Des femmes, toutes – de Mireille Diaz-Florian aux éditions du Palio – 140p. 18€. (octobre 2025)
« Les femmes sont prisonnières de leurs corps, de leurs gestes. Elles restent dans leur mutisme, privées de mots davantage que de paroles. Ce sont des silhouettes dont l’ombre se projette sur la page. Je leur prête mots. Je leur porte voix (p.137) ». Des destinées de femmes, une lignée familiale. La narratrice, la petite, déroule le fil directeur de leurs vies.
C’est par le voyage en chemin de fer, moment d’apesanteur et de solitude, que le décor de l’histoire se dessine de page en page. « Revenir chez Marie et Jean, c’est d’abord percevoir le passage d’une frontière invisible, sinon dans les variations du paysage. On aura quitté les landes des hauts plateaux, les bruyères sur les talus de la route départementale, pour traverser des forêts de sapins. L’espace s’ouvre ensuite sur des vallonnements harmonieux avant l’arrivée en ville ». La campagne, les bords de la Vézère, un Limousin âpre signifiant en ces moindres replis les blessures cachées. Les hommes n’ont ici qu’une présence éphémère, le temps de dire en filigrane leurs destinées, sombres souvent, marquées par les époques, la grande guerre et la seconde, le quotidien ravagé, la mort, l’enfermement, la folie. Les femmes retrouvent leur place. Le roman se penche sur les albums oubliés, les photographies de groupe, les portraits qui émaillent tout du long la ressouvenance de ceux qui ont été.
Ainsi l’écrivaine va-t-elle tirer au cordeau des souvenirs qui remontent en elle, dans cette brume qui se dissipe dans les mots, ceux de la littérature qu’elle interroge dans le corps du texte, tant il apparaît qu’une vie, un destin, cela suppose une conscience éclairée d’aller à l’encontre de tout ce qui favorise l’oubli, cette fosse commune qui attend patiemment son heure. Le livre de Mireille Diaz-Florian compose avec la tendresse de celle qui est restée pour celles qui ne sont plus. Et cette main tendue qui tient le stylo émarge tour à tour à la vie, à la mort « Des femmes, toutes », la formule étant reprise à plusieurs reprises au long du texte, comme si l’écrivaine avait eu besoin de se redonner non pas l’élan nécessaire à l’écriture, mais de se poser en observatrice navrée et consolante, de retrouver la proximité, le côtoiement et l’abandon aussi.
L’aïeule qui ne parlait pas français, « Eugénie paraît étrangement plus âgée que je peux l’imaginer. Le vêtement révèle un corps puissant et souligne ses formes féminines. Elle porte un chapeau. Le visage est fermé. Des cernes accentuent la gravité de ses yeux noirs. Celle photographie scelle un secret. Il n’y a pas de photo de son mariage. Elle devra inventer sa vie. Une vie de femme dans le cadre d’une ferme (p42). » Tout un monde oublié émerge sous la plume de l’écrivaine. Une campagne protectrice dans les temps troublés, toujours difficile, distillant l’amertume que la grande bascule vers l’existence en ville sécrètera sournoisement. Pour ceux qui reste la vie est dure. « Eugénie appartient à la lignée des femmes qui restent droites sur le seuil des maisons ».
Ainsi en ira-t-il aussi pour ses filles, Angéline, l’ainée, Louise, Marie, les tantes de la narratrice, et Alice, sa mère et d’Antoinette aussi, l’orpheline recueillie un temps. Au-delà des meurtrissures, des violences faites à ses femmes par les tout proches, le silence plombé, le texte caresse leur infinie résilience, leur obstination qui puise leur force comme jadis on puisait au fond de nos campagnes l’eau du puits. Cet acte de courage renouvelé au quotidien est révélateur du mutisme évoqué, de cette incapacité du dire, de formuler, de placer les mots sur le secret, sur ce qui est à tout jamais retenu, cadenassé dans le silence. « Alors dans le silence de leurs silhouettes fantômes, celle qui écrit veut apaiser la rumeur sourde des femmes blessées…Elle les ressuscite. Elles n’auront pas la pâleur de spectres. Elles seront vivifiées par l’encre des mots qui, dans la mémoire de quelques lecteurs les placeront debout contre l’adversité (p.36). »
Ce à quoi s’emploie l’écrivaine ce sera d’ôter le bâillon ancestral et pesant, le legs que ces femmes se seront transmis, la puissance des malédictions, – « Dans l’histoire d’une paysanne, il n’y a place, ni pour le poème, ni pour les lamentations du coryphée ( p 31) » – pour que la littérature insuffle et redonne vie à celles -là mêmes qui ne sont plus, en convoquant les archives muettes, retrouvant dans ces pages la géographie et l’histoire de leur existence, se révélant enfin dans la stature retrouvée de leur vie de femme.
« Des femmes, toutes » est une traversée du siècle passé, une réminiscence d’un monde disparu avec cette famille dont Mireille Diaz Florian portraitise l’une après l’autre ces femmes qui furent dès la prime enfance de la narratrice, des phares vers lesquels, l’âge venant, elle se dirige à nouveau après que la vie ait œuvré. Le souvenir intime vient croiser les souvenirs de toute une époque et la petite, désormais adulte, revit par le souvenir qu’elle convoque, la tragédie d’hier, le 09 juin 1944 lorsque la division Das Reich remontant vers les plages du débarquement pendit aux lampadaires, cent otages à Tulle. Sans l’énoncer nommément l’écrivaine inscrit par la superposition d’une date anniversaire, la sienne propre, et de la date anniversaire du drame, les liens indicibles qui lient la narratrice à la réalité d’hier qui broyait les vies, aveuglément. Tout comme elle extirpe de l’oubli la figure de Joseph, le fils d’Angéline, jeune résistant, mort en déportation. Ces mères courage qui n’ont d’autres boussoles que celle de regarder la vie en face, de n’en démordre jamais quels que soient les événements, les coups du sort et Dieu sait si elles ne furent guère épargnées lorsque « trop de souffrance tarit les larmes (p.51) », ces mères d’une lignée silencieuse font retentir dans le livre un appétit de vivre quand douleur, conscience et patience constituent les amers de leur existence.
Tout au long de ce très beau texte, chargé d’une émotion profonde, d’une vérité sans fard, d’une lucidité éclairée, le lecteur met ses pas dans les creux et les bosses des chemins de terre, prend le train Paris-Limoges, visite en ombre portée de la narratrice la grande maison désormais vide et qui sera vendue, se laisse submerger par la tendresse, la sororité qui ressort de chacune des héroïnes du livre dont la simplicité de ce qu’aura été leur vie, lui fait sentir, s’il en était besoin, ce qui est une des raisons de vivre, rester debout contre vents et marées. C’est de cela dont nous entretient ce livre avec pour pôle d’attraction ultime, Alice, la mère de la narratrice, l’institutrice novice des années 1930, dans l’extrême grand-âge, dans l’urgence et la symbolique de se tenir auprès d’elle en ses derniers instants. » Lorsqu’elle se retrouvait aux côtés de sa mère endormie…. Elle posait sa main sur celle de la vieille femme. Elle éprouvait sous ses doigts l’extrême finesse de la peau. Elle devinait que sa propre vie glissait dans une durée indéterminée. Il lui fallait interrompre le flux du temps. Écouter la respiration régulière de sa mère. Entrer dans la promesse d’écrire (p14) ».
Le récit se clôt sur la présence d’Élisabeth, la sœur disparue, la sœur non désirée, en manque d’amour, celle qui donnait tout en espérant recevoir enfin. De cette perte inconsolable, injuste, l’écrivaine signe un rappel à la vie. Le livre conquiert dans le bruissement des pages tournées, – par la simplicité de la phrase vibrante et retenue, le feutré des mots, la rêverie, la découverte et la déambulation, la promenade sur les lieux familiers, la résonance, la maîtrise de l’écriture qui distille cette infinie tristesse nuageuse venue de très loin, du souvenir retrouvé et choyé désormais, la légèreté volatile des sensations,- sa respiration apaisée, cautérisant ainsi les déchirures du coeur et de l’âme. « Le temps a passé qui lime finement les aspérités de toute douleur. C’est un séjour bref, censé fermer d’une signature notariée, les étapes ordonnées du deuil (p140) ».
La spirale du temps aura conduit l’écrivaine jusqu’à la chambre d’écriture afin que se dénouent par les mots, les vies en allées, qu’elles retrouvent leurs contours d’existence humaine, que leur éclat vienne à nous, qu’elles comblent les trous, qu’elles défient « le mensonge du souvenir » et que s’inscrivent en « la pénombre du texte », leur corps et leur témoignage de femmes, pour la mémoire vive du lecteur.