Nietzsche parle de la santé en précurseur de l’hygiénisme et de l’esprit olympique. C’est d’autant plus drôle qu’il incarnait, en somme, l’intellectuel toujours mal fichu.

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Ma vraie base: l’honnêteté et l’amour. Tout le reste: du flan. Ma vraie base: la sincérité et la conséquence, et tout le reste du pipeau.

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À La radio, ce 25 novembre 2000, 13h.30. – Bulletin de France Info: On attend toujours la désignation du 43e Président des Etats-Unis +++ Mort de deux légendes: Zatopeck, «la locomotive tchèque» et Théodore Monod, «le marcheur du désert», +++ Décrue dans le Pas-de-Calais +++ Double meurtre sur un parking de l’aéroport de Marseille +++ Une bombe a explosé cette nuit à Pristina +++ En Espagne, nouvel attentat à Barcelone, attribué à l’ETA +++ Quatre Palestiniens tués dans la bande de Gaza +++ Nouveaux massacres en Algérie +++ Valeurs françaises en forte baisse à la Bourse de Paris +++ À part ça, RAS +++

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La notion de bon génie de la Cité, pour l’écrivain ou l’artiste, me plaît assez, surtout depuis que des gens comme Berdiaev ou Chesterton m’ont aidé à me délivrer du ressentiment que nourrit la révolte des fils. Entre incendiaires et sauveteurs, je me préfère sauveteur.

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À l’immédiate hystérie des médias relancée avant le lever du jour tu résistes en ouvrant grande ta fenêtre à l’air et à la neige de ce matin qui fondra mais tout tranquillement, en lâchant ses eaux comme pour une naissance sans convulsions, et le printemps reviendra, et les gens ce matin continuent de faire leur métier de vivre dont personne ne s’inquiète – alors toi, maintenant, referme la fenêtre au froid…

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Nos enfants nous protègent en dormant. Notre veille est contre nature. La mère inquiète pour rien, le poète angoissé pour rien, tous ces veilleurs aux lumières qui tremblotent – tous nous sommes confiés au sommeil à tendre haleine de pain chaud de l’enfant qui dort. Même si nos enfants sont maintenant de grandes personnes, nos enfants sont là pour nous justifier. Même si nous n’avons pas d’enfants, le sommeil des enfants continue de nous protéger, sauf des enfants privés de sommeil.

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Depuis tout enfant tu as ce don, crocodile, de te purifier comme ça, tu ne pleures pas sur toi mais sur le monde qui ne va pas comme tu l’aimerais, l’œuf de colombe que le caillou écrase ou qui se casse en tombant sur le caillou, toi aussi seras toujours trop tendre, jamais tu n’auras souffert l’injustice du Dieu méchant – et ça s’aggrave, nom de Dieu, tous les jours que les méchants font…

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Tout avait l’air extraordinairement ordinaire ce matin, et c’est alors que tu es sorti du temps, enfin tu l’as osé, enfin tu as fait ce pas de côté, enfin tu as pris ton temps et tu as vraiment regardé le monde qui, ce matin, t’est enfin apparu tel qu’il est…

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Un romancier doit oser être bête autant que minutieux et précis. Certaine idiotie (mais rusée, s’entend) est pour ainsi dire la clef de son rapport avec le monde. Il ne doit pas être plus intelligent que le commun. Sans faire la bête, il doit se laisser aller à la naïveté ou aux élans irraisonnés, à tout ce qui fait l’imprévu de la vie et des êtres…


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