L’aventure de lire

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C’est une belle histoire que de lire, qui nous fait recevoir le monde et le partager.

On peut y voir une fuite et tout l’opposé : la découverte de ce qu’on est ici et maintenant, comme les mots de Vol à voile, de Blaise Cendrars, à l’adolescence, m’ont révélé que le voyage est d’abord l’appel à la partance d’une simple phrase. Je lisais : « le thé des caravanes existe », et le monde existait, et j’existais dans le monde. Ou je lisais : « Il y a dans l’intérieur de la Chine quelques dizaines de gros marchands, des espèces de princes nomades », et déjà j’étais parti sur ce tapis volant qu’est le livre, déjà je me trouvais dans cet état chantant que signale à mes yeux cette espèce d’aura que font les êtres quand ils diffusent, et les livres qui sont des êtres.

Pour moi, la frontière fut toujours imperceptible entre les livres et la vie dès lors qu’une présence se manifestait par le seul déchiffrement des lettres inscrites sur une page, et j’entrais dans une forêt, j’étais sur la route d’Irkoutsk avec Michel Strogoff, soudain la chanson de ce vieux babineux éthylique de Verlaine tirait de mes yeux d’adolescent de treize ans des larmes toutes pures, ou j’avais seize ans sur les arêtes d’Ailefroide et je prenais chez Alexis Zorba des leçons de vie.

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Je fuyais, évidemment que je fuyais, je fuyais le cercle trop étroit de mon petit quartier de nains de jardin : un jour, j’avais commencé de lire, trouvé parmi les livres de la maison de l’employé modèle que figurait mon père, ce gros bouquin broché dépenaillé paru chez Marguerat et dont le titre, La Toile et le roc, me semblait ne vouloir rien dire et m’attirait de ce fait même, et pour la première fois, à seize ans et des poussières, je m’étais trouvé comme électrisé par la prose de ce Thomas Wolfe dont j’ignorais tout, le temps de rebondir à la vitesse des mots dans les câbles sous-marins destination New York où grouillaient le vrai monde et la vraie vie, et peu après ce fut dans la foulée de Moravagine que je m’en fus en Russie révolutionnaire.

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Je ne sentais autour de moi que prudence et qu’économie alors que les mots crépitaient en noires étincelles sur le mauvais papier du divin Livre de poche : « Vivre, c’est être différent, me révélait le monstre ravissant, je suis le pavillon acoustique de l’univers condensé dans ma ruelle. » Je lisais en marchant : « Au commencement était le rythme et le rythme s’est fait chair. » Mes camarades raillaient le papivore et moi je les narguais de la place Rouge où je venais de débarquer : « Moscou est belle comme une sainte napolitaine. Un ciel céruléen reflète, mire, biseaute les mille et mille tours, clochers, campaniles qui se dressent, s’étirent, se cabrent ou, retombant lourdement, s’évasent, se bulbent comme des stalactites polychromes dans un bouillonnement, un vermicellement de lumière ». J’allais par les allées des bibliothèques, mais bientôt m’écœuraient l’odeur de colle blanche et la poussière en suspension, et m’impatientaient les gestes lents des gardiennes du Temple à chignons serrés, aussi me carapatais-je par les chemins de traverse des grands bois de l’arrière-pays ou le long du lac aux eaux transies, à travers les prairies et sur les chemins de crête de ma préférence d’atavique coursier des hauts.

Des années et des siècles d’enfance avant nos parcours d’arêtes j’avais découvert que le mot est un oiseau qui tantôt se morfond dans sa cage et tantôt envoie ses trilles au carreau de ciel bleu. Par les mots reçus en partage j’avais nommé les choses – et de les nommer m’avait investi de pouvoirs secrets dont je n’avais aucune idée mais que chaque nouveau mot étendait –, et leur ombre portée. Je prononçais le mot clairière et c’était évoquer aussitôt son enceinte de ténèbres – sans m’en douter je tenais déjà dans ma balance le poids et le chant du monde.

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Chaque mot définissait la chose, et la jugeait à la fois. De cela non plus on n’est guère conscient durant les années et les siècles que durent nos enfances, ni de ce que signifie le fait de déchiffrer un mot pour la première fois, puis de l’écrire. Plus tard seulement viendrait la conscience et la griserie plus ou moins vaine de tous les pouvoirs investis par le mot, mais la magie des mots relève de notre nuit des temps comme, tant d’années après, je le découvrirais dans l’insondable Kotik Letaiev d’Andréi Biély.

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« Les traces des mots sont pour moi des souvenirs », nous souffle-t-il en scrutant le labyrinthe vertigineux de sa mémoire. Avant de signifier les mots étaient rumeurs de rumeurs et sensations de sensations affleurant cette mémoire d’avant la mémoire, mais comment ne pas constater l’insuffisance aussi des mots à la lecture du monde ?

Lire serait alors vivre cent fois et de mille façons diverses, comme le conteur de partout vit cent et mille fois à psalmodier sous l’Arbre, et cent et mille fois Rembrandt à se relire au miroir et se répéter autrement, cent et mille l’aveugle murmurant ce qu’il voit à l’écoute du vent et cent autres et mille fois un chacun qui admire, s’étonne, adhère ou s’indigne, s’illusionne ou découvre qu’on l’abuse, s’immerge tout un été dans un roman-fleuve ou s’éloigne de tout écrit pour ne plus lire que dans les arbres et les étoiles, ou les plans de génie civil ou les dessins d’enfants, étant entendu que ne plus lire du tout ne se conçoit pas plus que ne plus respirer, et qu’il en va de toute page comme de toute chair.

Bien avant Cendrars déjà je savais que l’esprit du conte est une magie et plus encore : une façon d’accommoder le monde. Seul sur l’île déserte d’un carré de peau de mouton jeté sur l’océan du gazon familial, j’ai fait vers dix ans cette même expérience du jeune Samuel Belet de Ramuz, amené aux livres par un Monsieur Loup et qui raconte non sans candeur à propos du Robinson suisse : « Je me passionnai surtout pour quand le boa mange l’âne. »

Lorsque le Livre affirme, par la voix de Jean l’évangéliste poète, que le verbe s’est fait chair, je l’entends bien ainsi : que le mot se caresse et se mange, et que toute phrase vivante se dévore, et que du mot cannibale au mot hostie on a parcouru tout le chemin d’humanité comme en substituant à la pyramide des crânes de Tamerlan celle de gros blocs taillée au ciseau fin des tombeaux égyptiens.

Ce chemin d’humanité serpente entre ces pages aussi, du pas tantôt hésitant et tantôt plus décidé d’un incorrigible irrégulier jamais à l’aise sous aucune discipline d’aucune école, n’ayant à produire que le Doctorat de l’Université buissonnière des littératures. Le seul fait d’entendre, par manière d’accueil à la Faculté des lettres de Lausanne, et de la voix grise du Mandarin de l’époque à longue figure blafarde de calviniste, qu’en ces lieux ne se pratiquerait jamais l’amour de la chose littéraire mais la seule Analyse Scientifique des Structures, suffit à me renvoyer aux sous-bois et aux rivages de mon industrieuse paresse, momentanément flattée aussi par l’esprit frondeur de Mai 1968. Les aphorismes obscurs et sensuels de René Char, autant que les proses transgressives de Jean Genet, les essais libertaires de Marcuse et la haute éthique érudite non alignée de Walter Benjamin me tinrent alors lieu d’enseignement vif, tandis que je m’adonnais à outrance à l’exercice plus stérile de la lecture dite par l’aisselle. Porter sous son bras tel ou tel volume vert sale des Œuvres complètes de Vladimir Ilitch Oulianov, dit Lénine, serrer de la même façon Das Kapital de Marx en v.o. ou les dernières livraisons de la revue L’Homme et la société, transbahuter ainsi, de librairies en bars, sans les ouvrir mais en absorbant leur substance comme par osmose, ces sommes théoriques fut quelque temps ma façon révolutionnaire de lire, jusqu’au jour où, las de feindre et retrouvant, en d’autres lieux, le plaisir partagé d’explorer les travées de bibliothèques, je flambai tout à coup à la découverte du psalmiste libérateur que devait figurer à mes yeux Charles-Albert Cingria, dont les mots et les phrases me semblaient peints à la feuille d’or sur fond de parchemin ceint d’azur : « L’écriture est un art d’oiseleur et les mots sont en cage, avec des ouvertures sur l’infini. » En ma vieille vingtaine qui me pesait tant aux épaules, les yeux cernés par le chagrin du monde et la délectation morose, lire Cingria m’a rendu la fraîcheur.

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« Il nous faut relire plus que lire », affirmait ce druide des bibliothèques que fut John Cowper Powys, et c’est dans le faisceau de regards croisés de tous mes âges et de tous les âges du lecteur que je voudrais situer Les Passions partagées, dans ce même mouvement de ressaisie qui fait noter à Samuel Belet, le personnage de Ramuz, au moment de se raconter, que « ce qui n’a pas assez été vécu est revécu », et le passé ressuscite dans un nouveau présent « car tout est confondu, la distance en allée et le temps supprimé. Il n’y a plus ni mort ni vie. Il n’y a plus que cette grande image du monde dans quoi tout est contenu ».

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« Un homme peut réussir dans la vie sans avoir jamais feuilleté un livre, écrit encore John Cowper Powys, il peut s’enrichir, il peut tyranniser ses semblables, mais il ne pourra jamais “ voir Dieu ”, il ne pourra jamais vivre dans un présent qui est le fils du passé et le père de l’avenir sans une certaine connaissance du journal de bord que tient la race humaine depuis l’origine des temps et qui s’appelle la Littérature. »


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