Le Rêveur solidaire

Chroniques de JLK

(2017-2025)

 

 

1.La chronique, charme de paix, arme de guerre…

Contre la fuite du temps et la perte du sens, trois chroniqueurs à pattes d’écrivains modulent, sur des tons très personnels et des styles non moins vifs, cet art combinant travail de mémoire et commentaire des temps qui courent, almanach fantaisiste ou fronde résistante. Dans Résumons-nous, voici l’irréfutable Alexandre Vialatte retrouvé en ses débuts juvéniles dans l’Allemagne de la montée du nazisme, entre autres émerveillements saisonniers; avec Mes indépendances, Kamel Daoud affronte les démons du terrorisme en Algérie et célèbre la belle et bonne vie; et Jean-Francois Duval se rit lui aussi des idéologies mortifères, tout en distillant un Bref aperçu des âges de la vie en épicurien doux-acide…
Alexandre Vialatte pourrait dire, à sa façon devenue parodique, que la chronique remonte à la plus haute Antiquité, à l’image de la femme des cavernes en veine de confidences et de son macho soucieux de marquer son nom aux Annales de la grotte.
La chronique, dont le nom suggère que Chronos la travaille au corps, et qui signale justement le désir de ne pas se laisser croquer par ce monstre vorace, est bel et bien tissée de temps humain, voire trop humain comme disait un philosophe à moustache de fil de fer: elle dit les faits, bienfaits et méfaits imputables à notre espèce dans une série linéaire précisément dite chronologique ; elle déconstruit les fake news depuis la nuit des temps et rapièce tout autant de ces vérités momentanées qu’on dit éternelles ; elle a varié de forme selon les empires et les tribus ; elle ne s’est fixée dans notre langue qu’au XIXe siècle dans la forme que nous lui connaissons aujourd’hui encore, avec ses belles plumes de toute espèce et ses oiseaux bariolés plus rares, tel Alexandre Vialatte.
Or, l’image du sémillant Auvergnat de Paris, mordant contempteur du politiquement correct avant tout le monde, mais jouant le plus souvent sur l’érudition joyeuse et la gaîté cocasse en concluant invariablement que « c’est ainsi qu’Allah est grand » – cette image de fantaisiste à nœud pap’ élégant en prend un coup à la lecture de la première partie « allemande » des plus de 1300 pages de Résumons-nous, troisième volume, après les Chroniques de la Montagne, consacré à son œuvre par la collection Bouquins.
De fait, regroupés sous le titre vialattien au possible de Bananes de Königsberg, les textes de sa « période rhénane », courant de 1922 à 1929, témoignent à la fois de l’immédiate originalité du jeune écrivain (il est né en 1901) et de sa progressive désillusion devant l’évolution de cette Allemagne dont il avait une image idéalisée par ce que lui en chantait sa mère en son enfance, et qui se révèle sous un jour de plus en plus inquiétant, jusqu’en 1945 où il chroniquera le procès des nazis du « camp de repos et de convalescence » de Belsen dont il saura détailler l’ignoble banalité des dépositions plombée par la bonne conscience de ceux qui n’ont fait qu’obéir, n’est-ce pas…

Le « Kolossal » au sombre avenir

En 1922, à Mayence, le jeune Vialatte, dans son bureau de rédacteur de la Revue rhénane censée rapprocher les peuples allemand et français, écrit à son ami Henri Pourrat, futur arpenteur de la forêt magique des contes populaires, qu’il s’embête à voir « des brasseries pareilles à des cathédrales, des villas pareilles à des châteaux forts, des briquets pareils à des revolvers, des policiers semblable à des amiraux, dans ce pays de surhommes pour lequel il faut des surbrasseries, des survillas, des surbriquets et des surpoliciers ».
Et cela ne va pas s’arranger avec les années malgré la bonne volonté de l’observateur du redressement économique de l’Allemagne, où tout n’est pas que bruit de bottes. Mais « n’importe quel grain peut germer », écrit-il, dans ce « chaos des genèses sur quoi souffle le vent de tous les enthousiasmes », et le fond d’inquiétude de ses chroniques s’accentuera jusqu’au moment où il deviendra témoin direct de l’atroce.
Vialatte n’était pas un idéologue mais un artiste, un poète, un honnête homme, une nature aussi joyeuse que sérieuse, et son témoignage n’en est que plus marquant. C’est par respect humain qu’il vomit l’antisémitisme nazi, comme il défendra plus tard les harkis algériens lâchés par la France. Son naturel n’est « politique » que par réaction nécessaire, et la meilleure preuve en est la foison de chroniques égrenées dans son Almanach des quatre saisons, inénarrable brocante où son gai savoir fait merveille autant que dans ses éloges d’écrivains (de Buzzati à Kafka ou Audiberti, notamment) ou ses engouements de cinéphile occasionnel. Quelle sage loufoquerie et quelle lucide générosité !

Le « vœu de parole » de Kamel

Lucide et généreux : on pourrait en dire autant de Kamel Daoud, sorti de son « village de silence » pour faire « vœu de parole », selon les mots de Sid Ahmed Semiane, chroniqueur algérois saluant son compère d’Oran dans sa préface à Mes indépendances, dont le titre même marque l’écart d’une position personnelle .
Semiane rappelle le désastre de la guerre civile, dans les années 90, et la désespérance régnant dans ce chaos : « Il n’y avait plus rien pour faire un tout, et tout était réuni pour que rien ne soit. Chacun rendait responsable l’autre de ce qui n’était pas censé relever de sa responsabilité. Et comment dire ? Comment penser l’impensable ? Comment créer sa propre « musique » dans ce vacarme ? Kamel Daoud se jeta dans cette arène folle à ce moment précis où le seul « bien vacant » était le marché de la mort ».
Mais en quoi cela nous concerne-t-il, et pourquoi les chroniques de Kamel Daoud nous touchent-elles ? Simplement, comme chez Vialatte, parce qu’une voix humaine s’y exprime. Parce que la parole fragmentée et avilie, émiettée en nébuleuses d’opinions vaseuses, marque aussi le monde atomisé dans lequel nous vivons, où tel président américain à la raison vacillante prétend que la vérité ne sera que ce qu’il décidera qu’elle soit !
Ce que rappelle aussi Semiane à propos de son compère Kamel, de plus en plus vilipendé et même menacé de mort par un imam, c’est que le chroniqueur n’aura cessé vingt ans durant de « créer de la pensée quotidiennement » et de « créer du sens » dans un monde apparemment vidé de toute autre substance que celle de la pensée unique. Dans la foulée, Daoud lui-même relèvera le rôle vital de la chronique en ces années terribles, où un public nombreux et fervent trouvait un formidable exutoire.
Diagnosticien du présent, au sens où l’entendait un Michel Foucault, le « libéral » Kamel Daoud est devenu suspect numéro un dans son pays (et ailleurs) du fait de ses positions et de la renommée internationale que lui a valu son roman Meursault contre-enquête, mais le chroniqueur n’épargne pas pour autant les alliés occidentaux des fourriers du terrorisme. Ainsi vient-il de tonner contre l’aveuglement opportuniste de l’Occident après les attentats en Catalogne !
Les chroniques réunies dans Mes indépendances ne sont pas des sermons anti-islamistes, pas plus qu’ils ne flattent les tiers-mondistes hors sol, les athées dogmatiques, les néoconservateurs ou les affairistes cyniques. On y découvre une clairvoyance rare et un aplomb d’un grand courage intellectuel, un sens du détail révélateur accordé a un bonheur inventif de la formule signalant l’écrivain à part entière, brassant notre langue avec un allant jouissif. Et puis il voyage, et puis il aime la vie !
Mais sa colère n’est pas moins vivace. Dans sa chronique intitulée L’Arabie saoudite, un Daesh qui a réussi, parue en novembre 2016 dans le New York Times, Daoud décrit ainsi l’industrie de persuasion émanant de ce qu’il appelle la Fatwa Valley : « Il faut vivre dans le monde musulman pour comprendre l’immense pouvoir de transformation des chaînes de TV religieuses sur la société par le biais de ses maillons faibles: les ménages, les femmes, les milieux ruraux. La culture islamiste est aujourd’hui généralisée dans beaucoup de pays – Algérie, Maroc, Tunisie, Lybie, Egypte, Mali, Mauritanie. On y retrouve des milliers de journaux et des chaînes de télévision islamistes (comme Echourouk et Iqra), ainsi que des clergés qui imposent leur vision unique du monde ».
Or, qu’avons-nous à opposer à la propagande théologico-politique de la Fatwa Valley ? Je me le demandais récemment, en Californie, en assistant au matraquage publicitaire des chaînes de télé américaines. Je me suis demandé aussi comment résister à la persuasion clandestine véhiculée par les big data de la Silicon Valley, ou aux vérités falsifiées des médias et de leur minable accusateur présidentiel, plus menteur qu’eux ? Kamel Daoud, pas plus qu’Alexandre Vialatte, ne nous donne de réponses « politiques » à ces questions, mais leurs chroniques sont autant d’actes libérateurs, bons pour les sens et la tête !

Le rêveur Duval a la sagesse folâtre

Pareil en ce qui concerne Jean-Francois Duval, dans son Bref aperçu des âges de la vie, qui prouve qu’on peut être philosophe en méditant assis devant un couteau à pamplemousse ou en observant tendrement sa vieille mère peinant à nouer ses lacets…
Journaliste avant d’être écrivain, Jean-Francois Duval, auteur d’une dizaine de livres, a longtemps disposé de ce sésame qu’est une carte de presse, qui lui a permis de rencontrer quelques grands auteurs et autres clochards célestes dont il a documenté la vie quotidienne et recueilli les pensées ailées. C’est à ce titre sans doute qu’il a rencontré Alexandre Jollien, qui le gratifie ici d’une préface affectueuse.
Jolie anecdote à ce propos quand, en promenade au parc Mon-Repos lausannois dont les volières jouxtent un bassin à poissons rouges, Alexandre demande à Jean-François : « Plutôt oiseau ou poisson ? » Et Jean-François: « Plutôt oiseau, avec des ailes pour gagner le ciel ». Mais Alexandre : « Plutôt poisson, pour échapper aux barreaux»…
Ainsi ce Bref aperçu des âges de la vie fait-il valoir de multiples points de vue qui, souvent, se relativisent les uns les autres sans forcément s’annuler, et c’est là que l’âge aussi joue sa partie.
Puisant ses éléments de sagesse un peu partout, Duval emprunte à Jean-Luc Godard, rencontré à Rolle au milieu de ses géraniums, l’idée selon laquelle les âges les plus réels de la vie sont la jeunesse et la vieillesse. Georges Simenon pensait lui aussi que l’essentiel d’une vie se grave dans les premières années. Pour autant, Duval se garde d’idéaliser l’enfance ou l’âge de la retraite (ce seul mot d’ailleurs le fait rugir), pas plus que le commensal de Charles Bukowski n’exalte les années 60 en général ou Mai 68 en particulier.
Philosophiquement, Jean-Francois Duval s’inscrit à la fois dans la tradition des stoïciens à la Sénèque ou des voyageurs casaniers à la Montaigne, et plus encore dans la filiation des penseurs-poètes américains à la Thoreau, le « philosophe dans les bois ». Le nez au ciel mais les pieds sur terre, il constate plaisamment l’augmentation de la presbytie liée à l’âge, qui nous fait trouver plus courts les siècles séparant les fresques de Lascaux des inscriptions numériques de la Silicon Valley, et plus dense chaque instant vécu.
Rêvant de son père, le fils décline franchement l’offre de poursuivre avec celui-ci une conversation sempiternelle dans un hypothétique au-delà, en somme content de ce qui a été échangé durant une vie où le non-dit, voire le secret, gardent leur légitimité; et ses visites à sa mère nonagénaire ne sont pas moins émouvantes, mais sans pathos.
Un bon livre est, entre autres, une cabane où se réfugier des pluies acides et des emmerdeurs furieusement décidés à sauver le monde. Dans ses observations de vieil ado hors d’âge, Jean- François Duval constate que la marche distingue l’adulte pensif de l’enfant (et du jogger ou du battant courant au bureau), de même que la station assise caractérise le penseur et son chien, tandis que le noble cheval dort debout dans la nuit rêveuse – tout ça très Vialatte aussi…
De fait, la fantaisie émane du plus ordinaire chez notre Genevois peu calviniste que sa tondeuse à gazon mécanique emporte au-dessus des pelouses tel un ange de Chagall. Alexandre Vialatte dirait que c’est ainsi qu’Allah est grand, alors que Jollien souligne le bon usage de tous nos défauts (inconséquence et paresse comprises) dans notre effort quotidien de bien faire, rappelant l’exclamation du poète Whitman: « Un matin de gloire à ma fenêtre me satisfait davantage que tous les livres de métaphysique ! »
Alexandre Vialatte : Résumons-nous. Préface de Pierre Jourde. Robert Laffont, collection Bouquins. 1326p, 2017.
Kamel Daoud. Mes indépendances. Chroniques 2010-2016. Préface de Sid Ahmed Semiane. Actes Sud, 463p, 2017.
Jean François Duval, Bref aperçu des âges de la vie. Préface d’Alexandre Jollien. Michalon, 238p, 2017. Sans oublier son autre délectable recueil intitulé Et vous, faites-vous semblant d’exister ?, paru aux Presses universitaires de France en 2010 avec une préface de Denis Grozdanovitch.

Dessin: Mathias Rihs

Comme un cercle vicieux

Le Rêveur solidaire (2)

Le Big Brother de l’ère numérique est une hydre mondialisée. Les uns y voient la fin robotisée de l’humanité. Les autres une mutation qu’il s’agit de maîtriser. Fabuleux terrain d’observation et d’exercice pour l’imagination des écrivains et des artistes…
Bientôt vingt ans après le Truman show, le romancier Dave Eggers, avec Le Cercle, brosse une fresque critique étincelante à la Orwell. Et Don DeLillo, dans Zero K, observe les retombées humaines de l’idéologie transhumaniste en mal d’immortalité.
Droit au but! Droit au but? Droit au but ce sera, pour tout de suite, le paradis, et pour plus tard la vie éternelle. Est-ce que ça vous tente? Si c’est le cas, on embarque! D’abord pour la Californie, ensuite pour la Confluence.
Donc tout de suite, voici le paradis du Cercle où la jeune Mae Holland débarque un jour de son trou de province. Le Cercle? C’est d’abord l’Entreprise, au top mondial depuis quelques années, qui concentre plus de 10 000 collaborateurs dans son campus des abords de San Francisco, noyau dur d’une constellation planétaire comptant des millions d’affiliés et dirigée par un trio de Sages.
L’Entreprise, ce serait Google+Facebook+Amazon+XYZ en un seul multipack soumis à la même idéologie-qui-gagne, en un mot: le paradis où tout est fun et rentable, à quelques conditions (infernales) près.
Et le trio des Sages, formé d’un geek génial du numérique en sweat à capuche, d’un manager richissime vivant comme un richissime manager et d’un communicateur grave sympa, il est démarqué de personnages réels non moins typés, de Bill Gates à Steve Jobs, ou de Jeffrey Preston Bezos à Mark Zuckerberg ou Sundar Pichai, entre autres.
Ici l’on positive!
L’entrée du paradis, pour la jeune Mae Holland, 24 ans et toutes ses dents de croqueuse ambitieuse, est radieux sous l’azur californien et ses vastes pelouses sont pavées de pierres dont les inscriptions signifient autant de bonnes intentions: «Rêvez!», «Participez!», «Rejoignez la communauté!» «Innovez!», «Respirez!».
Illico Mae sent qu’elle doit à son amie Annie, ancienne coloc de fac qui fait désormais partie du Top 40 des responsables du Cercle, et à laquelle elle doit son engagement dans la communauté des élus, cette seconde naissance. En quelques heures, puis en quelques jours, elle va découvrir les merveilles réelles de ce paradis où tout est possible, tandis que nous, pauvres pécheurs lecteurs, nous pressentons le piège de moins en moins virtuel…
En moins d’un jour, visitant les bâtiments mirifiques du Cercle, les immenses bureaux en open space pleins de gens souriants, les restaus conviviaux, les boutiques ludiques, les espaces dancingo-sportifs, la phénoménale bibliothèque d’un des trois Sages, les immenses salles de «réu» et j’en passe, Mae Holland est éblouie et transportée au septième ciel, et ce d’autant plus que les amis d’Annie ont vite fait de l’initier (principes basiques du Cercle) et de l’appareiller (bureau perso, ordis griffés dernier cri et à son nom, etc.).
En quelques jours ensuite, dûment connectée et briefée, elle va constater que tous positivent autour d’elle, qu’elle existe pour tous, que tous attendent d’elle quelque chose («Il faut penser communauté» sera la première règle), que sa bonne volonté fait vite d’elle une star éventuelle, mais attention: chaque geste qu’elle accomplit est aussitôt noté et évalué de près (Annie et le staff l’ont à l’œil) autant que de loin: ses milliers de followers sont prêts à l’acclamer ou à s’inquiéter du moindre de ses manquements.
Car non seulement il faut «penser» communauté, mais il faut agir et réagir en phase avec les préceptes et les nouveautés géniales issues des cerveaux du Cercle. Et gare, Mae, si tu ne partages pas ta passion du kayak ou si tu ne dis pas au Cercle que ton père a la sclérose en plaques, vu que pour les assurances et le suivi médical le Cercle assure!
Premier exemple d’innovation conçue par l’un des Sages et en voie de commercialisation mondiale: la mini-caméra connectée, à 50 dollars l’unité, qui va vous renseigner sur ce qui se passe dans le jardin de votre voisin ou ce que font les djihadistes à Mossoul, sur telle rue de Corée du nord ou tel camp de réfugiés en Libye (vocation de surveillance politico-humanitaire du Cercle), étant entendu que plus rien des actes inappropriés des Terriens n’échappera désormais à l’œil de Big Mother Data. D’ailleurs certains politiciens seront les premiers à se réclamer de cette transparence et à se prêter à l’expérience proposée par les Sages du Cercle.

Tous connectés, tous transparents

Ceci pour la transparence sociale et politique, mais nous sommes tous concernés, et Mae Holland va la vivre, cette transparence au quotidien, en devenant le cobaye, puis la mascotte du Cercle, pour les idéologues duquel la vie privée de chacun et le moindre secret personnel sont des atteintes à l’idéal communautaire.
A ce propos, relançant le thème de la langue de bois (novlangue) d’Orwell, dans 1984, où le mensonge devient la vérité et vice versa – un peu comme dans la tête à l’envers de Donald Trump –, Dave Eggers synthétise quelques-uns des préceptes moraux et sociaux du Cercle par des formules-choc reçus et intégrés par Mae et ses followers comme des articles de catéchisme :
LES SECRETS SONT DES MENSONGES
PARTAGER C’EST AIMER
GARDER POUR SOI C’EST VOLER…
Dans un tout autre contexte, le logicien soviétique Alexandre Zinoviev, grand démystificateur de l’idéologie communiste, écrivait dans L’Avenir radieux: «Même la vérité nous la mentons, et quant au bien nous le faisons comme le mal».
Quant à Dave Eggers, il réactualise en somme Le Meilleur des mondes selon Aldous Huxley (publié en 1932) évoquant déjà une dictature aux dehors de démocratie, prison sans mur dont les prisonniers n’auraient pas l’idée de s’évader, système de dépendance fondé sur la consommation et le divertissement dont les membres bien soumis (bonjour Houellebecq!) préféreraient leur servitude soft à une liberté plus hard.

Les failles du système

Comme on peut s’y attendre, cependant, la mise à nu de la vie publique et privée de la jeune femme, suivie et commentée 24 heures sur 24 par la meute de ses «amis», ne sera pas tout à fait sans faille, et le sexe sera la paille dans le mécanisme après sa rencontre d’un personnage pas vraiment net qu’elle a dans la peau.
Et puis il y a Mercer, l’ex un peu pataud de Mae Holland, artisan-artiste sculptant des bois de cerfs et dirigeant sa petite entreprise, ni branché ni connecté et déplorant que toute communication avec son amie se trouve répercutée sur les réseaux sociaux, au dam de tout contact personnel ordinaire.
Or Mae, devenue superstar du Cercle, ne saurait tolérer aucune critique de ce paumé à bajoues naissantes (à 25 ans!) outrageusement imbu de son indépendance. Ainsi entreprend-elle, pour le sauver, de le traquer publiquement au moyen d’une caméra mobile, au fil d’une véritable chasse à l’homme en pleine nature sauvage, rappelant les plus sombres épisodes de la série critique Black Mirror ou la fuite du protagoniste de Truman show, jusqu’à la mort «accidentelle» du dissident.
Belle fable romanesque, limpide et lisible par tous, adaptée au cinéma de manière assez superficielle par James Ponsoldt, avec Emma Watson dans le rôle de Mae Holland, Le cercle de Dave Eggers illustre bien la formidable emprise des empires numériques sur notre vie quotidienne (un clic et je balance cette chronique sur BPLT via le cloud, touchant virtuellement mes 4026 amis Facebook) autant que sur le commerce et l’industrie, la Bourse et la gouvernance politique.
Mais jusqu’où ira le pouvoir des big data? C’est la question que posent Marc Dugain et Christophe Labbé dans L’Homme nu, qui constitue en somme la version documentaire factuelle de l’univers évoqué par Dave Eggers, où les auteurs décrivent un homme de demain entièrement inféodé aux grandes entreprises dominant les technologies nouvelles de l’information, plus puissantes que les institutions et les autorités politiques. Sous couvert de démocratie, la Technologie et l’Argent règnent en réalité, même si le Président tweete que c’est lui le boss!
Dans la foulée, les auteurs abordent une question plus fondamentale encore touchant à l’avenir de l’humanité et à l’idéologie dite du transhumanisme, laquelle postule l’avènement d’une sorte de surhomme robotisé.

Dave Eggers

De la complétude à la Confluence

A un moment donné, dans Le Cercle de Dave Eggers, qui ne développe pas vraiment cette thématique, une nouvelle inscription apparaît cependant sur l’une des pierres de la pelouse vert espérance du campus, proposant de «Penser la complétude», et de «compléter le cercle». Cela faisant allusion, sans doute, à la nouvelle philosophie transhumaniste où d’aucune voient le prochain avenir radieux. Dans la même optique, et tout récemment encore, un grand titre et un dossier du magazine Le Point présentaient la Silicon Valley comme une nouvelle Athènes, dont les penseurs seraient les Platon et les Aristote de demain avec, en point de mire, l’immortalité garantie par la déesse Science.
Si Marc Dugain et son compère Labbé peignent le diable numérique sur la muraille, dans L’Homme nu, alors qu’un Luc Ferry, dans La révolution transhumaniste, se veut plus nuancé, et que Michel Serres, dans une tribune libre de la revue Philosophie, s’oppose à la vision panique d’une humanité esclavagisée par les robots, c’est finalement dans le dernier roman de Don DeLillo, Zero K, que j’aurai trouvé pour ma part, comme dans Le Cercle, mais en plus vertigineux, la projection la plus vivifiante d’une imagination achoppant à la réalité nouvelle autant qu’aux fantasmagories de notre drôle d’espèce.
Un vrai roman doit passer par le mystère de l’incarnation, si j’ose dire, et c’est dans la chair travaillée par le désir et la maladie, l’irrationnel et la mort que le livre Dave Eggers échappe aux stéréotypes de la dystopie, de même que c’est par la stupeur et les tremblements de Jeffrey Lockart, fils du milliardaire Ross décidé à «offrir» à sa jeune femme, atteinte d’une maladie mortelle, une «suspension cryonique» sous congélation, en attendant son accession à la Confluence immortelle, que Zero K fait participer le lecteur à la «réalité augmentée» de la littérature.

Dave Eggers. Le cercle Traduit de l’américain par Emmanuelle et Philippe Aronson. Gallimard, 2016

Marc Dugain et Christophe Labbé. L’Homme nu. La dictature invisible du numérique. Laffont, 2016

Don DeLillo. Zéro K, traduit de l’américain par Francis Kerline. Actes Sud, 2017

Luc Ferry, La révolution transhumaniste. Plon, 2016

Michel Serres, Philosophie, août 2017.

 


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